INTERVIEW
Septembre 2006
"Dans une partie des collèges au moins, 80% des élèves ne connaissent pas leurs tables de multiplication"
Laurent Lafforgue, membre de l'Académie des Sciences, médaillé Fields en 2002, a lancé avec Marc Le Bris, Jean-Pierre Demailly, Michel Delord et Frédéric Guillaud, un "appel pour la refondation de l'école". Il revient aussi sur son bref passage au Haut Conseil de l'Éducation il y a un an. Depuis combien de temps vous souciez-vous des problèmes de l'école
? C'est pour cela que j'ai accepté un poste au Haut Conseil de l'Éducation en novembre 2005. Ma démission forcée, dix jours après ma nomination, a contribué à ouvrir plus franchement le débat et a encouragé de très nombreux témoignages. Je n'aurais jamais imaginé recevoir autant de courriers et encore moins d'origines sociales si diverses. C'est un problème qui concerne toute la société. Les témoignages que j'ai reçus et que je continue à recevoir sont souvent effrayants.
C'est ce qui vous a encouragé à lancer un appel pour la refondation de l'école
? Vous êtes mathématicien, pourtant vous semblez préoccupé
par l'école dans son ensemble, pourquoi ? La situation de l'école est-elle si préoccupante ? Pour exemple, à la fin du CM2, la majorité des élèves ne maîtrise pas les quatres opérations simples : addition, soustraction, multiplication, division. Ni l'écriture, la grammaire et les rudiments fondamentaux d'histoire-géographie. Les bases ne sont pas acquises et malgré tout, le passage dans la classe supérieure est permis. Dans une partie des collèges au moins, 80% des élèves ne connaissent pas leurs tables de multiplication. Les années passent et les lacunes s'accumulent. Les élèves passent, malgré tout, toujours autant de
temps à l'école par semaine. Où se situe le vrai problème
?
Les élèves passent encore beaucoup de temps à l'école mais les bases élémentaires leur sont très mal transmises. Les activités auxquelles on les fait participer ruissellent sur eux comme l'eau sur les plumes d'un canard. Faute de structure, elles laissent peu de traces dans leurs esprits. La formation des maîtres est-elle de moins bonne qualité ? Mais attention, il ne faut pas les rendre responsables, ils sont comme les élèves les victimes de la destruction de l'école. Celle-ci est le résultat de toutes les politiques d'éducation menées sous tous les gouvernements depuis trente ans au moins, à l'instigation de la plus grande partie de la hiérarchie de l'Éducation nationale. La baisse des exigences dans le supérieur est-elle liée à
la dégradation de l'enseignement élémentaire? La majorité des étudiants d'université sont incapables de suivre un enseignement supérieur digne de ce nom. Il faut savoir que, dans certaines universités ou certains instituts supérieurs, les dictées sont au programme tant l'orthographe est ignoré. Des facultés de science proposent aux étudiants des examens de type QCM. On demande de répondre par oui ou non à certaines questions, mais on n'attend plus d'explications.
Pour parler davantage des mathématiques, des professeurs des écoles d'ingénieurs s'inquiètent publiquement de la chute du niveau de leurs étudiants. Un grand nombre n'ont plus de compréhension réelle des programmes de mathématiques, même après les fameuses classes préparatoires. Ils n'ont retenu qu'une série d'automatismes qui leur permettent d'appliquer mécaniquement des procédures toutes faites. Etonnant car on entend souvent dire que le Baccalauréat est plus
difficile d'année en année, qu'en pensez-vous ? Les épreuves de mathématiques du Certificat d'études primaires étaient plus intelligentes et avaient davantage de valeur à mes yeux de mathématicien que celles de l'actuel Baccalauréat scientifique. Je dis cela dans le sens où les problèmes posés étaient simples, concis et exigeaient d'être résolus en plusieurs étapes. Il fallait raconter une sorte d'histoire mathématique. C'est-à-dire développer et rédiger un raisonnement discursif. Aujourd'hui, la démonstration mathématique a pratiquement disparu. Le problème de mathématiques du bac S de juin dernier couvrait quatre pages d'énoncé, et son corrigé officiel trois pages. Aucune réponse ne demandait plus de quelques lignes de réponse. Pour la plupart, une suffisait. Un non-sens. Que pensez-vous de la multiplication des cours privés et des soutiens
scolaires ?
La destruction de l'école creuse les inégalités sociales, car les soutiens scolaires sont payants. Les enfants défavorisés en subissent les conséquences plus que les autres. On les prive de la plus importante voie d'ascension sociale qui ait existé en France et on les prive de la maîtrise de la langue et de tous les savoirs de base, sans parler de la culture. Sans les mots, les esprits sont prisonniers et ne peuvent s'exprimer que dans une violence muette et aveugle, comme lors des émeutes de l'an dernier. Quelles solutions, alors, pour refonder l'ecole ? Deuxièmement, en finir avec la doctrine de "l'élève qui construit lui-même ses savoirs" : les instituteurs et les professeurs doivent être libres de procéder suivant les leçons de leur expérience et les particularités de leurs classes. Les inspecteurs ne doivent les noter qu'en fonction de la progression de leurs élèves. Mais le plus important pour qu'ils puissent exercer avec fruit leur liberté pédagogique est la qualité de leur formation : celle-ci doit être très riche et exigente sur le plan des connaissances disciplinaires et d'autre part elle doit comporter une formation pédagogique concrète. La formation pédagogique des instituteurs est particulièrement importante. Troisièmement, rétablir partout un bon niveau d'exigence, et donc de travail. Les instituteurs et les professeurs doivent pouvoir décider du passage d'un élève dans la classe supérieure ou de son redoublement en fonction de son intérêt bien compris et sans subir de pression. C'est pourquoi nous préconisons par exemple un contrôle des connaissances à la fin de l'école primaire qui comprendrait au minimum : une dictée avec questions de grammaire, une petite rédaction, un petit problème et des questions d'arithmétique. Il faudrait créer un cours de rattrapage pour les élèves qui échoueraient. En savoir plus : Appel à la refondation de l'école "Aucun pays n'a trouvé le graal éducatif"
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