Vous avez vécu longtemps sans écrire de romans. Quel a été le déclic ?
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"Le plus important, pour moi, c'est le rythme. J'écris presque à l'oreille."
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Cécile Wajsbrot J'ai publié mon premier
roman à 27 ans. Mais cela ne veut pas dire que je n'avais pas écrit avant. Le processus de la publication est parfois long et compliqué. Mais disons que mon premier vrai texte, je l'ai écrit à 14 ans et qu'il m'a fallu un long temps, ensuite, pour savoir que je voulais vraiment être écrivain.
Dans vos romans, il est question de la vie de
votre famille. Mais le lecteur ne peut que se demander ce qui est vrai de ce qui ne l'est pas. Pouvez-vous nous dire en quelques mots ce qui s'est passé durant la guerre ?
La littérature est une recherche d'équilibre perpétuelle entre l'expérience vécue et l'imaginaire, sans compter le travail de mise en forme. Voilà quelques faits réels. Le père de ma mère a été déporté en mai 41 dans un camp du Loiret, puis en juin 42 à Auschwitz, où il est mort quelques semaines plus tard.
La nuit de la rafle du Val d'Hiv, la police est venue chercher
ma grand-mère et ma mère, qui avait alors 10 ans. Ma grand-mère
a réussi à les toucher et ils étaient prêts à "ne prendre que
les enfants", c'est-à-dire ma mère et son frère, son aîné de
trois ans. Ils étaient prêts à partir, le manteau sur le dos,
et ma grand-mère a pu miraculeusement les faire repartir seuls.
Peut-être ont-ils eu peur que ses cris alertent tout l'immeuble,
toujours est-il qu'ils ont dit, "on s'en va mais on revient
demain". Après, c'est une longue histoire de fuite, de
passage de la ligne de démarcation, fausses identités, etc.
Toujours dans "Mémorial", vous croisez une habitante d'Auschwitz dans un train. Est-ce vrai ? Cette femme qui souhaitait jumeler Auschwitz et Hiroshima existe-t-elle vraiment ? Que pensez-vous de son idée ?
Cette femme, je l'ai vraiment vue ou plutôt, j'ai vu une femme qui est devenue la passagère du train. C'était à l'Institut polonais, à Paris, je présentais Olga Tokarczuk, une romancière polonaise. Nous avons parlé de son livre et à un moment, quelque chose m'avait paru bizarre, un personnage disant, je vais aller chercher de l'huile à Auschwitz. Cela se passait de nos jours, bien sûr. Et j'ai demandé s'il n'y avait pas un problème de traduction, s'il ne fallait pas plutôt employer le terme d'Oswieczim, le nom polonais de la ville actuelle. A la suite de cette discussion, une femme est venue me voir et m'a dit, j'ai habité Oswieczim jusqu'à l'âge de 13 ans. Il y avait en elle une telle tristesse que je l'ai mise en rapport avec ce lieu. Peut-être à tort. Toujours est-il que j'ai gardé cette image, ce visage en mémoire.
Pour le jumelage Auschwitz-Hiroshima, c'est une invention de ma part. Est-ce justifié ? D'un côté, ce sont de lieux symboles d'une souffrance, mais l'origine de cette souffrance est évidemment très différente, l'histoire n'est pas la même.
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" Mémorial est un livre que j'ai écrit malgré moi. J'aurais préféré parler d'autre chose mais je n'ai pas pu..."
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Considérez-vous comme des romans vos textes ? Moi non. Dans roman, j'entends fiction. Ce ne me semble pas être le cas de vos récits. Qu'en pensez-vous ?
Cela dépend des textes mais je n'ai jamais écrit un livre qui soit une simple transcription autobiographique. Le plus autobiographique, c'est "Beaune-la-Rolande". Dans tous les autres, la part d'invention, de transformation du réel, de travail sur l'expérience est importante. C'est pour moi l'essence même de la littérature. Le mot roman est difficile à employer, peut-être, pour mes derniers textes, pas parce qu'il s'agirait de récits autobiographiques mais à cause d'un travail sur la forme qui les éloigne de ce qu'on pourrait appeler le roman traditionnel.
Pour qui écrivez-vous : pour vous-mêmes ou pour transmettre aux autres ? Car on sent quand même une quête personnelle...
On écrit toujours pour soi, dans le sens où écrire, pour un écrivain, est une nécessité dont les causes sont mystérieuses. Mais je crois que personne n'écrit pour ne pas être lu et la dimension de la transmission est sans doute importante. On écrit pour établir un pont entre soi et les autres, entre soi et le monde.
Etant de la même origine que vous mais parlant le polonais
je suis moi-même fascinée par l'histoire de mes grands parents
et je comprends votre démarche d'écriture. Mais n'est-ce-pas
à cause de la période troublée et du déracinement que nous
sommes ainsi ?
Que voulez-vous dire exactement par "ainsi"? Maintenant, il est sûr que le déracinement ou l'absence d'enracinement a une incidence sur ce que nous pouvons être.
