Riichirô Inagaki : "l'effort collectif n'est que trop rarement mis en valeur"

Riichirô Inagaki : "l'effort collectif n'est que trop rarement mis en valeur" Eyeshield 21, Dr Stone et Trillion Game, trois mangas qui n'ont a priori aucun point commun. Et pourtant, tous sont signés Riichiro Inagaki. Le talentueux scénariste revient pour Linternaute.com sur sa carrière et ses méthodes de travail.

Manga de sport, aventure post-apocalyptique ou ambiance start-up avec son lot d'intrigues... Riichiro Inagaki ne se cantonne pas à un seul univers. Il pense les protagonistes en premier et trouve ensuite "la scène où ils s'expriment le mieux". L'auteur enchaîne les succès. Il faut dire qu'en plus d'écrire des histoires captivantes, le scénariste est à chaque fois associé à la crème des dessinateurs : Yusuke Murata, Boichi, et maintenant Ryôichi Ikegami pour sa dernière série Trillion Game (publiée en France par Glénat Manga). L'entretien réalisé en 2019 à Tokyo grâce à Glénat a été enrichi et mis à jour lors de la venue surprise du scénariste au 50e Festival international de la BD d'Angoulême où son éditeur français a mis en place une table ronde et des entretiens privés avec le scénariste acclamé.

Plongez dans la psyché d'un scénariste "au service du dessinateur" qui se dit ému de l'importance du 9e art dans la ville d'Angoulême. "En tant qu'auteur, notre seul désir c'est que nos mangas soient lus", confie-t-il. 

TRILLION GAME © 2021 Riichiro INAGAKI, Ryoichi IKEGAMI / SHOGAKUKAN

Linternaute.com : qu'est-ce qui vous a amené à faire des mangas?

Depuis mon plus jeune âge, j'ai baigné dans la culture du manga. C'était presque comme être constamment sous une douche de manga. Et comme il s'agissait de grandes œuvres, j'ai aimé tout ce que j'ai lu. C'est donc naturellement que j'ai souhaité en faire mon métier. Mais comme les éditeurs m'ont dit que je ne dessinais pas bien, je me suis résigné à devenir scénariste. Aujourd'hui arrive l'inverse : quand je montre mes story-boards, on me dit "mais tu sais dessiner!" et puis je réponds que "je travaille avec messieurs Murata, Boichi et Ikegami" et tout à coup les gens changent de conversation (rires).

Quelle est la première série qui vous a marqué?

Par rapport à ce que je viens de vous dire, ce serait logique que je vous dise que c'est Manga Michi de Fujiko Fujio. Par la suite, en tant qu'enfant du Jump, des séries comme Dragon Ball, Slam Dunk ou Hokuto no Ken m'ont fait énormément vibrer.

Vous jouez souvent avec des personnages aux caractères très originaux qu'on n'imagine pas en protagonistes de manga... Pourquoi un tel choix ?

Il y a beaucoup d'archétypes de personnages que j'apprécie. J'aime bien les doux dingues. D'autant plus qu'au fur et à mesure que l'histoire progresse, ce type de personnages est un ressort sans fin, on peut accentuer leurs traits, exagérer leurs réactions. Il est aussi très important pour permettre aux personnages de s'exprimer et d'évoluer, de ne pas toujours les isoler.

C'est-à-dire ?
On ne conçoit pas forcément les personnages sous forme de paires, mais il est important de pouvoir les "associer" pour qu'ils résonnent ensemble. Par exemple, dans Dr Stone, j'ai créé le personnage de Taiju pour qu'il facilite l'accès à celui de Senku. À partir du moment où j'ai senti que les lecteurs avaient bien saisi quel type de personnage était Senku, j'ai pu prendre la décision de leur donner une vie distincte à l'un et à l'autre dans le manga.

Pouvez-vous nous décrire la façon dont vous travaillez sur un chapitre?

Je ne dessine pas, je m'occupe uniquement du scénario, même si mes story-boards sont très détaillés sur la mise en scène. Je commence toujours par une réunion avec le responsable éditorial et après je rentre chez moi et je travaille, je travaille, je travaille, j'écris, je réfléchis. C'est très difficile de savoir combien de temps va prendre l'écriture d'un chapitre. Selon l'inspiration et la place du chapitre au sein de l'histoire, cela peut prendre un jour ou deux, mais des fois il m'est arrivé que cela se compte en semaines.

Combien de chapitres avez-vous d'avance par rapport au dessin?

Je transmets chapitre par chapitre aux équipes éditoriales. Par rapport à la publication hebdomadaire, j'ai à peu près un mois d'avance sur ce qui est écrit.

DR. STONE © 2017 by Riichiro Inagaki, Boichi/SHUEISHA Inc.

Quelles sont les origines de Dr Stone?

