Bertrand Piccard (Psychiatre et aventurier) "Mobiliser l'humanité face aux défis du XXIe siècle"

Initiateur du projet Solar Impulse, le Docteur Bertrand Piccard répond, sans détour, à nos question à la veille des premiers tests de son avion 100% écolo.

Pouvez-vous nous dire quand et comment cette idée d'avion solaire vous est venue à l'esprit ? Quel a été le facteur déclenchant de ce projet ?

Dr Bertrand Piccard. L'idée de Solar Impulse m'est venue à la suite du premier tour du monde en ballon réalisé avec Brian Jones en 1999. C'est en prenant conscience que le manque de carburant aurait pu faire rater l'aventure que je me suis fait la promesse de refaire un tour du monde, mais cette fois sans carburant ni émissions polluantes.

Ce tour du monde réussi a soulevé une vague d'enthousiasme. C'est précisément cet enthousiasme qu'il faut pour mobiliser l'humanité face aux défis qui attendent le XXIè siècle : concilier intérêts économiques et écologiques. Promouvoir l'utilisation des nouvelles technologies pour crédibiliser les énergies alternatives et pour réussir à économiser les ressources naturelles.

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Bertrand Piccard, présent à Genève lors du vol virtuel de Solar Impulse, en mai 2007 © Solar Impulse / Stéphane Gros

Comment menez-vous ce projet ? Parlez-nous de votre équipe.

André Borschberg et moi, nous nous sommes associés en 2003, suite à l'étude de faisabilité positive réalisée par l'EPFL. Nous nous sommes vite rendus compte qu'aucun constructeur d'avion n'avait les moyens de réaliser un appareil d'une telle envergure (63,40 m) et d'un poids aussi léger (1 600 kg) et que nous devions rassembler notre propre équipe. C'est grâce à nos partenaires qui ont cru au projet (Solvay, Omega, Deutsche Bank, Dassault, Altran, Semper, Clarins, Swisscom, etc.) que nous pouvons financer le projet.

André est CEO, gérant l'aspect opérationnel du projet et la construction de l'avion, alors que je suis président, développant davantage la vision générale, la communication et la recherche de financement. De plus, nous piloterons l'avion chacun à tour de rôle.

Six ans de travail intense, de calculs, de simulations et de tests ont été nécessaires à notre équipe, qui compte maintenant plus de 70 personnes, pour achever la réalisation de cet avion.

Vous attendiez-vous à un tel accueil lors de la présentation de Solar Impulse en 2003 ?

Nous l'espérions en tout cas. Je suis heureux que le public ait compris l'aspect symbolique. Si un avion est capable de voler nuit et jour sans carburant, propulsé uniquement par l'énergie du soleil, personne ne pourra ensuite prétendre qu'il est impossible de faire la même chose pour des véhicules, des chauffages, des climatiseurs ou des ordinateurs.
A travers des projets comme celui-ci, nous sommes convaincus que l'esprit pionnier et les visions politiques peuvent changer les comportements et diminuer la dépendance aux énergies fossiles.

Présentez-nous les grandes nouveautés technologiques qui constituent cet avion.

Le prototype est en fibre de carbone et son mode de construction est totalement inédit : aucun appareil aussi grand et aussi léger n'a jamais été construit. Près de 12 000 cellules solaires constituent la surface-même des ailes. Elles alimenteront en énergie renouvelable les 4 moteurs électriques d'une puissance maximale de 10 cv chacun et chargeront le jour les 400 kg batteries lithium-polymère qui permettront de voler de nuit.

Cependant, les technologies utilisées par Solar Impulse ne sont pas nouvelles... C'est leur mise en œuvre qui est totalement originale. Par exemple, l'homme sait transformer l'énergie solaire en électricité depuis plus de 60 ans ! Solar Impulse a, par contre, eu l'effet catalyseur de recherche dans ce domaine, car nous avions besoin de cellules solaires très fines et ultra légères avec un maximum de rendement. SunPower nous fournit des cellules solaires optimisées au maximum, possédant des caractéristiques inédites sur le marché ! (150 microns d'épaisseur et 22 % de rendement).

Idem pour les batteries. Au début du projet, nous avions à disposition des batteries en lithium-polymère avec une densité de 180 Wh/kg et nous sommes actuellement à 220 !

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Bertrand Piccard et André Borschberg dans le cockpit virtuel de Solar Impulse. © Solar Impulse / Stéphane Gros

Dans quel état d'esprit êtes-vous au moment des phases de test ?

