Pauline Ferrari : "le marché français du manga est celui qui crée les tendances"

Pauline Ferrari : "le marché français du manga est celui qui crée les tendances" Amoureuse de la culture pop japonaise, Pauline Ferrari vit à Tokyo depuis une dizaine d'années. Son travail ? Aider les éditeurs français et européens à acheter les droits de mangas. Portrait d'une chargée de droits aussi passionnée que passionnante.

Le nom de Pauline Ferrari ne vous dit rien ? C'est normal. Et pourtant, sans son travail, une grande partie des mangas que vous lisez ne se retrouveraient pas sur vos étagères. Cette travailleuse de l'ombre s'occupe de la France - mais aussi de l'essentiel de l'Europe - pour un broker de licences, une société qui joue le rôle d'agent indépendant pour une multitude d'éditeurs au Japon. Si les très grosses maisons d'éditions comme Kodansha, Shueisha et Shogakukan ont une division en interne ou un agent attitré pour gérer les droits étrangers, certains éditeurs eux passent par des agents externes, parfois même sans contrat d'exclusivités gérant les droits avec tel ou tel société au cas par cas. Les droits de Junji Itô chez Mangetsu ? Le retour de Baki chez Meian ? Regardez à la fin de vos mangas et à chaque fois que vous verrez la mention "Droits : Digital Catapult", Pauline aura été l'intermédiaire, la facilitatrice des relations entre les éditeurs français et les éditeurs nippons.

"Travailler avec Pauline Ferrari facilite le traitement de bien des dossiers et offre des avantages significatifs. Entre autre chose, elle défend nos offres et présente IDP aux éditeurs japonais avec autant d'énergie que lorsque nous le faisons nous-mêmes. Elle est en partie responsable de la place que prend Meian sur le marché du manga francophone." explique François Uzan, le directeur éditorial des éditions Meian et Hot Manga.

Comment une Française passionnée du Japon est-elle devenue agent pour l'une des principales sociétés indépendantes ? Et d'ailleurs quel est le rôle d'un agent ? C'est dans un café à Tokyo que Pauline Ferrari a accepté de répondre aux questions de Linternaute.com.

Linternaute.com : Comment êtes-vous tombée dans le manga ?

Mes parents sont fans de bandes dessinées. J'ai grandi entouré de bandes dessinées. Mon livre de chevet que me lisait mon père pour dormir était un Mickey Parade. C'est assez naturellement que, quand le manga s'est développé en France, l'un d'eux s'est retrouvé dans mes mains. C'était Love Hina, prêté par le collègue de ma mère. J'ai plongé la tête la première dans le 9e art japonais et je n'en suis jamais ressortie.

©  2019 Masaaki Ninomiya (NIHONBUNGEISHA)

Qu'est-ce qui vous a donné envie d'aller au Japon ?

La culture japonaise a accompagné mon quotidien tout au long de ma vie. Petite, j'avais une console Sega, puis un Game Boy… Sans le savoir, le Japon était déjà à mes côtés. Quand on est enfant, on ne distingue pas les origines culturelles d'une console, d'un livre ou d'un jouet, on s'en moque. Puis les mangas et les animes sont venus compléter les jeux vidéo pour former une triforce de pop culture nippone. Mais le déclic est arrivé quand j'avais 18 ans: j'ai découvert le Visual Kei, le rock japonais poussé à son paroxysme, et là le puzzle m'a semblé complet, tous ces éléments essentiels de mes divertissements étaient liés, et leur point commun était le Japon. Une fois cette évidence constatée, j'ai eu envie de m'y rendre, pour découvrir la réalité de cette culture qui me passionnait tant. Mais j'ai fait une erreur: bien que passionnée, je suis partie sans parler un seul mot de japonais… Ne faites surtout pas comme moi (rires).

 Comment s'est passée cette découverte du Japon ?

Je suis partie un an en échange scolaire. J'ai fait ma dernière année de licence à l'université de Nagoya. J'ai eu un véritable coup de foudre. Et ce voyage qui ne devait durer qu'un an a été un tournant de ma vie. À l'issue de mon échange scolaire, je suis rentrée en France, mais je ne me voyais pas vivre ailleurs qu'au Japon.  15 jours après mon retour je me suis mise en quête d'un moyen pour repartir là bas, 8 mois plus tard j'y retournais et aujourd'hui j'y suis installée.

