Guy-André Pelouze : jusqu'à "150 000 morts" si la France "ne réussit pas cette deuxième phase"

Guy-André Pelouze : jusqu'à "150 000 morts" si la France "ne réussit pas cette deuxième phase" INTERVIEW - Selon Guy-André Pelouze, chirurgien des hôpitaux, la France est à un tournant de la crise du coronavirus. La deuxième phase entamée avec le déconfinement doit absolument être bien gérée, explique-t-il à Linternaute.com.

Chirurgien des hôpitaux au centre hospitalier Saint-Jean de Perpignan et responsable santé d'Objectif France, Guy-André Pelouze suit de très près la crise du coronavirus en France. Plusieurs fois par semaine, il livre ses analyses pour le site Atlantico. Selon lui, la réponse de la France à l'arrivée du Covid-19 n'a pas été la bonne, jusqu'à ce que le gouvernement ne change de stratégie. Dans un entretien accordé à Linternaute.com, il confirme, comme beaucoup de professionnels de la médecine, que l'apparition récente de foyers de contaminations n'est pas à observer comme l'effet d'une potentielle seconde vague qui serait en train de s'installer dans le pays, mais il met en garde sur la nécessité impérieuse de réussir cette deuxième phase entamée avec le déconfinement, au risque de voir des dizaines de morts s'accumuler en France.

Que faut-il voir à travers l'apparition sur le territoire français des nouveaux foyers de contaminations ?

Il y a deux éléments qu'il faut rappeler. Le premier, c'est qu'on est pas du tout étonné de voir apparaître une circulation du virus dans ces zones qui sont hors des foyers épidémiques initiaux (Paris, Lyon, Marseille et Grand Est). La circulation est désormais diffuse, non liée à la première phase de l'épidémie, qui était une phase sporadique, lors de laquelle on importait le virus par vecteur humain dans le pays. Cette phase est terminée. Aujourd'hui, nous sommes face à une seconde phase et non à une seconde vague. L'épidémie prospère désormais de manière lente et endémique, c'est-à-dire que le virus est chez nous et il fait des petits progrès qui sont inéluctables avec le rétablissement de la plupart des activités humaines. 

"Aujourd'hui, nous sommes face à une seconde phase et non à une seconde vague."

Le deuxième point, c'est le fait que si on s'aperçoit qu'il y a des foyers de petites tailles et disséminés, c'est plutôt une bonne nouvelle, car cela veut dire que l'on teste et que l'on n'avance pas les yeux bandés dans la descente de l'épidémie. Là, nous agissons en amont. L'indicateur de l'évolution de l'épidémie, ce ne sont plus les chiffres des arrivées à l'hôpital, ce sont les tests. Ces clusters sont inévitables et révèlent que nous testons la population, ce qui est une bonne chose.

Mais pourtant, l'objectif des 700 000 tests hebdomadaires promis par le gouvernement n'est pas tenu. Pourquoi n'y arrive-t-on pas ?

"Il ne fallait pas dire que les tests ne servaient à rien, il ne fallait pas dire que les masques ne servaient à rien..."

Nous avons, depuis le début, plusieurs problèmes qui ont entravé la réponse du pays à l'épidémie. Alors, ce n'est pas facile de gouverner dans ce contexte, mais on observe que l'on s'est trompé de stratégie au début. On est parti dans un sens puis on s'est rendu compte que l'on faisait fausse route. Il ne fallait pas laisser les gens s'immuniser, il ne fallait pas dire que les tests ne servaient à rien, il ne fallait pas dire que les masques ne servaient à rien... Il fallait aller dans l'autre sens. On peut le mettre au crédit du Premier ministre d'avoir changé de stratégie, mais on a pris du retard et dans une pandémie, le temps est votre ennemi. Une fois qu'Edouard Philippe a mis en place son plan sanitaire, qui est solide, il faut transmettre cette politique et les outils à l'échelon local font que tout cela n'avance pas. On a démobilisé les laboratoires et les médecins traitants au début de la pandémie de manière très erronée pour tout mettre dans les bras de l'hôpital. Il faut les remettre dans la course.

Que pensez vous des brigades chargées d'enquêter sur l'entourage des patients Covid-19, mises en place dans chaque département depuis le 11 mai ?

Les ARS "sont des monstres bureaucratiques pas du tout habituées à tracer et tester".

Je préfère dire "équipes mobiles", car ce registre militaire n'est selon moi pas le bon. Mais de toutes les façons, elle ne sont pas prêtes, donc on en est réduit à utiliser les Agences régionales de santé, qui sont des monstres bureaucratiques pas du tout habituées à tracer et tester. Le travail de l'ARS n'est pas d'aller sur le terrain tester des gens, les interroger pour savoir s'ils ont rencontré dix, vingt ou trente personnes, puis garder le contact avec eux... Ça patine très fort.

