Jean-Benoit Nadeau "Une langue se diffuse parce qu'elle est utile"

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Jean-Benoît Nadeau © Fabien Dabert - L'Internaute

C'est pourtant lorsque le français s'institutionnalise qu'il devient une langue de pouvoir en Europe, non ?

Oui. Il faut toutefois bien comprendre que l'idéal "puriste" n'a jamais réussi à figer la langue. Lorsque François de Malherbe a discipliné la langue et lui a donné des règles, il l'a rendue intelligible, ce qui a participé de sa propagation. On parle d'ailleurs de la "langue de Molière"; il serait vraiment plus juste de parler de la "langue de Malherbe" tant son impact a été considérable.

Cela dit, il est étonnant de voir que les institutions n'ont jamais rien figé. Ce sont toujours les individus qui font avancer la langue même s'ils ont été animés par la volonté de la cadrer. Lorsque l'Académie française a publié son dictionnaire, Port-Royal avait déjà fait sa grammaire, Richelet et Furetière avaient déjà fait leur dictionnaire... Mais quoi qu'il en soit, la langue a toujours bougé, les exemples sont nombreux : en 1740, un tiers des mots du dictionnaire de l'Académie changent d'orthographe ; au XXe siècle, tous les francophones abandonnent l'usage du passé-simple...

On entend beaucoup que le français devait son influence à ses qualités intrinsèques et linguistiques, à son "génie". On disait qu'elle était la "langue de conversation" parce qu'elle exprimait au mieux les délicatesses des sentiments et de l'esprit. Etes-vous d'accord avec cela ?

Toutes les langues ont un vocabulaire extrêmement précis pour rendre compte du rapport au monde. Mais il est vrai que l'éthique du purisme à la française avait cette exigence de clarté, cette volonté d'exprimer  le plus clairement possible ce qu'on veut dire et exprimer.

Cependant Michelet dit qu'une langue est véhiculée par d'autres choses qu'elle-même. C'est-à-dire que malgré la beauté d'une langue, ce qui permet qu'elle se diffuse, c'est son utilité. Son utilité pour l'industrie, pour le commerce, pour la diplomatie. Même au XVIIIe et XIX siècle, à l'époque de la gloire et du français international, la culture n'était qu'un vernis.

Est-ce à dire que la propagation d'une langue n'est qu'affaire de conjoncture ou de contexte social et économique favorable ?

Une langue, c'est un peu comme une remorque. Le maréchal Lyautey disait aux linguistes de son époque qu'une langue c'est un dialecte qui possède une armée, une marine et une aviation. Il faudrait rajouter l'argent, et la chance.
Au fond, le français a profité de quelques chances historiques. Il a été pendant un certain temps la langue la langue la plus organisée d'Europe. Il a profité de deux aventures coloniales. Et puis la langue s'est encore plus diffusée après la décolonisation que pendant les grandes heures de l'empire colonial. Parce que la plupart des anciennes colonies françaises et belges, rejointes en cela par le Québec, ont fait le choix du français. Les colonies ont dit "non" à la France mais "oui" au français, langue de culture, de technologie, de science, de prestige...