Et aujourd'hui, vous êtes agent d'éditeur. Pouvez-vous nous expliquer en quoi consiste ce métier ?

© 2008 KEISUKE ITAGAKI (AKITASHOTEN)

Il faut que je replace la société pour laquelle je travaille - Digital Catapult - dans son contexte. Au Japon, il y a beaucoup de conglomérats. Digital Catapult est une société créée il y a 15 ans sous l'impulsion commune de l'imprimeur Kyodo Printing et de l'éditeur Shogakukan. À l'origine, cette société avait pour vocation de gérer les fichiers numériques de Shogakukan : créer les epub, les métadonnées… et les distribuer sur diverses plateformes puisque le manga numérique au Japon marche très, très bien. Puis, en 2009, Digital Catapult a lancé sa propre plateforme de diffusion numérique : Sokuyomi, et qui aujourd'hui distribue plus de 70 éditeurs et héberge plus d'une dizaine de milliers de mangas. J'ai rejoint la société en 2014, pour participer au lancement du service international. Ce dernier, à l'époque, devait se concentrer sur la distribution de mangas numériques à l'international. Nous n'avions aucune vocation à devenir agent. On était là pour guider, aider et inciter les éditeurs étrangers à se lancer dans le numérique. On créait aussi des fichiers en anglais pour la distribution sur les plateformes internationales. C'était peut-être un peu trop tôt pour le marché hors Asie. Et, en 2016, un éditeur nous a contactés pour nous dire qu'il ne recevait plus d'offres d'Indonésie, qu'il ne comprenait pas le pourquoi de ce silence soudain, sur un marché jusque-là dynamique. Il nous a mandatés pour investiguer. Nous avons rencontré l'éditeur indonésien pour découvrir que l'agent intermédiaire ne faisait plus du tout son travail. On nous a alors proposé - à titre exceptionnel - de reprendre en charge la supervision de la gestion des droits avec l'Indonésie pour cet éditeur nippon. Aujourd'hui, l'exception est devenue la norme puisque 80% du temps de l'équipe international est consacré à la gestion de licence à travers le monde. Nous représentons plusieurs dizaines d'éditeurs au Japon.

© 2011 JI Inc./Asahi Shimbun Publications Inc.

Malgré cette proximité initiale avec l'éditeur Shogakukan, vous ne vous occupez pas de leurs droits étrangers ?

Non, pas du tout. Digital Catapult a connu énormément de rachats, d'investissements et de mouvements de fonds. Aujourd'hui, la société appartient en grande majorité à Kyodo Printing. Les sociétés Shogakukan et Shueisha sont encore actionnaires minoritaires, mais ne sont plus assez impliquées pour que nous soyons en charge de leurs droits étrangers. Ils ont leur propre agent dédié.

On imagine que vous supervisez - à titre personnel - le marché français au vu de vos origines. Mais vous occupez-vous d'autres marchés ?

Je suis responsable de l'Europe entière en dehors de l'Espagne puisque le marché espagnol couvre aussi l'Amérique du Sud. Je m'occupe aussi du marché de l'Amérique du Nord, donc notamment les États-Unis. Mes principaux marchés en ce moment sont les Etats-Unis, la francophonie, l'Italie, l'Allemagne et la Pologne. On travaille avec un éditeur polonais qui est apparu il y a trois ans, et qui ne cesse de monter, c'est passionnant d'assister et de participer à ce type d'éclosion de marché.

© 2019 JI Inc./Asahi Shimbun Publications Inc.

Quelle est la première signature de licence en France supervisée par Digital Catapult ?

Le premier gros contrat, c'était pour Hana, la maison d'édition Boy's Love du groupe IDP, je m'en souviens très bien. À l'époque, le groupe IDP venait de lancer Meian avec la série Kingdom. C'était en 2017. Les éditions Takeshobo nous avaient mandatés pour comprendre pourquoi le dialogue semblait soudainement compliqué avec cet éditeur français.  Et là nous avons découvert encore une fois que l'agent ne faisait pas son travail. Les offres ne circulaient plus. Takeshobo nous a demandé de restaurer les échanges avec IDP, et cela s'est tellement bien passé que, depuis, nous recevons des propositions de contrats toutes les semaines, aussi bien pour Hana (le label Boy's Love) que Meian.

