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 INTERVIEW 
Février 2006

Marc Dozier : "Nous avons redécouvert un pays extraordinaire, le nôtre"

Invités par le photographe Marc Dozier spécialiste de l'Océanie, trois Papous ont exploré la France durant plus de 4 mois.
Marc Dozier nous explique comment s'est déroulé cet étonnant voyage, au sein de cette tribu... que l'on nomme les Français.
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Marc Dozier était en 'chat' le mardi 7 mars. Lire la retranscription.

Comment êtes-vous venu à la photographie ?
Avant d'être photographe, je crois que je suis d'abord un voyageur, quelqu'un qui aime simplement vivre des "aventures", ressentir des émotions avec des hommes et des femmes passionnés, à l'identité forte, au caractère bien trempé. Peu importe qu'ils vivent au bout du monde ou au bout de la rue, l'important est de partager, de vivre, de profiter, de rire, de construire, d'avancer… bref de mettre en pratique toute une ribambelle de mots lumineux qui sonnent comme un pied de nez à l'ennui, la destruction et la mort.

Au fil de mes pérégrinations, j'ai eu très vite envie de raconter des histoires, de donner à voir, à sentir et à ressentir. Un beau texte, une photographie forte ou un film réussi participent du même processus : faire passer un message, une impression ou tout simplement un "bout de rien" qui rend heureux ou moins "con". Pour moi, la création est une bouteille à la mer entre deux îles, deux consciences qui se parlent. Peu importe l'outil, seul le vocabulaire et les moyens d'atteindre l'émotion diffèrent. L'écrit demande le temps de la lecture et le décryptage du signe. Le film demande d'accepter le temps narratif et la mobilisation des sens. La photographie, comme la peinture, fait appel à une certaine instantanéité visuelle. Devant une image, le choc du message est frontal, direct : pas de signes à déchiffrer. Juste une instantanéité du message. L'objectif, lui, reste le même : nourrir le subconscient de l'autre, remplir une tête comme on remplit un estomac de mille et une saveurs. À chacun sa recette et sa spécialité, à chacun d'être le meilleur cuisinier possible…

Quelle est votre activité photographique principale ?
Photographe intégré à la rédaction du magazine Grands Reportages depuis presque dix ans, je fais partie de ceux qui ont la chance de courir le monde sans autre but que de le raconter. Un poste qui m'offre une vie de bohème bien heureuse et exigeante. Je passe la moitié de l'année à l'étranger et l'autre moitié en France à sélectionner mes images, organiser des reportages, écrire des articles. Je réalise principalement des sujets humains forts où l'homme est en contact étroit avec la nature comme les charmeurs de serpents du Rajasthan ou les chasseurs de requins du Pacifique…
Bien que je réalise pour la magazine des sujets dans le monde entier, mon travail personnel se concentre sur la zone Asie-Pacifique et tout particulièrement sur la Papouasie-Nouvelle-Guinée, la terre des Papous située au Nord de l'Australie. Une zone où j'aime retourner, retrouver mes marques, comprendre un peu mieux un territoire complexe dont dix vies ne suffiraient pas à effleurer l'essence. Plutôt que de chercher à multiplier les destinations et les sujets que l'on brandit comme un tableau de chasse, je préfère creuser, fouiller, fouiner, me perdre et me retrouver.

Comment avez-vous rencontré vos trois Papous ?
C'est une longue histoire d'amitié. Je voyage depuis plus de dix ans en Nouvelle-Guinée. Divisée en deux entités distinctes, cette île est composée par la Papouasie Occidentale (ex-Irian Jaya) à l'Ouest qui vit sous une terrible domination indonésienne et de la Papouasie-Nouvelle-Guinée à l'Est qui est indépendante depuis 1975. Longtemps à l'écart du monde, les tribus qui composent le pays vivent aujourd'hui de grands bouleversements. Les structures traditionnelles sont soufflées par la modernité, les croyances et les savoirs ancestraux sapés par les missionnaires, les matières premières comme le bois et l'or, dilapidées... Bref, c'est tout un monde qui disparaît et qui renaît autrement.
Après avoir été étudiant à Port Moresby, capitale de la Papouasie-Nouvelle-Guinée, j'ai décidé de poursuivre un travail de fond sur ce pays. Il me faudra encore au moins 10 années avant de voir ce travail aboutir sous la forme d'un livre, une sorte de monographie photographique sur la Papouasie-Nouvelle-Guinée. Sans être une terre d'adoption puisque je n'y habite pas, c'est un territoire de prédilection où je passe plusieurs mois de l'année. J'y retourne régulièrement et explore de nouvelles régions pour moi inconnues. Avec Philippe Gigliotti, un ami français de longue date, lui aussi photographe, nous avons passé là bas des mois avec de nombreuses tribus où nous avons été acceptés, choyés, adoptés et même tatoués…

