Viggo Mortensen et Reda Kateb nous parlent de "Loin des hommes"

Les deux acteurs sont réunis à l'écran dans l'adaptation d'une nouvelle de Camus, en salles le 14 janvier 2015. Ils y interprètent deux hommes, que tout oppose, contraints de fuir à travers l’Atlas algérien alors que la guerre éclate.

Viggo Mortensen en pleine interview © Marion Thuillier - Linternaute.com

Hiver 1954. Daru (Viggo Mortensen), un instituteur reclus dans les montagnes algériennes, se retrouve obligé d’escorter Mohamed (Reda Kateb), un paysan accusé du meurtre de son cousin. Menacés par des villageois revanchards et par la rébellion qui gronde contre les colons, les deux hommes vont devoir lutter ensemble pour retrouver leur liberté. Une belle histoire d'amitié que retrace le réalisateur David Oelhoffen dans Loin des hommes, librement adapté de la nouvelle "L'hôte" d'Albert Camus. Ses deux interprètes, Viggo Mortensen et Reda Kateb, reviennent pour nous sur le tournage de ce film porteur d'espoir.

Une réflexion sur la difficulté de l'engagement politique

"La difficulté de l'engagement politique"

Pour le réalisateur David Oelhoffen, l’histoire de ce film est une réflexion sur la difficulté de l’engagement politique. C’est aussi votre point de vue ?
Viggo Mortensen : Le film "Loin des hommes" est différent des autres films qu’on a vu sur la guerre d’Algérie - ses racines, ses conséquences - parce que c’est un film qui n’est pas du tout idéologique, ni politique, alors que les autres sont tous politiques à mon avis. "Loin des hommes", c’est simplement une belle histoire d’amitié entre deux hommes qui sont apparemment, au début, très différents, mais ils font le voyage, ils s’écoutent et ils deviennent amis. Ils se respectent et c’est beau de voir ça. C’est déjà une petite victoire qu’on ait pu présenter le film au Festival d’Alger, à Marrakech et prochainement en France. Je crois que, si Camus était avec nous, il aurait été content de voir ça.
Reda Kateb : C’est un film, une histoire qui pose la question de l’engagement. Qu’est-ce que ça veut dire ? Est-ce que c’est collectivement se joindre à des groupes ou est-ce que c’est être engagé parce qu’on prend soin des autres et des choses dans sa vie de tous les jours ? Est-ce que c’est suivre son parti, son clan, son ethnie, sa religion ? Ou est-ce que le plus bel engagement c’est plutôt de dire à l’autre qui est différent : "Je t’accepte comme mon frère" ?  Ce sont les petites histoires dans la grande Histoire, parce qu’à aucun moment la question de l’indépendance de l’Algérie n’est par exemple remise en question. Au contraire, c’est une vague nécessaire et inéluctable de l’Histoire. La décolonisation, c’était absolument nécessaire. Mais raconter certaines injustices dans une grande Histoire nécessaire, c’est important. En tout cas, ça peut être le rôle du cinéma.

Le défi d'interpréter des Arabes à l'écran

"Interpréter des Arabes"

Vous avez la réputation de beaucoup travailler pour vos rôles. Comment vous êtes-vous préparés ?
Viggo Mortensen : 
Il y avait des défis techniques. C'étaient d'apprendre l’arabe, changer mon français. J’ai appris le français pendant l’adolescence près de la frontière canadienne. Grâce à l’aide de David Oelhoffen et son équipe, j’ai pu mieux le parler dans le film qu’aujourd’hui. Et puis, l’arabe, on l'a appris, moi et Reda Kateb. Il y avait un Algérien avec nous, tous les jours pendant le tournage, pour s’assurer qu’on parlait l’arabe avec l’accent de la région algérienne du conte.
Reda Kateb : Je ne parle pas couramment l’arabe, je bredouille un petit peu le dialecte algérien. Du coup, ça a été pas mal de travail, deux mois de préparation pour non seulement travailler sur mes dialogues du film, mais aussi comprendre mieux les structures grammaticales, savoir ce que j’exprimais dans sa structure, pas seulement répéter des sons. Travailler également sur la musique pour nourrir la vie intérieure de ce personnage qui parle peu, de manière à ce qu’il ait toujours une musique à l’intérieur de lui. Et ensuite un travail sur le tournage avec un coach, qui était tout le temps avec nous et qui nous permettait de modifier des choses pendant qu’on tournait. Ça, c’est très important parce que le tournage est toujours une seconde écriture par rapport au scénario. Avoir un bon scénario c’est important, mais c’est important de changer tout le temps quand on tourne.

Dans le film, Daru est tiraillé entre ses origines européennes et son attachement à la communauté pied-noir. Vous avez vous-même des origines multiples. Avez-vous déjà été confronté à ce genre de conflit interne ?
Viggo Mortensen :
Je suis habitué. L’avantage, pour moi, comme comédien, d’avoir eu une enfance multiculturelle et un peu mélangée, c’est que j’ai envie de comprendre les autres points de vue. Je trouve ça très important dans mon métier. C’est mon travail de trouver la façon de voir le monde d’un autre point de vue avec chaque personnage. Le personnage de Daru, qui est fils d’Andalous, parle l’espagnol, l’arabe et apprend le français à l’école, est un peu comme moi. Je parlais espagnol pendant mon enfance en Argentine, je parlais anglais avec ma mère, et plus tard j’ai appris les autres langues.

