L'Empereur : "Ce n'est pas une suite, c'est un autre regard" pour Luc Jacquet [INTERVIEW]

L'Empereur : "Ce n'est pas une suite, c'est un autre regard" pour Luc Jacquet [INTERVIEW] A l'occasion de la sortie de son nouveau film documentaire, L'Empereur, la rédaction de Linternaute.com a posé quelques questions au réalisateur Luc Jacquet.

Plus de 10 ans après le succès mondial de son magnifique documentaire La Marche de l'Empereur, Luc Jacquet retrouve l'Antarctique et raconte son aventure aux côtés des manchots. Entre fascination pour ces animaux et mystère de la nature, le metteur en scène revient pour nous sur l'expérience incroyable du film L'Empereur, en salles depuis le 15 février.

Linternaute.com : C'est un risque de revenir 12 ans plus tard avec une suite à La Marche de L'Empereur.

Luc JacquetC'est vraiment risqué mais je m'en fous, parce que j'avais envie de le faire. Pour moi ce n'est pas une suite, c'est un autre regard. Ce n'est pas du tout la même chose, je ne prétends pas avoir fait une suite. Je prends souvent l'exemple de Monet qui a peint la Cathédrale d'Amiens sous toutes ses coutures, sous toutes ses lumières… Il y a un truc qui me fascine avec l'Antarctique. Cela faisait 12 ans que je n'étais pas revenu sur le site de La Marche de l'Empereur. J'y suis allé sans a priori. On n'était pas partis pour faire une suite à La Marche de l'Empereur mais en expédition. Je n'avais pas de pression, je pouvais m'accorder 8 jours pour faire un plan si j'avais envie. Je me suis rendu complétement disponible à cette bestiole. J'étais heureux d'être là. Je me suis dit : " Quelle chance j'ai d'être ici ". La magie opère toujours. J'en avais tellement parlé de ce film que c'était devenu une abstraction, j'avais besoin de me le réapproprier. J'ai vraiment regardé cet animal sous un autre point de vue. Deux choses m'ont frappé : le fait de rencontrer des animaux qui étaient aussi vieux que moi et de me dire que depuis 1991 on s'est rencontrés six ou sept fois. Je me suis dit que j'avais vécu toutes ces années et eux ils sont restés là. Comment font-ils pour rester vivants là-dedans ? Et la deuxième chose, c'est que j'ai été bouleversé par tout ce que l'on ne sait pas sur ces animaux.

"L'Empereur : bande-annonce"

Comment s'est déroulé le tournage pour la scène incroyable avec les poussins ?

Pour cette séquence,  j'ai passé huit jours avec des poussins, car je n'avais jamais observé leur comportement avant qu'ils se jettent à l'eau. Au début on sentait qu'ils n'étaient pas tranquilles autour de moi. Plus le temps passait, plus on sentait qu'ils se rapprochaient de nous. A un moment, il y a un groupe qui s'est mis à l'eau, mais je n'ai pas pu tourner, car ils étaient sous moi. J'ai piqué la caméra comme j'ai pu mais je ne suis pas parvenu à tourner. Je pense que j'étais un point de repère et on a senti chaque fois que cette familiarité se développait sur les nouveaux arrivants. C'est génial de pouvoir s'immerger comme ça, avec une espèce qui n'a pas peur de vous dans un contexte sublime.

Le tournage a duré combien de temps ?

C'est un grand voyage. On est partis en octobre on est rentrés début janvier. On a tourné 45 jours sur place. Ça a été une espèce de course contre la montre, de boulimie, parce que tout était tellement beau.

Votre équipe était composée de combien de membres ?

11 en tout, dont 5 plongeurs. Mine de rien c'est une première mondiale, personne n'avait plongé aussi profond, aussi longtemps en Antarctique avec les Empereurs. C'est clairement une performance. Après il y avait aussi une équipe aérienne, des preneurs de sons et des gens pour faire tourner tout ça. C'était à la fois une grosse équipe et une petite équipe. Une grosse parce que quand vous êtes sur une base Antarctique, vous n'avez pas 50 places à disposition.

Ce n'était pas trop dur de convaincre Disney de partir sur une telle aventure ?

En fait ils sont arrivés à postériori. C'est-à-dire que tout le développement du film a été développé par mon ONG, Wild Touch, et par une boîte de production qui s'appelle Paprika. Quand on est rentrés, d'une part j'avais vraiment cette envie de faire le film et d'autre part on avait les images pour convaincre. Disney m'a écouté et a su prendre le risque.