D'un côté, je trouve extraordinaire de voir un rêve se réaliser. Cela fait plus de 10 ans que j'ai imaginé un avion solaire volant jour et nuit sans carburant pour promouvoir les énergies renouvelables. Et aujourd'hui, après 6 ans de travail, notre équipe s'apprête à faire décoller cet avion. C'est un grand moment ! D'un autre côté, je mesure avec humilité la difficulté du chemin qu'il reste à parcourir entre les premiers tests et le tour du monde.

Outre la prouesse technologique, quel message souhaitez-vous faire passer avec ce projet ? Et à qui pour commencer ?

En écrivant à l'énergie solaire une nouvelle page de l'histoire de l'aviation, jusqu'à effectuer un tour du monde sans carburant ni émissions polluantes, Solar Impulse cherche à promouvoir activement les énergies renouvelables et l'efficacité énergétique que permettent les nouvelles technologies.
La démarche est d'abord scientifique et innovante. Elle est aussi philosophique, par sa volonté de sensibiliser la société et d'amener chacun à économiser les ressources énergétiques de notre planète. Le message de Solar Impulse s'adresse à tout le monde !

Pensez-vous que Solar Impulse pourra faire changer les mentalités et surtout faire agir les politiques ?

Oui, c'est justement là toute la construction symbolique du projet. Dernière l'avion qui fera le tour de monde, se trouve un important projet de communication à l'échelle mondiale. Pour parvenir à voler nuit et jour à l'énergie solaire, le pilote devra économiser son énergie accumulée pendant le jour et ne pas tout dépenser avant d'avoir atteint le prochain lever de soleil... Ce qui est valable pour le pilote à bord du Solar Impulse est valable pour la société ! Si nous n'économisons pas notre énergie, nous risquons de ne pas passer la nuit...
Avec ce message, nous voulons sensibiliser le grand public pour qu'il change à son tour de comportement. Et ce ne sera possible que si les politiques sont poussés à mettre en œuvre des incitations efficaces pour diminuer la consommation d'énergies fossiles. Solar Impulse est une magnifique tribune pour essayer de convaincre.

Estimez-vous qu'il y a une véritable prise de conscience face aux défis climatiques et énergétiques chez les politiques et les industriels ?

La prise de conscience a lieu progressivement, mais elle ne suffit pas ! Il n'est plus temps d'être uniquement alarmiste, il faut agir et les actions lancées pour économiser l'énergie et utiliser des énergies renouvelables manquent encore sérieusement.

"Mon père et mon grand-père m'ont transmis cette passion de l'aventure"

Les problèmes climatiques sont trop souvent pris en otages par les partis politiques et mal gérés par les industriels. La protection de l'environnement reste encore couramment associée à une restriction de mobilité et à des sacrifices financiers. Il faut absolument montrer les avantages économiques offerts par une véritable politique de développement durable : nouveaux produits, nouveaux débouchés, nouveaux secteurs offrant de nouvelles places de travail, parts de marché et rentabilité.

Vous considérez-vous comme un idéaliste ? Qu'est-ce qui vous pousse à vous lancer à chaque fois dans de nouveaux exploits ?

L'objectif principal n'a jamais été de simplement battre des records, mais plutôt d'explorer des horizons inconnus, de découvrir de nouvelles voies, de nouvelles manières de faire, de réaliser quelque chose qui était encore considéré comme impossible. Mon père et mon grand-père m'ont transmis cette passion, et m'ont bien entendu profondément marqué. J'ai aussi essayé d'avoir ce genre de vie pour mener une existence à la fois passionnante et utile.

On ne présente plus les exploits de votre famille, voyez-vous un de vos enfants capable de continuer cette superbe saga familiale ?

Tous les enfants du monde ne seront pas de trop pour arriver à construire un monde plus équilibré, plus juste et plus sûr. Voilà le défi qui attend les pionniers du XXIe siècle et j'espère, bien sûr, que mes trois filles y contribueront à leur manière.

Actuellement, vous conseillez votre ami Jean-Louis Etienne dans le pilotage de la Rozière pour sa prochaine aventure, quel portrait dressez-vous de cet homme ?

J'apprécie beaucoup Jean-Louis, qui combine sa passion de l'aventure et son desir de protéger l'environnement. Sous son allure un peu timide, il a une incroyable persévérance. C'est pour cela qu'il est un des parrains de Solar Impulse

Dix ans après votre exploit de tour du monde en ballon et sans escale, quel regard portez-vous sur cette aventure ?

Je pensais à l'origine que le tour du monde en ballon était un but en soi. Avec le recul, je réalise qu'il était une étape me permettant de m'engager plus activement pour l'humanitaire et l'environnement. Grâce au succès du tour du monde, nous avons pu créer la fondation humanitaire "Winds of Hope" qui lutte activement contre le Noma et gagner la crédibilité nécessaire pour lancer Solar Impulse.