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C'est au cours de l'un des séjours que nous avons rencontré Philip KC, originaire du village de Kerowagi dans la province montagneuse de Simbu. Il fait partie de la tribu de l'un de mes anciens camarades étudiants de Port Moresby. Nous avons passé des nuits et des nuits dans sa case enfumée à deviser sur le monde alors que nous avions une vingtaine d'années. Adoptés par la famille de KC, nous avons passé plusieurs mois à apprendre leur langue et à vadrouiller sur leurs terres. C'est un peu plus tard que, mandaté par le magazine Grands Reportages, j'ai rencontré Polibi Palia et Mudeya Kepanga (originaires du village de Kobe Dumbiali dans la province des Southern Highlands) alors que je désirais réaliser un sujet sur la disparition de l'art des parures de la tribu Huli.
Le jour de mon arrivée, plusieurs groupes fêtaient l'indépendance accordée pacifiquement à la Papouasie-Nouvelle-Guinée par l'Australie en 1975 et les hommes avaient sorti leurs plus belles perruques piquées de plumes multicolores. Impressionnants de fierté, de beauté et de testostérones, ils ont dansé toute la journée, se disputant amicalement le prestige de la fête. Gonflé comme un ballon de baudruche, je me suis simplement planté devant eux à la fin de la journée, l'oiseau au boîtier comme une fleur au fusil, en demandant le plus naïvement du monde : "Est-ce que je pourrais habiter chez vous pendant plusieurs semaines pour réaliser un reportage photo ?". Un "oui" plus tard, nous prenions la direction de leur village et d'une longue histoire d'amitié.

Comment vous est venu cette idée de les inviter en France ?
L'invitation en France de Polobi, Mudeya et Philip KC puise ses racines dans cette profonde complicité qui nous lie Philippe Gigliotti et moi-même, aux clans de nos amis. Considérés comme les enfants adoptifs de plusieurs familles, nous nous étions promis de respecter la tradition mélanésienne de "don et de contre don" en rendant à nos frères ce qu'ils nous offrent depuis des années : une hospitalité sans borne, une générosité sans limite...

Inviter Polobi, Mudeya et Philip KC à quitter les Hautes Terres reculées de leur Papouasie-Nouvelle-Guinée natale, n'avait d'autre dessein que leur offrir une chance de découvrir quelque horizon exotique, d'écouter des dialectes obscurs, d'observer des coutumes étranges et d'explorer leur "bout du monde". Au départ, nous désirions simplement inviter trois amis en France comme on invite trois collègues de bureau à boire un verre. Nous n'avions pas imaginé une seule seconde l'ampleur que cette aventure allait prendre. De la tour Eiffel au sommet de l'Aiguille du Midi, le périple s'est bien vite transformé en une odyssée exploratoire délirante. Accueillis partout comme des princes, ils étaient les rois de toutes les sorties. Fins psychologues, coquets, drôles et attentionnés, les Papous ont offert sans compter sourires, bons mots et petits moments de bonheur.