Pourquoi ?

Parce qu'il faut beaucoup plus de monde pour faire tout cela ! Les ARS, il faut les mettre sur le terrain. Ça ne fonctionne pas également parce que les ressources ont été limitées volontairement. Par exemple, on a interdit à la médecine du travail de tester les salariés, c'est une mesure stupide. Quand vous avez une entreprise qui peut tester les salariés, cela fait de l'entreprise le lieu le plus sûr. Il y a 5 000 médecins en médecine du travail ainsi que de nombreuses infirmières, qui ont l'habitude des équipes mobiles, mais on les a exclus du système, car ce n'est pas du personnel de l'Etat et certains syndicats sont opposés à ce qu'on teste les salariés. Il faut que le président de la République fasse preuve d'une certaine autorité. La médecine du travail doit être mise à contribution.

Pourquoi les Ehpad rencontrent-ils d'énormes difficultés depuis le début de cette crise ?

"La carte du déconfinement est "inutile"."

Ils sont désemparés parce qu'ils ne savent pas ce qu'ils doivent faire, ce qu'ils peuvent faire... On leur a dit, encore il y a quinze jours, qu'on ne testait pas dans les Ehpad, il y a un mois on leur disait de traiter les locataires sur place. Maintenant on leur dit que les admissions vont reprendre, mais il ne faut absolument pas que les nouveaux locataires soient positifs, un casse tête… Bien évidemment il faut tester massivement dans les EHPAD.

Que pensez-vous de la carte du déconfinement, qui pourrait évoluer ce 2 juin et accroître les différences de restrictions entre les départements ?

Les différences existent et ce n'est pas discriminer que de traiter les zones géographiques différemment. Il s'agit simplement d'établir des mesures qui cassent la transmission là où elle est importante. Il y a des régions en France où on n'a quasiment pas vu le virus, c'est comme ça. Aujourd'hui, on ne peut pas prendre les mêmes mesures là où il y a une forte prévalence de la Covid-19, mais ça n'a rien à voir avec les départements. Cette carte du déconfinement est inutile et ce d'autant que les couleurs sont un mix de plusieurs paramètres, c'est incompréhensible !

"Si on ne réussit pas cette deuxième phase de l'épidémie avec des clusters un peu partout, on aura soit énormément de morts, de l'ordre de 150 000, soit l'économie sera au tapis comme dans aucun autre pays en Europe".

C'est-à-dire ?

Ce ne sont pas des départements entiers qui sont contaminants, ce sont des endroits beaucoup plus petits. Il faut adopter des mesures hyper-sélectives, fines, avec une granulométrie et une géolocalisation très précise, car sinon, on s'expose à des conséquences économiques dont on se relèvera pas.

Cela met en lumière la nécessité de tracer les personnes pour contrôler l'épidémie.

Le traçage est indispensable. Si on ne réussit pas cette deuxième phase de l'épidémie avec des clusters un peu partout, on aura soit énormément de morts, de l'ordre de 150 000, soit l'économie sera au tapis comme dans aucun autre pays en Europe. Il faut prendre des mesures très, très fines, comme ce qui s'est passé dans les abattoirs, à savoir tester l'ensemble des employés dès l'identification du foyer épidémique. La question, ce ne sont pas les cartes, c'est encore un truc pour amuser la galerie... On a un foyer quelque part, on le traite de manière rapide et on isole les gens positifs. Une fois que l'entreprise est désinfectée, on teste la sérologie des employés et ceux qui ont des anticorps reprennent. C'est simplement du bon sens et on se refuse à cette stratégie depuis le début.

"S'il y avait eu des landers, des régions un peu plus autonomes, il y aurait forcément eu des réponses différentes."

A vous entendre, on a l'impression que la réponse de la France à l'épidémie de Covid-19 a davantage fait défaut dans la structure même du pays que dans la stratégie du gouvernement actuel.

Je ne suis pas libertarien, je ne suis pas pour la dissolution de l'Etat, mais s'il y avait eu des landers (comme en Allemagne, ndlr), des régions un peu plus autonomes, il y aurait forcément eu des réponses différentes et donc des réponses en concurrence dont certaines meilleures que celle que l'on nous a imposées. L'Etat centralisé tel que nous le connaissons est totalement inefficace. Il l'a été, après la guerre notamment, mais dans une société développée comme la nôtre, où il y a beaucoup de transversalité, c'est totalement inefficace. La transmission des outils de la politique sanitaire n'est pas effectuée, alors que le plan de vouloir tester, tracer, traiter (la règle des trois " T ), est de bonne facture. L'exécution de ce plan pose problème.