Une belle complicité

"Une belle complicité"

Dans le film, on a finalement l’impression que le principal danger, pour Daru et Mohammed, ce sont les autres hommes…
Reda Kateb : C’est un moment de l’Histoire où ce n’est pas possible d’être entre deux feux et ce sont deux personnages qui sont entre deux feux. C’est un moment où chacun pousse chacun d’eux à choisir son camp et où il faut s’engager, pour le coup concrètement, dans une armée ou l’autre. Et ces deux hommes qui marchent ensemble, du coup sont la cible des deux camps. Donc ça crée du danger, comme dans un western. Ils ont les cowboys et les Indiens qui les menacent.

On sent une certaine complicité se nouer entre Daru et Mohamed au fur et à mesure du film. Est-ce également ce qui s’est passé entre vous pendant le tournage ?
Reda Kateb :
Oui, on a travaillé ensemble tout le temps, on a vécu ensemble épaule contre épaule 12 heures par jour pendant pas mal de semaines. Finalement, on rencontre vraiment les gens quand on fait un voyage avec eux, quand on traverse un chemin ensemble dans lequel on met notre peau, sans dire qu’on la risque. On ne risque pas notre peau, mais on la met. Et Viggo a cet engagement total d’un acteur qui ne travaille pas pour sa propre performance, mais au service de l’histoire. C’est une rencontre très forte pour moi, bien sûr.
Viggo Mortensen : Parallèlement, ça s’est bien passé entre moi et Reda. C’est un très bon comédien et il est très gentil aussi. On a écouté toutes sortes de musiques ensemble. On a bien travaillé ensemble. C’était important d’avoir un comédien comme Reda parce qu’il n’y a pas beaucoup de texte dans ce film et la relation est un peu pudique, disons. Les deux hommes sont discrets. C’est peu à peu qu’on apprend qui est Daru et qui est Mohamed. C’était important d’avoir un comédien dans le rôle de Mohamed qui puisse jouer avec les gestes, les yeux, le regard. Ce n’est pas facile. Il l’a fait très bien. Il m’a donné beaucoup pour réagir

Reconnus sur le tard

"Reconnus sur le tard"

Vous faites partie des acteurs qui ont mis du temps à être reconnus. Avez-vous le sentiment que ça vous a finalement été bénéfique ?
Viggo Mortensen :
C’est vrai que j’ai appris peu à peu, avec des rôles secondaires sans beaucoup de texte. Je crois que, dans l’apprentissage d’un comédien, c’est important d’apprendre au début à écouter, sans avoir beaucoup de texte. Voir comment les autres font leur travail, c’est important.
Reda Kateb :  Après je ne sais pas ce que c’est "mettre du temps". Il y a des acteurs, des très bons acteurs, qui à 50 ans pointent toujours à Pôle Emploi, travaillent une fois tous les deux ans. Et des très bons acteurs, vraiment. C’est vrai que quand ça prend quelques années et que, matériellement, on a du mal à s’en sortir, on a l’impression que c’est très long. Mais finalement je ne pense pas que ça l’a été tant que ça. Je ne pense pas non plus être arrivé à quoi que ce soit, je n’ai pas de statut, dans deux ans peut-être que tout s’arrête. Enfin, je referai des choses, mais que son propre désir se répercute et rencontre celui des autres, c’est forcément inattendu, même si on travaille pour ça. Et c’est forcément une surprise, même si on travaille pendant longtemps. En tout cas, oui, je connais la valeur des choses et je sais observer les gens.

Est-ce que vous vous décririez comme un acteur engagé ?
Reda Kateb :
Non, je n’aime pas ce terme. Ni d’acteur engagé, ni d’artiste engagé. Ça peut vite devenir une manière de se faire mousser, ou un fond de commerce, ou je ne sais quoi. Par contre, je m’engage sur les films en lesquels je crois, mais je me verrais très bien faire quelque chose de totalement dépolitisé et ça m’est déjà arrivé. L’important pour moi est de ne pas faire quelque chose de politisé avec lequel je ne suis pas d’accord. J’essaye d’être un acteur entier, plutôt qu’un acteur engagé.

Un message d'espoir

"Un message d'espoir"

Qu’aimeriez-vous que le public retienne du film ?
Viggo Mortensen : L’espérance... ou l’humanité, disons. Qu’on peut comprendre l’autre, même dans des situations de guerre, de conflit, malgré le racisme. Que c’est possible. C’est une question de prendre du temps, de discuter, d’avoir de la patience. C’est possible.
Reda Kateb : Un message d’amour, vraiment, un message d’espoir pour les gens. On nous fait croire tout le temps qu’il faut se barricader dans chaque communauté, dans chaque religion, avoir peur des autres. Se dire que les hommes peuvent se rencontrer au-delà de ça, ça fait un peu "Disney" ou "peace and love", mais en réalité je pense que c’est réellement subversif de porter un message comme celui-là aujourd’hui.

En plus d’être acteur et producteur sur ce film, vous avez de nombreuses casquettes artistiques. Vous allez d’ailleurs bientôt passer à la réalisation. Quels sont vos projets dans ce domaine ?
Viggo Mortensen :
J’ai une histoire que je veux adapter pour faire un film et qui s’appelle The Horsecatcher. Je pourrais trouver l’argent pour faire ça et le temps pour bien le faire. J’ai vu avec les bons réalisateurs qu’il faut du temps, ne pas avoir beaucoup de distractions et je suis habitué depuis longtemps à faire beaucoup de choses. Je suis éditeur de livres, photographe… On ne peut pas faire ça si on veut faire un film comme réalisateur. On doit faire seulement ça pendant cette période. C’est ce que je cherche, le temps pour le faire, mais j’espère que, peut-être, 2015, c’est le moment.

EN VIDEO : la bande-annonce du film "Loin des hommes"

"Bande-annonce, Loin des hommes"