Vos plus beaux contes de Noël La petite sœur

bénédicte, paris
Bénédicte, Paris © Bénédicte

 Un conte de Bénédicte

Autrefois, nous étions une famille unie, normale. Enfin, je crois. Mais mes souvenirs de cette époque, de mon enfance et de ma jeunesse sont loin et je ne cherche pas à les réveiller. Et puis diverses difficultés économiques ont rendu chacun de nous irascible et amer. Des désirs et des rêves sont devenus des "temps imparfaits", comme je les appelle, des rêves jamais réalisés. Nous nous sommes séparés ou plutôt éloignés les uns des autres, par un mouvement centrifuge qui me semblait naturel et inévitable. Et pourtant, mon frère est devenu globe-trotter, faisant de ses études un véritable tour du monde. Je suis parti de mon côté vivre ma vie et la vaste maison familiale a fait place à l'appartement parental où je n'ai plus eu ni repère, ni souvenir.

Je déteste Noël. C'est une fête qui me laisse un souvenir de déception. Le moment de l'année où l'on désire que tout soit parfait, que l'amour nous unisse tous, où l'on tente de rassembler la famille en grand et où les rêves jamais atteints, les difficultés des uns, les peurs du regard des autres... tout cela sourd derrière cette volonté d'amour qui ne peut jamais prendre le dessus et dépasser ces sentiments. Je garde de cette fête un souvenir d'hypocrisie et un certain malaise. Nous nous sommes tous retrouvés là. Une nouvelle année, un nouvel hiver, un nouveau réveillon. Réunis dans cet appartement trop petit pour nous. Grands-parents, parents, petits-enfants, oncle et tante... et puis la petite sœur. Elle habite toujours là, avec les parents, leurs doutes, leurs espoirs. La petite sœur qui, depuis un an et demi, est élève d'une école hôtelière. Cette année, elle avait décidé qu'elle s'occuperait du repas de Noël et que moi, l'aîné, je serais son marmiton.

Le marmiton suit donc la cuisinière en chef dans la cuisine, pendant que le reste de la famille finit ses préparatifs de Noël et discute dans la salle. Je me suis assis à la table et me suis mis à préparer les ingrédients sous ses ordres : les crevettes, les aiguillettes de canard, les pommes de terre... De temps en temps, je levai les yeux sur elle et ce que je vis m'étonna. Elle a tellement grandi. Je ne m'en suis pas aperçu. En taille, non. Mais elle semble tellement sûre d'elle, tellement mûre. Une force tranquille et une certaine douceur émanent de ma petite sœur qui coupe et prépare tout ce qui est destiné à entrer dans la composition du menu prévu pour ce soir-là, avec tant d'assurance et de précision. Je deviens admiratif : comment fait-elle pour savoir quelle action entreprendre avant quelle autre, pour jongler avec les temps de préparation, les temps de cuisson... Déjà, le matin, elle m'avait impressionné, au marché : sans liste, elle savait tout ce dont elle avait besoin, de mémoire, alors que moi, je ressens le besoin de noter la moindre chose à acheter. Adulte accompli, je reste bien ignorant de tous ces mystères culinaires. Que devient-elle finalement, ma sœur ? Je n'en sais trop rien. Avant, elle venait me voir et me confiait tout. Et je faisais de même avec elle. Depuis que je suis parti, nous sommes devenus des étrangers par la force des choses, le cours de la vie et le manque de communication.

Petit à petit, la cuisine se remplit d'odeurs mêlées qui filtrent bientôt dans l'appartement. L'impatience nous gagne, nous allons passer à table. Bientôt. Je me sens fatigué et perçois un certain énervement dans les voix qui nous parviennent de la salle. Pourquoi donc les fêtes de fin d'année arrivent-elles toujours au cœur de l'hiver, lorsque nous sommes si fatigués, épuisés, énervés et que nous manquons tant de soleil ? Je n'aime pas Noël. Il fait de plus en plus chaud dans la cuisine. Cela n'a pas trop l'air de déranger ma sœur. Elle est responsable et maître d'œuvre de toute la soirée. Elle dirige tout, et va et vient avec toujours la même énergie. Assis à la table de cuisine, je sors de ma poche mon carnet de notes et mon crayon et me mets à griffonner quelques notes de musiques sur les portées, une idée qui vient de me trotter dans la tête. Cela faisait des mois que je ne parvenais pas à terminer cette composition. Je me demandais avec inquiétude si l'inspiration pouvait véritablement se tarir. Tout d'un coup, je me souviens de mon premier professeur de composition, au Conservatoire, qui disait avoir toujours un cahier de musique dans sa cuisine parce que c'était toujours dans ces moments-là que ses idées lui venaient. Je n'avais jamais prêté attention à cette anecdote. Et pourtant... Je comprends, maintenant. Je ressens cela un peu comme un sortilège et lève de nouveau les yeux vers ma sœur. Il y a véritablement quelque chose de magique en elle et dans son art, dans ces odeurs dont le mélange me semble tellement étrange et pourtant pas désagréable.