On nous a souvent reproché de faire de cette aventure "un zoo humain". Enfermés de leurs préjugés simplistes, ceux qui nous ont accusé étaient souvent gênés de rencontrer des Papous avec leurs plumes au cœur de Paris. Nous étions bien loin pourtant des zoos humains du début du siècle. Nos amis Papous étaient libres, bien sûr, mais surtout ils étaient accueillis partout avec les honneurs. On les fantasmait même comme des hommes sages, détenteurs d'une sagesse originelle en prise directe avec la nature. Ce qui avait le don d'énerver Mudeya que j'ai vu plusieurs fois s'emporter en disant : "Mais arrêtez de me demander ce que je pense sur votre monde, des téléphones portables ou des embouteillages. C'est vous les hommes blancs qui avaient construit tous ça alors débrouillez-vous avec".
C'est vraiment les infantiliser que de croire qu'ils auraient pu être de simples jouets. C'est justement les enfermer dans une sorte de "zoo humain mental", de "prison des préjugés". Ils étaient à la fois des voyageurs éblouis et des vedettes malgré eux, des découvreurs boulimiques et des observateurs philosophes. Loin d'êtres naïfs, loin d'être dupe, ils ont découvert qu'il fallait, pour en imposer plus encore, revêtir leur costume d'explorateur : leurs parures d'hommes plume ! L'exotisme était leur meilleure carte de visite. Généralement vêtu à l'occidentale, il n'était pas rare que Mudeya, lucide, glisse avec un regard malicieux : "Ce soir, nous allons mettre nos parures pour plaire à tout le monde, rentrer en boîte et draguer les filles !".

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Quel matériel avez-vous utilisé ?
Les images présentées dans ce diaporama ont exclusivement été réalisées avec des boîtiers argentiques classique, format 24*36. À travers cette sélection, il s'agit simplement de montrer le contraste entre notre univers et le leur. Mais le parti pris de cette sélection ne donne qu'un aperçu du travail qui a été réalisé durant le séjour de nos amis en France.
En réalité, ce qui m'a intéressé lors de cette exploration inversée était réellement de confronter les regards, de multiplier les outils et d'interroger la véracité des images en réalisant un véritable carnet de voyage photographique. En photographie, la réalité n'est pas une entité plate mais un volume élastique, une somme de point de vue. Une photographie cache plus qu'elle montre. Une image dissimule toujours son photographe, son contre-champ, ses tractations, ses trucs, sa technique… En multipliant les points de vue, les outils et les formats, je désirais permettre à chacun de mieux saisir la réalité d'un voyage complexe, exotique et humain, simple et étonnant. Pour ce faire, j'ai confié un appareil photo numérique amateur à nos amis papous afin qu'ils réalisent leurs propres images, figent leurs propres souvenirs et nous transmettent ainsi leur regard sur la France. J'ai également récupéré une radio au rayon X qui raconte, à sa manière, un épisode médical de leur aventure.
En confrontant plusieurs regards, chacun pourra recomposer ce qui ressemblera - peut être - à la réalité. Comme le carnet de voyage conventionnel qui explore le dessin de façon plus libre et moins formaté que la peinture conventionnelle, ce journal photographique parcoure le monde de l'image sensible avec liberté, sans contrainte formelle ou technique.
Argentique, numérique, 24*36, moyen et grand format, panoramique, polaroïd, lomo, sténopé, rayon X… j'ai sillonné comme un pays, le monde de la photo à l'histoire séculaire et qui vit aujourd'hui un énorme bouleversement. Tous les photographes se posent des questions sur le devenir et l'avenir de leur métier. Que va devenir l'argentique ? Disparaître ou subsister autrement ? Derrière l'histoire merveilleuse de trois hommes papous à la découverte de notre monde se cache une réflexion sur l'image et ses vérités, les outils et leurs utilités, et finalement le progrès et l'humanité.
Ceux que cette démarche intéresserait pourront découvrir l'intégralité de ce travail dans le livre "Le longlong voyage" qui retrace le périple de nos amis, ouvrage à paraître en novembre 2006 aux éditions Indigènes.

Vos amis vous ont-ils aidé à poser un regard neuf sur notre quotidien ?
Bien sûr, leur regard nous a obligé à profondément reconsidérer notre monde, à repenser nos habitudes, nos choix sociaux, moraux et humains. Étrangers absolus, ils ont agi comme des révélateurs et, comme les héros des "Lettres persanes" de Montesquieu dévoilent ce que nos yeux usés ne discernent plus. Galvaudée la tour Eiffel ? Ennuyeux nos musées ? Vieillottes nos exploitations agricoles ? Pas si sûr. A travers leurs regards candides et clairvoyants, nous avons redécouvert un pays extraordinaire, le nôtre.
Loin de n'être que des touristes passifs, nos joyeux compères sont aussi des explorateurs contemporains, curieux d'en découdre avec notre modernité. Ils voulaient tout voir, tout essayer, tout goûter. L'un des chocs les plus étonnants reste leur rencontre avec les femmes occidentales. Traditionnellement en Papouasie-Nouvelle-Guinée, les deux sexes ne vivent pas ensemble, la femme étant considérée comme dangereuse. Notre relation aux femmes a déclanché de nombreuses réactions d'étonnement. Un jour Mudeya m'a dit : "Vous, les Blancs, vous dormez avec vos femmes et elles prennent des médicaments contre les enfants" (la pilule). Vous faites beaucoup l'amour et vous avez l'air fatigué. Mais je me demande si vous ne vieillissez pas plus vite à cause de tout ça ? Puis il a ajouté "Chez nous, se marier avec une femme coûte 150 euros et 30 cochons. Vous avez de la chance, ici, elles sont gratuites et travailleuses !". No comment.

