Vos plus beaux contes de Noël Les tracas du Père Noël

anaïs, oloron
Anaïs, Oloron © Anaïs

Un conte d'Anaïs

Un gros nez rouge traîne sur un tas de paperasses, quasi-immobile, vibrant juste par intermittence, cédant sous la pression des ronflements réguliers qui se forment dans la gorge de son propriétaire. La porte s'ouvre en un fracas :
- "Georges, tu as du travail, ce n'est pas le moment de dormir !"
L'homme relève la tête d'un coup en grommelant : sa femme l'a encore tiré d'un joli rêve. Il n'a plus qu'une envie : se rendormir et le retrouver. Mais il n'a pas le choix car sa femme le surveille dans l'embrasure de la porte. Elle est jolie, comme ça mais pourquoi s'obstine-t-elle à se vêtir de grands pulls et de jupes culottes rouges ? Tout le monde la regarde dans la rue et ça lui fait honte. Il aimerait avoir à son bras une femme que les autres hommes lui envieraient, dans un petit jean moulant et un pull noir. Il aimerait qu'elle se maquille, qu'elle aille plus souvent chez le coiffeur, qu'elle entre dans le moule, quoi. Mais pas qu'elle se fasse remarquer comme ça.
- "A quoi tu penses ?" Adossée contre le mur, elle le fixe de ses grands yeux, ces yeux qui n'ont jamais eu la chance de se faire entourer de mascara.
- "Tu n'as pas le temps de divaguer comme ça, tu as encore toutes ces lettres à lire ! Noël est dans quatre jours, ne l'oublie pas, et il va falloir commander tout ça aux lutins, une fois que ce sera épluché. Tu sais bien qu'ils travaillent en flux tendu ! Tu crois qu'ils vont te produire ces millions de jouets en quatre jours ? Mais tu te fous de qui, là ? Tu veux peut-être que je fasse le travail à ta place ?"
- "Elle me saoule, elle me saoule", se dit Georges en fourrant sa tête entre ses grosses mains craquelées. "Mais pourquoi parle-t-elle autant ?"
- "Tu sais bien qu'il me faut au moins une heure pour me réveiller... Et puis là, tiens, je vais aller prendre une douche".
Georges se lève en faisant racler douloureusement les pattes de sa chaise sur le sol. Cunégonde soupire en se disant : "Dieu, ce qu'il est lent !"

- "Tu veux peut-être que je t'aide ? Je peux commencer à trier les lettres si tu veux, et ranger les données dans ton tableau Excel. Où l'as-tu enregistré ?" Georges ne répond pas.
- "Tu ne sais plus, c'est ça ?" Il hésite.
- "Je t'ai menti, je n'ai pas commencé de tableau Excel. Je n'ai pas eu le temps de commencer pour les lettres. Il fallait déjà que j'aille chez le traiteur pour notre bûche de Noël et je n'ai pas eu le temps."
Cunégonde retient une explosion, elle souffle pour évacuer un minimum de pression.
- "Mais où sont les autres lettres de Noël ?"
- "Dans le placard" répond Georges avant de disparaître dans le couloir. Cunégonde se retrouve seule dans le bureau. Elle connaît son mari et s'attend au pire. Elle ouvre le placard avec précaution, mais la pression est telle qu'elle ne réussit pas à empêcher l'avalanche de lettres de s'écrouler sur elle. Que peut-elle dire à présent ? Qu'elle le savait ? Mais pourquoi ne lui a-t-il pas demandé de l'aider ? Pourquoi lui a-t-il encore menti ? Des années que ça dure... Il a hérité de la place de Père Noël dont personne ne voulait : heures sup en masse, pas de vie de famille et un salaire de misère. Tout ça pour la gloire ! Forcément, ça n'attire pas grand monde ! Lui, il a accepté. Pourquoi ? Parce qu'il n'a jamais su dire "non". On le tire dans un sens, on le pousse dans l'autre, on se moque de lui mais il se sourcille pas : il veut plaire à tout le monde, quitte à entrer dans le moule de la médiocrité. Il l'avoue lui-même, et aimerait qu'elle fasse de même. Mince, mais pourquoi l'a-t-il choisie, alors ? Elle est l'exact contraire de ça. Elle se fiche de son apparence, tout ce qu'elle veut, c'est être à l'aise. Elle tient à ses convictions et elle n'en démordrait pour rien au monde. Ecologiste aguerrie, elle a fait monter sur le toit du chalet des panneaux solaires. Elle aime les gens passionnés, excessifs peut-être, mais avec qui on ne s'ennuie jamais. Georges est quelqu'un de passionné, elle le sait, elle y croit, mais il s'obstine à entrer dans un moule pour plaire. Il aime passer inaperçu dans la rue. Sans doute le premier Père Noël qui fera sa tournée en jean et pull noir. Mais à quoi bon ? Elle ne le suit pas. Cunégonde a terminé la mise en page de son catalogue sur Excel et entre une à une les demandes des lettres.