© Sergei / Kumanano / 029 - SHUFU TO SEIKATSU SHA CO., LTD.

L'aventure entre Pauline et Meian commença par quelques mots échangés avec François Uzan, responsable éditorial chez Hot Manga, présent sur le stand Anime Store lors de la Japan Expo 2018. Elle lui laissa sa carte pour collaborer sur l'acquisition de nouvelles licences hentai. 4 mois après, il lui adressait un premier mail. Le sujet était Shigurui pour le label Meian. Depuis, plus de 1500 mails ont été échangés entre Pauline Ferrari et IDP. Et l'aventure continue ! Raconte le service communication d'IDP.

Concrètement, comment se passe un contrat ?

© Sergei / Kumanano / 029 - SHUFU TO SEIKATSU SHA CO., LTD.

Cela peut être un éditeur étranger qui manifeste son intérêt pour un titre ou nous qui le proposons. Quand on voit, notamment sur le marché francophone, un titre qui marche très, très bien, on va avoir tendance à le présenter aux autres marchés européens, en Italie, en Espagne, en Pologne.

C'est le cas pour Gannibal: on a signé le premier contrat en France, on a constaté l'engouement autour du titre et on a pris le parti de le présenter en Italie. Depuis, nous l'avons vendu en trois langues différentes et on espère le signer sur une quatrième d'ici la fin de l'année.

On voit certaines tendances qui se lancent et on se dit qu'on va aller creuser dans ce genre de titres pour voir ce que l'on peut présenter. On a aussi des éditeurs qui sont parfois très spécialisés, comme cet éditeur espagnol qui nous demande beaucoup de choses historiques. On fait en sorte de proposer aux éditeurs des choses qui leur correspondent. Tous les éditeurs ne se ressemblent pas, chacun à sa propre image. Parfois, je tombe sur un super titre mais je ne le propose qu'à un seul éditeur parce que cela lui correspond à lui et pas à un autre.

En France, le marché est très concurrentiel. Est-ce que cela a une incidence pour vous ?

Je ne travaille pas pour l'éditeur français ou espagnol, je travaille pour l'éditeur japonais, tout simplement parce que c'est ce dernier qui nous paye. Mon but, c'est toujours de travailler pour l'éditeur japonais et pour le manga, dans l'optique qu'il atterrisse chez le meilleur éditeur. Actuellement, sur le marché francophone, le meilleur éditeur, ce n'est pas celui qui va le plus payer. Le meilleur éditeur, c'est celui qui va faire la meilleure proposition en termes de marketing, de promotion ou de qualité d'ouvrage. Si demain on a un éditeur A et un éditeur B et que le A propose un tirage à 500 exemplaires et l'autre 5000, on ira plus sur celui de 5000 bien sûr.  Mais à offre de même envergure, si l'éditeur A propose un plan marketing et promotionnel plus intéressant, c'est lui qui remportera probablement le titre. Mon but en tant qu'agent des Japonais c'est de pousser chaque offre à son paroxysme, que chaque éditeur puisse proposer son meilleur dossier, et de le présenter de façon neutre à mon éditeur japonais.

© 2012 NAGATE YUKA All rights reserved

L'éditeur japonais ne connaît pas forcément le marché français ou européen. Comment juge-t-il ces offres ?  Est-ce qu'il demande des précisions ?

On s'en occupe. Quand on présente un éditeur francophone pour la première fois à un Japonais, on dit toujours en quelle année il a été créé, avec qui il a travaillé. Cela nous arrive d'envoyer aussi des exemplaires de ce qu'il a déjà publié, pour donner une idée de la qualité des ouvrages.. Notre but, en tant qu'agent, c'est de donner tous les éléments à l'éditeur japonais, et donc indirectement à l'auteur, pour qu'ils puissent prendre la meilleure décision.

C'est l'éditeur japonais qui vous paye... mais sur quelle base ?

Dans le cadre de Digital Catapult, nous sommes payés en commission sur les contrats signés. On touche un certain pourcentage sur les droits d'auteur et sur les ventes. C'est une commission qui est fixe. Tout le monde fait à peu près la même chose. On est donc très contents que le marché augmente, mais comme les prix de l'énergie et du papier augmentent, on craint que sur le long terme la tendance ne ralentisse voire s'inverse…

© Sergei / Kumanano / 029 - SHUFU TO SEIKATSU SHA CO., LTD.