Comment définiriez-vous votre style littéraire ?
Le plus important, pour moi, c'est le rythme de la phrase, j'écris presque à l'oreille et en tout cas, je corrige ce que j'ai écrit à l'oreille. Donc, si on peut dire qu'il y a quelque chose de musical dans mon écriture, cela me convient.
Moi, je suis fan, si on peut dire vu vos sujets, de vos
livres. En fait, en particulier de votre style. Cela
fait plaisir de retrouver enfin le goût d'une langue soutenue,
stylisée et pourtant simple. Merci et continuez. Vous mettez
beaucoup de temps pour écrire ? Vous travaillez beaucoup
votre style ou bien il vous est plutôt naturel ?
Merci ! Je retravaille beaucoup mes textes, il y a à chaque fois au moins quatre versions. Et le travail consiste souvent à élaguer, élaguer. Dans la version finale, j'arrive à peu près aux deux tiers du premier jet. Quelquefois encore moins. Le travail peut s'étaler sur un an, ou deux ans, parfois un peu plus.
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"Je n'ai jamais écrit un livre qui soit une simple autobiographie. La part d'invention et de travail sur l'expérience est toujours importante."
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Avez-vous écrit des romans qui ne parlent pas du tout du thème de la mémoire ?
Cela dépend de ce qu'on appelle mémoire. J'ai écrit des romans qui ne parlent pas de la mémoire collective mais de la mémoire de quelqu'un, d'une histoire d'amour, par exemple. Et je crois avoir écrit deux romans qui se situent pleinement dans le présent, "Voyage à Saint-Thomas", qui n'est pas terrible d'après le souvenir que j'en ai. Et "Nation par Barbès" qui est plus consistant et parle de l'immigration clandestine.
La mémoire tient apparemment un grand rôle... Pour ma part je ne connais pas vos livres mais la mémoire n'est-elle pas un devoir vis-à-vis de nos ancêtres et de la souffrance ? Etes-vous fataliste ?
Lorsqu'on a une histoire familiale compliquée, quelle qu'en soit la raison, une histoire de souffrance, je crois que notre difficulté, c'est d'en accepter l'héritage. Je ne suis pas fataliste pour autant car je pense que nous avons une marge de manoeuvre. Toute la difficulté de la vie, mais sa beauté aussi, est d'arriver à se situer dans cette marge, à pouvoir trouver la liberté de vivre sa vie, et non une vie qui ne serait que commémoration des générations précédentes.
Pensez-vous qu'un jour vous n'aurez plus besoin d'écrire là-dessus ?
Je l'espère, et il m'est arrivé plusieurs fois de croire que j'en avais fini. Après "La trahison", par exemple. Et aujourd'hui. En tout cas, je travaille sur un texte qui n'a pas de rapport avec tout cela - même si, en cherchant bien, on peut toujours trouver un rapport...
Vous faites une différence entre écriture et littérature... c'est quoi exactement ?
Dans mon essai "Pour la littérature", je pars de la constatation qu'on emploie de plus en plus le mot écriture, de moins en moins celui de littérature. L'écriture, c'est ce qui s'attache avant tout au langage au détriment d'un contenu. Littérature, c'est ce qui préserve à la fois le contenu, le sens, et le langage. Cela pour aller vite car c'est évidemment plus complexe. L'écriture est d'essence narcissique. La littérature prend les autres en compte. L'idée de cet essai était de contribuer à ce qu'on reparle de littérature.
De qui vous sentez-vous proche en écriture ? Et ce qui n'est pas la même question : qui aimez-vous ?
J'ai un sentiment de proximité, presque de parenté, chez les auteurs contemporains - je suppose que c'est le sens de la question - avec Frédéric-Yves Jeannet, même si la démarche est différente, mais il y a aussi des points communs, et avec Richard Millet - pareil, malgré les différences, il y a des choses en commun plus importantes. Sinon, j'aime Duras, Proust, Woolf, Thomas Bernhard, et bien d'autres...
Est-ce qu'autour de vous, tout le monde voit d'un bon oeil vos romans... certains préfèrent oublier non ? Je comprends que vous écriviez ce que vous écrivez. Mais qu'est-ce qui vous a fait penser que cela pouvait intéresser quelqu'un d'autre que vous et votre famille ?
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"Toute la difficulté est de trouver la liberté de vivre sa vie et non une vie qui ne serait que commémoration des générations précédentes."
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Je n'ai pas de problème particulier avec mon entourage à cause de ce que j'écris. Mais peut-être justement parce que ce n'est pas la transcription telle quelle du réel.
Ai-je pensé que cela pouvait intéresser d'autres personnes ? Cela ne se pose pas comme ça. Je n'ai rien pensé. J'écris parce que je ressens le besoin d'écrire. "Mémorial" est un livre que j'ai écrit malgré moi, sans vouloir l'écrire, j'aurais préféré parler d'autre
chose mais je n'ai pas pu faire autrement.