Comme les explorateurs du XVIIIe siècle et comme le font tous les coureurs de monde, ils ont projeté sur les territoires qu'ils ont découvert leurs schémas familiaux et sociaux et, dans une délicieuse ethnologie inversée, empoigné à rebrousse-poil nos certitudes les plus profondément enracinées. À travers ce carambolage des représentations, ils donnent ainsi à reconsidérer le regard que nous posons sur le monde, les autres et nous-même, rappelant au passage qu'on ne juge finalement jamais l'immensité de l'Humanité qu'à travers la lucarne de son nombril.

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Reconnaissez-vous des influences particulières dans le monde de l'image ?
Je m'abreuve d'influences qui chaque jour nourrissent un peu plus mon inspiration. Bien sûr, je suis un fan des grands "classiques" : David Doubilet, Philippe Bourseiller, Yann Arthus-Bertrand, Alex S. Maclean, Yan Morvan, Frans Lanting, Patrick Zachman, Philippe Bordas… J'aime ces regards qui vous prennent par la main et vous entraînent là où vous ne seriez-jamais allé : sous l'eau, au fond des glaces, dans le ciel, au cœur des squats, de la jungle ou de salles de boxe africaines.
Mais j'aime aussi le travail de ceux qui dénoncent comme Salgado, Pierre de Vallombreuse ou Marie Dorigny. Celui de ceux qui s'interrogent sur l'image aussi tel que David Hockney ou Max Pam. Tout cela bien sûr, sans oublier les photographes dont je sens que nos sensibilités convergent comme Jodi Cobb, Olivier Föllmi, Angela Fisher, George Steinmetz, Carol Beckwith, Alex Webb…
À ce florilège vient encore s'ajouter, tout un bric-à-brac d'auteurs connus et inconnus, conceptuels ou réalistes, anciens et contemporains. En vrac : Franck Hurley, Olivier Grünwald, Alvaro Leiva, Makoto Kutoba, Pascal Meunier…
En général, j'aime le travail des hommes dont on sent un certain "jusqu'au boutisme", une inconscience dans la persévérance. Ceux dont on devine que s'ils ne faisaient pas ce qu'ils font, ils préféreraient disparaître. Apprécier le caractère de toutes ces personnalités me permet de mieux cerner ma propre démarche, de m'enfoncer dans mon propre univers.

Et vos projets ?
Outre les nombreux projets d'expéditions en Papouasie-Nouvelle-Guinée et les sujets réalisés pour le magazine Grands Reportages, nous prévoyons avec ma compagne Émilie Chaix, également photographe, et la journaliste Séverine Baur de prolonger l'aventure avec Polobi et Mudeya. Le regard qu'ils ont posé sur la France a été tellement enrichissant que nous souhaitons repartir pour un grand voyage : nous organisons donc en 2007 un grand tour du monde avec Polobi et Mudeya. Dédiée à la découverte du patrimoine bâti et culturel de l'Humanité, cette odyssée exploratoire nous révèlera, à travers leur œil philosophe et plein d'humour, une conception inédite de l'Humanité, "ce drôle de pays que les Blancs nomment le monde". J'invite ceux qui souhaitent en savoir plus sur ce projet à flâner sur notre site. Peut-être l'occasion à des rencontres, de futures amitiés et pourquoi pas de nouvelles aventures.


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» Le site Internet "Le tour du monde des papous"
» Pour commander le livre du "longlong" voyage

 
 Arnaud Baudry, L'Internaute
 
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