Quel est le délai moyen entre la soumission d'une offre et la signature d'un contrat ?

Cela dépend des cas. Pour des éditeurs classiques, avec lesquels on s'entend bien, si c'est pour une nouvelle série, il faut compter environ trois mois pour l'ensemble : offre, contrat et paiement.

Si c'est pour des suites de séries, là en deux, trois semaines on est censés avoir tout terminé.

Dans nos contrats, l'éditeur s'engage à ce que le signataire francophone ait la priorité et à finir la série. On fonctionne sur un système de master agreement que l'on signe au début et qui pose les bases du contrat, des règles entre les trois entreprises : le Japonais, le Français et nous. Derrière, on a des individuals contrats qui ne concernent qu'une série ou deux. Mais il arrive que certains délais  nous échappent. La négociation la plus longue est encore en cours et a débuté il y a plus de deux ans… Fans français, soyez patients et soyez conscients que l'absence de certains titres sur le marché n'est pas seulement une décision éditoriale mais que, parfois, il peut y avoir des problématiques de droits d'auteur très complexes…

Il arrive aussi que les sources soient problématiques, il me semble ?

© 2004 Norio Nanjo/Takayuki Yamaguchi (AKITASHOTEN)

Cela nous est arrivé, en effet. Pour certains volumes de Shigurui, qui est publié en France chez Meian, l'éditeur avait perdu 10% des scans originaux. Meian a fait un travail exceptionnel en recevant les copies japonaises, en scannant tout ce qui manquait et en refaisant des dessins tout en les agrandissant. Cela a été un gros investissement du côté de Meian pour recréer ces données, et qui pourra bénéficier aux autres éditeurs à venir. Il arrive aussi que le manga ne soit plus disponible au Japon, dans le cas de séries très vieilles qui n'ont pas été rééditées, ou alors dans un format non exploitable. Dans ce cas, la seule solution est de scanner à nouveau les planches originales, il y a toute une logistique à mettre en place et l'éditeur acheteur des droits participe financièrement à cet effort.

Un intérêt pour une licence peut-il permettre de re-contractualiser un auteur, même au Japon ?

Cela nous est arrivé pas plus tard que l'an passé pour Junji Itô qui est ressorti récemment en France via les éditions Mangetsu. Ils voulaient acquérir les droits de Mimi no Kaidan, qui est un titre qui n'était jamais sorti à l'international. Quand on a contacté Asahi, le principal éditeur de Junji Itô, ils nous ont dit que ce n'était pas eux qui avaient les droits mais un autre éditeur. On l'a contacté et il nous a dit qu'il ne les avait plus. On est donc retourné chez Asahi, qui est un éditeur très ouvert, coopératif et très investi, on leur a expliqué la situation et ils nous ont demandé de leur laisser deux semaines. Au bout de deux semaines, ils nous ont contactés et nous ont dit que les droits étaient revenus aux auteurs. Deux semaines plus tard, ils m'ont dit qu'ils avaient signé les droits internationaux et japonais. Ils nous ont demandé trois, quatre mois, le temps de le re-publier au Japon, et ensuite ils ont octroyé la licence à Mangetsu.

© Jun Watanabe (NIHONBUNGEISHA)

Quelles ont été vos plus grandes surprises au niveau des ventes ?

J'en ai deux qui me viennent en tête. Gannibal qui s'est très bien vendu et qui a été nominé à Japan Expo pour le meilleur scénario et le meilleur manga à suspense. On ne s'y attendait absolument pas. Gannibal vient d'un petit éditeur au Japon. On était tous très contents. Récemment, ce sont les éditions belges Shiba qui m'ont contactée pour réimprimer un de leurs titres, qui à peine deux semaines après sa sortie était déjà presque écoulé.

Faut-il refaire une avance de droits dans le cas d'une réimpression ?

Cela dépend des éditeurs. Certains s'en moquent et disent oui tout de suite pour la réimpression. L'avance permet juste de s'assurer de ne pas engager un travail sans être rémunéré. Mettre en place le contrat, aller chercher l'auteur, avoir son accord, tout cela prend du temps. Donc il faut indemniser ce temps, c'est pour ça que les avances existent. Une fois que le titre est vendu, certains éditeurs disent que le travail est déjà fait, qu'on ne va pas faire de nouveaux contrats et qu'ils se paieront au moment des royalties.