C'est une fierté d'avoir un film estampillé Disneynature ?

C'est comme un 360 degrés, puisque la marque Disneynature a été créée lors de la sortie de La Marche de L'Empereur.

"L'Empereur : featurette"

Est-ce que vous pensez avoir fait le tour du sujet avec L'Empereur ?

La question piège (rires). Je ne connais pas quelqu'un qui est allé en Antarctique et qui n'est pas revenu changé et durablement attaché à cet endroit. Moi j'ai passé trois ans de ma vie là-bas. C'est l'endroit que je connais le mieux sur la planète. Quand je vais là-bas j'ai l'impression de rentrer chez moi. Il y a ce décalage qu'il faut comprendre : j'ai une nostalgie et une frustration permanente de ce lieu. J'adorerais passer l'hiver là-bas, mais j'ai des enfants, donc je ne peux pas me permettre d'y rester aussi longtemps. Mais il y a un magnétisme inexplicable. Je ne connais personne capable d'expliquer pourquoi on est accro à l'Antarctique. C'est un lieu dont on ne fait jamais le tour. Donc la réponse est non, le sujet m'échappe encore. Je pense que c'est le dilemme ou la malédiction de l'art. Avant d'être capable de saisir l'émotion qui nous anime et être capable de la retranscrire à quelqu'un, il faut l'espace d'une vie.

"J'ai l'impression qu'il y a une espèce de barrage au niveau de la politique et des gens qui n'ont pas d'intérêt à ce que ça change"

Sur la question de l'environnement et de l'écologie, qu'est-ce qui a changé depuis la sortie de La Marche de L'Empereur ?

Le monde a enfin pris en compte qu'il se passait quelque chose : c'est l'accord du climat de Paris. C'est une sacrée victoire. Sauf que derrière cette victoire, c'est le rétropédalage, il ne se passe rien. Moi j'étais en Arctique cet été et c'est calamiteux. Je me demande comment les gens vont prendre conscience du problème et s'emparer de ces questions sans qu'ils aient l'impression qu'on est des empêcheurs de tourner en rond. J'ai l'impression qu'il y a une espèce de barrage au niveau de la politique et des gens qui n'ont pas d'intérêt à ce que ça change, qui tire l'Humanité vers le bas alors qu'on pourrait s'en sortir. Il y a un paradoxe intellectuel qui me dépasse.

L'agence de protection environnementale américaine a un climatosceptique à sa tête. Qu'est-ce que ça vous inspire ?

Je plains tous mes amis américains qui sont scientifiques, qui sont artistes… On ne peut pas considérer que la science est une bonne chose pour faire des centrales nucléaires, des moteurs à explosion, tout ce qu'on veut et dire dans le même temps que la science est une mauvaise chose parce qu'elle vous dit que cela a des conséquences sur l'environnement et le climat. Il y a deux poids et deux mesures, c'est une schizophrénie. Ce n'est pas possible que des gens intelligents puissent penser de cette façon. Ça me désarme. Je suis inquiet, parce que j'ai l'impression qu'on régresse. Encore une fois la solution à ces problèmes n'est pas mortifère. Il y a de la technique, de l'ingénierie… Le côté le plus paradoxal et le plus désespérant, c'est que l'on a les solutions.

"C'est un privilège pour moi d'avoir un acteur de cette envergure sur le film"

Pourquoi choisir Lambert Wilson comme narrateur et non un trio comme pour La Marche de L'Empereur ?

En fait c'est un hasard. Je suis ami avec Jérôme Salle (réalisateur du film L'Odyssée, NLDR) et il tournait en même temps que moi en Antarctique, mais pas au même endroit. J'ai donc rencontré Lambert et on s'est mis à parler plus de l'Antarctique que de cinéma. Je lui ai proposé et il a tout de suite accepté. C'est un privilège pour moi d'avoir un acteur de cette envergure sur le film. Il s'est mis au service du film. C'est la classe.

Vous ne faites pas la morale au spectateur dans votre film. C'est un choix délibéré ?

La question du réchauffement climatique je l'avais traitée dans La Glace et le Ciel. Là c'est une autre proposition. Je reste convaincu que l'émotion, l'émerveillement, la connaissance sont finalement la meilleure porte à pousser pour rentrer dans ces questions-là. C'est vraiment ce que j'ai voulu faire avec ce film. A un moment, la nature plaide sa propre cause et je n'ai pas besoin d'en rajouter. Je trouve que c'est plus fort de réagir en creux que de marteler un message que plus personne n'écoute finalement.