Beaucoup d'histoires se basent sur des personnages avec des super-pouvoirs ou des pouvoirs télépathiques. Ils peuvent réaliser des choses extraordinaires mais, dans la réalité, les choses sont faites grâce à la coopération de beaucoup de gens de manière presque invisible et imperceptible. Je trouvais que cet effort collectif de l'ensemble des forces qui composent une société n'est que trop rarement mis en valeur. Pour moi, voir une société où même un projet progresser à petits pas grâce aux efforts de chacun est quelque chose que je trouve très cool. Je suis parti de cette idée "construire une société ensemble" et j'ai alors ajouté la pétrification des gens comme point de départ.

C'est donc "l'entraide" le message principal de l'œuvre?

DR. STONE © 2017 by Riichiro Inagaki, Boichi/SHUEISHA Inc.

Il faut un mobile pour faire avancer une histoire. Dans mon cas, c'est l'aspect sentimental qui joue. J'attache de l'importance à cette notion de collaboration, mais j'ai du mal à l'exprimer. C'est à travers l'écriture de mangas que j'exprime ce que j'ai au fond de moi et que je n'arrive pas à exprimer correctement avec des mots. Cet aspect de collaboration dans les mangas, ce côté "petit travail de fourmi", c'est quelque chose auquel je tiens et qui m'amène à raconter cette histoire-là. Ensuite, l'importance de la science, du respect de la nature et la volonté de progresser via la transmission du savoir sont des notions fondamentales pour moi.

En parlant de l'importance de la science. Le professeur Kurare est votre référent scientifique sur Dr Stone. Comment se passe cette collaboration ?  

Il y a deux manières de procéder avec un superviseur. Soit je lui explique ce que je veux faire et je lui demande si d'un point de vue scientifique on a quelque chose qui permette de le faire, soit je lui dis ce que j'ai imaginé et je lui demande si ça existe. Cela dépend des passages, mais dans tous les cas, je pars de l'histoire et je l'enrichis avec l'aide du professeur Kurare. Je ne pars jamais d'une idée ou concept scientifique pour faire avancer l'histoire.

Dr Stone se situe après l'apocalypse. Les lois et les règles communes n'existent plus. Comment fait-on pour garder un ton "pour adolescents" dans un tel univers?

D'un point de vue narratif, ce qui m'intéressait, c'était d'avoir le personnage de Senku qui est un personnage qui, quoi qu'il arrive, ne flanche pas. Il s'en tient à ce qu'il a décidé et garde sa propre vision du monde. Un personnage calme comme ça, dans un monde réel, on ne le remarquera pas. Mais si je le mets dans un univers hostile, où les choses sont plus difficiles à vivre, alors ça devient intéressant de confronter cette réalité à sa personnalité. D'un point de vue créatif, le lecteur regarde de l'extérieur l'histoire avec Senku au milieu alors que moi, en tant que créateur, je me place à l'intérieur de ce qu'il est en train de vivre. Ce sont deux approches différentes. En tant que créateur, je pars d'un noyau sur lequel je rajoute des personnages, un univers, un entourage et, au fur et à mesure, cela prend de l'ampleur, une certaine forme. Le lecteur, lui, attaque l'histoire par l'aspect extérieur avant d'arriver à ce que moi j'ai mis au milieu. Je peux donc créer une atmosphère oppressante, déstabilisante, sans forcément aller jusqu'à des conflits épiques comme on a pu le voir dans des œuvres comme Hokuto no Ken que j'adore.

Pour Taiju, le smartphone est le confort moderne qui semble lui manquer le plus. Qu'est-ce qui vous manquerait le plus?

Ce serait internet qui me manquerait le plus. Je pense que la plupart des gens, si on leur donne accès à internet et à la nourriture, ils peuvent se passer de tout le reste. Dans le manga, lorsque Taiju reçoit un téléphone de la part de Senku, toute la joie qu'il manifeste, je suis tout à fait à même de la partager.

Dans Dr Stone, Senku est bon tout de suite, alors que souvent le héros progresse par palier. Pourquoi un tel choix?

DR. STONE © 2017 by Riichiro Inagaki, Boichi/SHUEISHA Inc.

En fait Senku est un personnage qui évolue, mais pour que l'histoire fonctionne, il lui fallait un bagage initial important. Ce n'est pas un manga de sport ou de combat où le héros va s'entraîner pour progresser. D'ailleurs Senku n'affronte pas d'adversaire. On m'a souvent dit que Senku était un génie, qu'il était omniscient, mais pour moi c'est juste quelqu'un de très intelligent qui ne fait qu'appliquer des connaissances scientifiques qu'il a appris des chercheurs des générations précédentes. Son but est de ramener la civilisation à un niveau de modernité et de confort qu'il juge convenable. Il ne court pas derrière une nouvelle invention, il n'exploite pas son potentiel intellectuel pour amener de nouvelles choses qui n'ont jamais existées, mais il développe ses capacités tout au long de l'histoire. Un protagoniste qui ferait du surplace ne serait pas intéressant d'un point de vue narratif.