© 2010 by ENJI HASHIMOTO AND SHINYA UMEMURA / COAMIX Approved Number ZCW-08F All rights reserved

Quand ont lieu ces paiements de droits d'auteurs ?

En général une fois par an. Mais en numérique, où les chiffres sont plus simples à obtenir, on a des droits d'auteurs payés deux fois par an. En Corée du Sud, où le livre numérique est totalement démocratisé, cela peut aller jusqu'à quatre fois par an.

Comment ces paiements de droits d'auteurs sont-ils supervisés ?

On reçoit des fichiers fin janvier, début février, de tous nos éditeurs, qui en général ont les titres en anglais, voire en langue locale. De notre côté, on a une liste par éditeur de tout ce qu'on a signé et je regarde le nom de l'auteur. Cela me permet de me retrouver. On reprend ces fichiers, et on traite les informations pour que ce soit compréhensible pour l'éditeur japonais. L'éditeur se moque de savoir le nom de son manga en français, en italien ou autre, ce qui l'intéresse c'est le nom en japonais, le nom de l'auteur, le nombre de ventes et le montant associé.

Il faut aussi se dire que la personne avec qui ont a signé le titre et celle qui gère la comptabilité sont différentes et ne se parlent pas forcément. Donc, il faut toujours remettre les informations contractuelles (les % de droits d'auteur sont basés sur le prix HT, mais aussi peuvent varier par palier, plus les ventes sont importantes, plus le % augmente, NDLR).

En six mois en 2022 nous avons généré un chiffre d'affaires équivalant à toute l'année 2021

Avez-vous été tentée d'imposer un format de fichier pour ces échanges ?

Pour les nouveaux éditeurs, ceux qui ont à peine deux, trois ans d'existence et qui en général n'ont pas encore de fichiers déterminés, j'ai un fichier que, moi, je peux leur fournir et qui est bilingue anglais et japonais. Ils ont juste à rentrer leurs chiffres et ils me renvoient ce fichier complété. Cela me facilite la tâche. Mais dans la majorité des cas, les éditeurs ont déjà un processus en place. Des fois il peut changer, par exemple Mangetsu qui a été racheté par Hachette, eux ils ont déjà tout leur système comptable avec leurs logiciels et automatismes. Ce n'est pas ma place que de leur demander de changer.

©  2019 Masaaki Ninomiya (NIHONBUNGEISHA)

2022 est-elle une année exceptionnelle ?

On n'a pas de licences gigantesques, comme Naruto, One Piece, L'Attaque des Titans ou Dragon Ball, parce que ce sont des licences qui appartiennent à des éditeurs comme Shueisha et Kodansha, qui ont leurs services en interne. Cela enlève les plus grosses ventes. Avant de parler chiffres, je tiens à préciser une réalité du marché. La majorité des titres ne génèrent pas de royalties. Quand un éditeur achète une licence, il paye une avance de droits d'auteurs, un minimum garanti ou MG. Plus de la moitié des titres licenciés ne dépassent pas ce MG, ou alors au bout de plusieurs années d'exploitation. Les titres qui génèrent des droits d'auteurs complémentaires dès la première année sont très rares. En tant qu'entreprise japonaise, notre année fiscale commence le 1er avril et finit le 31 mars, donc on n'est pas encore à l'heure du bilan annuel, cependant en six mois en 2022 nous avons généré un chiffre d'affaires équivalant à toute l'année 2021. Donc oui, 2022 s'annonce encore comme une année exceptionnelle.

En termes d'achat de licences, tout le monde regarde ce que fait la France. 

Le marché européen se développe mais il y a des disparités dans les choix éditoriaux et dans leurs tailles. Qu'en est-il du point de vue d'un agent ?