Rapidité, efficacité, tels sont ses mots d'ordre. Autorité ? Oui, c'est vrai, elle est drôlement autoritaire mais n'en a-t-il pas besoin ? Dans l'angle du bureau traînent les chaussettes sales de Georges. Depuis vingt ans qu'elle s'escrime à ce qu'il range son linge sale dans le panier, qu'elle lui fournit multiples sacs en tissu mais rien n'a changé. Et dire qu'elle porte un jean trois fois par semaine rien que pour lui plaire. Mais ça ne lui suffit pas. Il semblerait que Cunégonde soit trop Cunégonde pour lui. Il n'y a pas assez de Sophie Martin en elle. La banalité l'exaspère. La médiocrité lui donne des haut-le-cœur. Georges est sorti de la douche. Il arrive comme une fleur dans le bureau.
- "Je peux continuer ?"
Cunégonde va exploser, elle n'a pas envie de lui laisser continuer son travail. Oui, c'est les vacances, mais elle ne peut pas rester inactive comme ça et puis elle finit toujours ce qu'elle a commencé. C'est comme ça.
- "Vas plutôt préparer le déjeuner".
- "Qu'est-ce que je fais ?"
- "Et bien, regarde dans le frigo, je crois qu'il y a des saucisses de Strasbourg. Fais de la purée avec".
- "Je sais pas faire la purée."
- "Tu mets un demi litre d'eau et un quart de lait. Tu fais chauffer et tu surveilles bien pour pas que ça déborde. Après tu mets la poudre dedans et tu n'oublies pas de remuer sinon ça fait des grumeaux. Peu à peu, hein. Et puis tu mets du beurre."Cunégonde continue à pianoter fébrilement sur le clavier, prend les lettres à gauche, les jette à sa droite, recopie. Elle veut avoir fini avant ce soir. Il n'y a pas de temps à perdre. - "C'est combien de litres de lait, qu'il faut mettre ?" Ca avance vite, au final. Elle est contente d'elle, elle aura fait plus de la moitié avant de déjeuner.
- "Y a un paquet déjà commencé, je peux le mettre ?" L'année prochaine, il faudra qu'ils gardent le document, comme ça il n'y aura plus qu'à mettre à jour la base de données, ils auront déjà quasiment tous les noms et adresses.
- "C'est bon, tu peux venir manger."Cunégonde finit sa ligne, se lève et va dans la cuisine. La plaque électrique est dans un état déplorable : le lait a débordé.
- "T'inquiète pas, je vais nettoyer ça tout à l'heure. Ah et puis, pour la purée, j'ai fait tout ce que tu as dit, mais je ne sais pas pourquoi il y a des grumeaux. Tu aurais dû acheter une meilleure marque." Cunégonde mange : bon finalement, ce n'est pas si mauvais. C'est même bon.

Quatre jours plus tard, il est 20h. Cunégonde enfile une barbe factice. Georges n'est pas prêt, il a à peine fini sa douche et ça fait dix minutes qu'il traîne dans les toilettes. Elle attelle les rennes sur deux traîneaux. Cette année, il y aura deux pères noël : un noir sans barbe et un rouge avec barbe qui se révélera être une femme. Mais ça, personne ne le saura !