Le repas est prêt. Je range mon carnet et nous nous installons tous autour de la table. Je me sens boudeur et n'ai pas trop envie de communiquer avec les autres. Je ne sais même pas pourquoi. Je me sens vidé. Pourvu que mon oncle ne me pose pas de questions sur mon travail, l'école de musique et les cours de solfège que je donne. Pour lui je suis un musicien raté ("je te l'avais bien dit !"), sage professeur de solfège. Ma sœur s'occupe de tout. Elle râle en nous reprochant de ne pas avoir mis les couverts comme il faut et apporte les plats. Même si j'ai participé à leur confection, je me rends compte que je ne sais même pas à quoi cela doit ressembler, une fois fini. Je ne sais même pas quels goûts auront les plats, en réalité. Ce sont des crevettes à la créole, en entrée. Il n'y a qu'elle pour faire un tel menu. Des crevettes à la créole pour le Réveillon ! Le plat est magnifique, tout rempli de couleurs, du rose au vert, en passant par le jaune et le brun. C'est beau ! Un morceau d'été en plein hiver. Moi qui ressens tellement le manque de lumière, je renonce à tout regarder. Je souris à mon oncle qui me sert et goûte ces parfums mêlés. Et soudain affleurent à ma mémoire des images de marchés, de soleil, d'odeurs fortes et présentes, en Provence ou même à Paris. Les voix des marchands qui mêlent bagout et bonne humeur. Ces salades aux feuilles épaisses, ces carottes terreuses et biscornues, mais combien juteuses. Je repense à un matin, en particulier, où la marchande, après m'avoir rendu ma monnaie attrapa une rose dans un seau : "Tenez ! C'est pour vous !". Mon cadeau de la journée, tombé du ciel. Ce marché fut le point de départ d'une très belle journée.

Puis vient ce qui deviendrait mon plat favori : des aiguillettes de canard aux pêches flambées. Le canard, c'est sans doute en pensant à notre frère globe-trotter qui en raffole, qu'elle s'est décidée à l'insérer dans son menu. Les convives sont ravis, heureux. C'est comme si une masse qui pesait sur nous venait soudain de disparaître. J'ai l'impression que tout va mieux. Nous sommes une famille, rassemblée autour d'un excellent repas et nous nous aimons. Mon père parle de l'art culinaire et je découvre soudain que j'ai cinq sens et que la beauté, l'esthétique qui, pour moi, ont toujours été musicales avant tout, peuvent être ressenties par le goût. Moi qui me sentais gêné, tout à l'heure, lorsque l'on me fit goûter le vin, moi qui me sens souvent si ridicule, insensible, presque handicapé en ce qui concerne d'autres sens que la vue ou l'ouïe, je me rends tout d'un coup attentif à tout et j'apprécie pleinement ce que je goûte. C'est tellement bon ! Cela ressemble à un souvenir sucré. Les pêches fondantes et les aiguillettes si parfaitement cuites, la douceur du jus de pêche d'une épaisseur délicatement irisée et les pommes de terre croustillantes aux échalotes. Un équilibre parfait des saveurs.

Cette association de saveurs me semble tellement familière, et pourtant je n'ai pas le souvenir d'y avoir jamais goûté auparavant. Des rires fusent autour de la table, de vrais rires, confiants. Même les blagues pas très drôles de mon oncle me font rire. Tout est tellement bon, un univers esthétique s'est installé sur la table, et irradie les convives. Je me sens plus tolérant. J'accepte les autres dans mon univers. J'accorde aux êtres qui m'entourent le droit d'être là, près de moi, tels qu'ils sont. Demain, c'est Noël et je me sens bien. C'est moi qui ai choisi le dessert. En tous cas, c'est sans doute en pensant à moi que ma sœur l'a confectionné. C'est gentil à elle. Elle s'est souvenu que je n'aimais que le chocolat noir, pour sa douceur amère. "Glukupikron", comme disaient les anciens Grecs qui ont inventé un mot pour nommer ce mélange, ce goût si particulier. J'ai toujours été sensible à ce goût, peut-être le seul qui, jusqu'à ce soir, ait pu m'émouvoir. Un jour, peut-être désireux de comprendre davantage l'univers de ma sœur qui me devenait de plus en plus étranger et sa passion nouvelle pour la cuisine, je feuilletais l'un de ses catalogues de recettes destinés aux professionnels et tombais en admiration devant un fondant au chocolat noir, très simple, mais agrémenté d'une décoration en sucre étiré. Je ne savais même pas que cela existait, le sucre étiré. Le gâteau est excellent. A la fois croustillant et coulant, fondant. Le sucre étiré dessine de fins rubans presque transparents qui laissent apparaître d'étranges dessins diaphanes sur leur surface. On dirait une suite de lettres minuscules. Des lettres elfiques ? Soudain, les souvenirs viennent par vagues tendres des contes de mon enfance, des elfes et des forêts, et je me surprends à rêver. Je me sens si bien. J'aime le monde. J'ai envie d'être avec ma famille. J'ai envie d'aimer chacun d'eux et de parler des nuits entières en chuchotant avec ma sœur, ma petite fée aux doigts magiques. Le Père Noël passera ce soir !