Effectivement, ce ne sont pas les mêmes marchés. Le marché francophone est plus intéressant parce que c'est celui qui a le plus de diversité, notamment parce qu'il y a beaucoup d'éditeurs en France, aux alentours de 35. En Italie, ils sont 10, en Allemagne 15, en Pologne 5, aux États-Unis 5 ou 6 dont la plupart appartiennent à des groupes japonais. En Italie, ils aiment un peu le rétro, ils vont plus sur du 2013-2014, quand les Français vont sur du 2019-2020. En tant qu'agent, le marché francophone est celui sur lequel on peut le plus s'amuser. Aujourd'hui, le marché français du manga est celui qui crée les tendances. Lors de Japan Expo, les éditeurs japonais viennent sur place et un marché des droits s'organise. C'est le seul moment de l'année où les éditeurs japonais quittent massivement le territoire. Comme Japan Expo est à côté de l'aéroport de Roissy, les éditeurs espagnols et italiens prennent l'avion tôt le matin, vont directement à Japan Expo et repartent le soir même en avion. Le marché francophone inspire beaucoup les marchés voisins, qu'ils soient en Allemagne, en Italie… En termes d'achats de licence, tout le monde regarde ce que fait la France. Si un titre marche en France, il sera forcément acheté ailleurs dans le monde. C'est très drôle de voir ça.

Aujourd'hui, des jeunes auteurs s'autopublient sur des plateformes comme Pixiv. Est-ce que vous regardez de ce côté là ?

En tant qu'agent ou éditeur francophone ou italien, tout le monde dira que l'erreur à ne jamais commettre, c'est de contacter un auteur en direct. Cela ne se fait pas. L'auteur n'a pas à réfléchir à ses droits internationaux, ses contrats. C'est à l'éditeur de s'en occuper. L'auteur doit se consacrer à sa création. Si on doit parler de business, c'est son éditeur qui doit le faire, personne d'autre.

Je connais un éditeur japonais qui a des contacts dans les cercles dôjin* et qui peut éventuellement nous servir d'agent. Donc cela arrive mais c'est extrêmement rare.

©  2019 Masaaki Ninomiya (NIHONBUNGEISHA)

Quelle est la tendance du moment ?

Cette année, on a vu une grosse tendance sur l'horreur apportée par Junji Itô mais aussi Gannibal. J'ai vu défiler des demandes à la pelle. Les gens nous ont demandé de l'horreur mais pas forcément du 100% gore à la Pumpkin Night.  Comme le lectorat en France vieillit, on peut ressortir certains titres comme Baki, chez Meian, ou Tomie, chez Mangetsu, dans des éditions luxueuses. Tomie, un titre qui date de 1987 et est un pavé de 700 pages dans les 30€, se vend très bien. L'an passé, plus de 20.000 exemplaires ont trouvé preneur, et cette année Mangetsu fera au moins aussi bien, d'autant plus que Junji Itô, son auteur, est venu à Angoulême en janvier 2023.

Et celle de demain ?

Quand j'étais adolescente, le manga parlait aux adolescents avec du shônen, du seinen, du shôjo. Là, on sent que le lectorat grandit dans tous les sens du terme. On a des lecteurs de mangas de la première génération qui aujourd'hui sont des parents. D'un côté, on a envie de relire les anciens classiques, de les mettre dans la bibliothèque et le prix n'est plus un facteur limitant. Mais on veut aussi que nos enfants lisent des mangas. Je pense que dans les années à venir, il y aura un boom du manga jeunesse. Il m'est arrivé qu'un éditeur français me demande ce que les enfants japonais lisent. Au Japon, Doraemon domine très largement l'espace jeunesse mais en France il n'a pas encore trouvé son public. Mais mon intuition me dit que Doraemon et les mangas jeunesse ne vont pas tarder à briller en France et ailleurs.

Avez-vous senti une progression liée aux nouvelles plateformes de vidéo à la demande, comme ADN, Wakanim, Crunchyroll ?

En Europe, une adaptation animée fait toujours du bien, quelle que soit la plateforme. Même si Netflix offre une traction "grand public" plus forte. Je pense qu'aujourd'hui les dramas ne sont pas un vecteur de recrutement, en tout cas en Europe.  Aujourd'hui, les Japonais sont en train de se faire larguer sur les dramas parce que la Corée du Sud a une politique beaucoup plus internationale que le Japon. Mais même au delà, le format anime est bien plus accrocheur que celui drama.

Webtoons et smartoons sont très à la mode. Est-ce que certains éditeurs japonais s'y intéressent ?