Après, quand un livre est fini, on le donne à son éditeur quand on a la chance d'en avoir un, ou on en cherche un. Ce sont deux temps, deux démarches différentes. Le temps d'écrire, puis le temps de publier.
Par ailleurs, je lis beaucoup. Et la lecture m'apprend que toute expérience humaine a une dimension universelle. Après cela, tout dépend évidemment de la façon dont on l'écrit, si c'est une façon qui ouvre vers l'autre ou au contraire qui referme.
Ne vous arrive-t-il jamais de craindre que votre travail de traduction ne morde un peu, stylistiquement parlant, sur votre travail d'écriture ? Comment parvenez-vous à préserver la pleine indépendance de la langue qui est la vôtre ?
Une partie de mon travail de traduction est alimentaire, et dans ce cas, c'est étanche... pour la partie plus littéraire, c'est l'inverse. Je crois que c'est en traduisant "Les vagues" de Virginia Woolf que j'ai vraiment appris à écrire. Pour travailler cette traduction, je relisais le texte à voix haute. Et je me suis dit, au fond, pourquoi je ne le ferais pas avec mes propres textes ? Le problème ne se pose pas en termes de "contagion" stylistique mais plutôt en termes de temps et d'énergie. Tout le temps consacré à traduire est du temps en moins pour écrire.
Dans "Mémorial", vous faites parler les morts. On a l'impression que vous les entendez vraiment. Est-ce le cas ? Est-ce quand vous pensez à ceux de votre famille qui sont morts, vous les entendez vous parler et vous leur répondez et eux aussi vous répondent ?
Non, je n'entends pas les morts me parler et ne suis pas en communication avec eux - ou seulement par la pensée, comme on pense à quelqu'un. Mais les voix de "Mémorial" sont un procédé stylistique, une tentative de réponse à la question du dialogue, comment faire des dialogues qui ne sonnent pas artificiellement. Et, par ailleurs, la littérature est le lieu des incertitudes et du flou, des espaces et états intermédiaires. Le dialogue des morts et des vivants en est une composante.
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"On écrit pour établir un pont entre soi et les autres."
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Est-vous obnubilée par la question de savoir ce que, vous, vous auriez fait durant la guerre ?
Non, pas spécialement.
La question me traverse comme elle peut traverser tout
le monde mais la question principale demeure : comment vivre aujourd'hui, comment être dans son temps sans être prisonnier du passé.
Vos livres vont-ils paraître en Pologne ? Faites-vous des rencontre littéraires à l'Institut polonais de Paris ?
J'aimerais bien mais il n'y a aucune certitude pour l'instant.
Vous parlez de temps, d'emploi du temps ; comment vous y prenez-vous lorsque vous avez sur le feu une traduction alimentaire et qu'en même temps l'écriture vous talonne ?
Je souffre ! Soit je suis obligée d'attendre, soit j'arrive, après le premier jet, à écrire le matin et traduire l'après-midi.
Que pensez-vous des récents débats sur la colonisation ? La France est-elle réconciliée avec sa mémoire ? Que pensez-vous du traité d'amitié Algérie-France ? Avec votre expérience, ne vous arrive-t-il pas de vous dire qu'une autre catastrophe humaine du même type est en train de se mettre en marche mais pour un autre peuple?
Je pense que la France est un pays qui a particulièrement du mal à affronter son passé, qu'il s'agisse de la collaboration, de la colonisation, de tous les événements peu glorieux. Nous vivons dans le royaume de l'euphémisme, où on hésite à nommer les choses comme elles sont. On ne peut que souhaiter que l'expérience serve et que l'histoire qui sera transmise désormais tiendra compte des soubresauts les plus récents, et qu'une façon différente de considérer ces événements peu glorieux est en cours... Quant à savoir ce qui se passera après, nul ne peut le dire. Simplement, l'histoire prouve que rien n'est jamais gagné et qu'on ne peut pas dire que telle chose ne se reproduira "jamais plus".
Je n'ai jamais rien lu de vous, par quel livre me conseillez-vous de commencer ?
Au hasard !!! Cela dépend de ce que vous cherchez : si c'est un roman plus traditionnel, "La trahison", si l'aventure ne vous fait pas peur, plutôt "Mémorial".
Parlant de vivants et de morts, à propos des morts Michon écrit : "qu'un style juste ait ralenti leur chute, et la mienne peut-être en sera plus lente." Qu'en pensez-vous ?
C'est une belle phrase... Peut-être écrit-on en effet pour cela sans en avoir conscience. La littérature est un travail sur le temps, avec ou contre le temps. Et qui dit temps dit mort. Peut-être que c'est une aide ou la tentative de trouver un moyen d'accepter la mort.
Cécile Wajsbrot : Merci beaucoup de vos nombreuses questions, si diverses, et désolée de n'avoir pu répondre à tout le monde...
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Bibliographie :
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