Oui, je connais plusieurs éditeurs japonais qui ont un département pour le webtoon. Ils commencent à se créer leurs webtoon et à investir là-dedans. À voir s'ils vont s'associer avec des auteurs japonais ou s'ils vont aller chercher des Coréens. En tant qu'agent, le format importe peu, tant que l'histoire est qualitative on est heureux de travailler à sa diffusion.

Il y a deux types de contrats que l'on peut signer: quand une série est finie et quand une série est en cours. Lesquels sont les plus fréquents ?

Pour citer un éditeur japonais: "Les éditeurs francophones sont des psychopathes". Les Italiens, les Allemands, les Espagnols, quand on leur propose des séries, ils demandent en combien de volumes cela se termine et veulent savoir comment ça évolue avant de se lancer. Les francophones, eux, voient le premier chapitre, et s'il leur plaît dès le lendemain j'ai une offre dans ma boîte mail.

Chez Digital Catapult, on gère autant de one-shots que de séries, donc cela nous va très bien.

Lire aussi : Tomoyo Tsuno "Il me tarde de voir le lectorat français s'épanouir en dehors du shônen"

© 2008 KEISUKE ITAGAKI (AKITASHOTEN)

J'ai récemment signé une série qui est 100% numérique au Japon mais qui, en France, va sortir au format papier. Je me dis que peut-être que si ça cartonne en France, ils voudront le sortir en papier au Japon. Quand c'est 100% numérique au Japon, cela est compliqué pour le passage au papier en France, notamment parce qu'il n'existe pas de jaquette. Il faut faire les yeux doux à l'éditeur japonais et en général ce n'est pas commissionné (l'auteur n'est pas rémunéré pour ce dessin supplémentaire, NDLR). En général, s'ils le font pour une langue, cela servira pour les autres aussi. En cas de demande spécifique, comme pour Junji Itô chez Mangetsu, là il a fallu commissionner l'auteur, mais cela s'est très bien passé. Si cela n'existe pas et que l'éditeur japonais s'est engagé à proposer les données pour la version papier, il faut faire quelque chose. En général, on en parle avant le contrat pour savoir si on fait des frais de matériel un peu plus élevés (pour fournir les scans des mangas ou envoyer des épreuves papiers, l'éditeur japonais facture selon des abaques dépendant du prorata de temps nécessaire ; plus un titre demande de fouiller dans les archives, plus ce montant est élevé ; en moyenne, il faut compter autour de 200€, NDLR).

Pourquoi y a-t-il des frais de matériel ?

Parce que les éditeurs japonais ont rarement les données chez eux. Ils doivent les réclamer aux imprimeurs et les imprimeurs leur facture le stockage et l'émission. Donc cela retombe sur les éditeurs étrangers. Cela s'adapte beaucoup en fonction des pays. Les francophones sont facturés un peu plus que les Indonésiens. C'est l'écart de niveau de vie et de PIB qui implique cette différence.

Quelle est votre meilleure surprise et votre plus grande fierté ?

Mon grand moment d'émotion, c'est quand on a annoncé Baki. Cela a été très long à négocier parce que la série avait déjà tenté sa chance en France il y a quelques années et cela n'avait pas marché. Donc il a fallu retourner voir l'éditeur japonais et le convaincre, lui dire que cette fois-ci ça allait être la bonne. Quand Meian, l'éditeur, a teasé une annonce, tout le Twitter francophone du manga s'est mis à réclamer Baki. La mayonnaise a pris et nous aussi on avait la pression parce qu'on voulait le sortir pour Japan Expo. Et quand l'annonce a été officialisée, ça a explosé nos attentes. Le hashtag #Baki était 6e des tendances Twitter alors que c'était le début du bac, qu'il y avait la guerre en Ukraine. On savait que ça allait marcher, mais en 48h la vidéo d'annonce a fait plus de 80.000 vues. C'était incroyable de voir cet engouement. Cela récompense les durs mois de labeur de toutes les personnes impliquées. Récemment, il y a eu l'annonce de la venue de Junji Itô à Angoulême. Je suis l'agente entre Angoulême et l'éditeur japonais. Ça fait des mois que j'ai le nez dedans, alors que ce soit enfin annoncé et que les gens soient contents, c'est un grand bonheur.

*Un cercle dôjin désigne un groupe de fan (parfois même composé de professionnel) qui se crée en général autour d'une licence (manga, jeux vidéo, musique, etc) et crée des œuvres pastiches, hommages.