En cas d'apocalypse, quel serait votre rôle dans le village des survivants?

Je pense que je commencerais par chercher quelqu'un comme Senku. C'est-à-dire quelqu'un d'omniscient, qui sait tout faire, et je ne le lâcherais pas d'une semelle. Parce que moi, je serais quelqu'un qui ne saurait rien faire du tout (rires).

Senku apprivoise les habitants avec des ramen. Comment vous charmeriez ce génie?

Je ne cuisine pas du tout, je suis plutôt rationnel moi aussi, donc je serais plutôt dans la position du personnage de Gen Asagiri dans le manga. J'essayerais d'utiliser ma gouaille pour rester auprès de cette personne omnisciente.

En parlant de Gen, on sent que vous avez une tendresse pour ce personnage. Est-ce votre personnage préféré?

On m'a souvent posé cette question, pas que sur le personnage de Gen d'ailleurs, pour chacun de mes mangas. Il arrive que l'on mette plus en avant untel ou unetelle, pour le bien de l'histoire. Mais en tant que créateur de manga, on considère tous les personnages comme nos enfants, et il est inconcevable pour moi d'avoir un préféré. Je les considère tous avec la même empathie, la même affection.

Connaissiez-vous déjà la fin de Dr Stone dès le départ?

Dans le cas des scénaristes qui travaillent sur des parutions hebdomadaires, il y a deux approches différentes. Il y a ceux qui travaillent sur le long terme et qui ont déjà une perspective assez étendue de la manière dont ils vont faire évoluer l'histoire… et beaucoup plus fréquemment ceux qui ont une approche au cas par cas. Ces derniers adaptent leur histoire chaque semaine, en fonction du retour des lecteurs. J'ai plutôt tendance à prévoir à l'avance, donc à savoir à peu près où je veux aller, comment va se terminer mon histoire. Mais comme je tiens aussi compte des retours des équipes éditoriales et des lecteurs afin de garder l'histoire la plus intéressante possible, il peut arriver que je bifurque un peu par rapport à mes plans initiaux, voire que j'arrive à une fin totalement non planifiée. Je suis incapable d'ailleurs de dire à l'avance si un arc narratif sera court ou long. L'écriture est parfois très volatile, il arrive que l'on pense qu'une idée sera complexe à déployer et demandera plusieurs chapitres pour se résoudre et que, finalement, en un chapitre ce soit plié, et inversement. Si je termine une histoire au point que j'avais imaginé dès le départ, alors je suis très content et vous pouvez voir un large sourire sur mon visage.

Dans une interview sur Eyeshield 21, vous avez déclaré que si le manga ne marchait pas, vous étiez prêt à le transformer en Kamen Rider. C'est vrai?

© Glénat

C'est tout à fait vrai. À partir du moment où on est publié dans un magazine comme le Jump, on a une sorte d'obligation de résultats. On est dans un magazine de divertissement mais on est soumis à la sanction du public. On sait qu'une série qui n'accroche pas le public est très rapidement arrêtée. Si je travaillais tout seul, cela n'engagerait que ma responsabilité, mais dans la mesure où je suis scénariste et où je travaille avec un dessinateur, les choix que je fais en termes de scénario engagent aussi l'avenir du dessinateur.  Donc j'ai une responsabilité assez forte par rapport au dessinateur avec lequel je travaille. Dans le cas d'Eyeshield 21, c'est vrai que j'avais des doutes sur le fait que le football américain puisse séduire le public japonais parce que personne ne connaît les règles, ce n'est pas très médiatisé ici. Donc si cela ne marchait pas, j'avais prévu plusieurs voies et possibilités d'évolution du scénario. L'une d'elles était la possibilité d'avoir un personnage qui soit une sorte de super remplaçant, qui fait différents sports et qui est appelé par les équipes pour jouer au poste manquant, et pas forcément en football américain. J'ai procédé à peu près de la même manière sur Dr Stone.

Vos premiers chapitres ne posent donc pas un décor gravé dans le marbre?

Le premier chapitre est un cas très particulier. Il faut arriver à happer le lecteur et à le garder, donc il n'est pas représentatif de ce que l'on veut faire. Le premier chapitre est celui sur lequel on met beaucoup de choses, suffisamment pour finir premier ou être dans les premiers en termes de popularité. C'est à partir du deuxième chapitre que je développe un peu plus le lore du manga. Pour Dr Stone, c'est la science, pour Eyeshield 21, ce sont les règles du football américain. Et si au deuxième chapitre on note un décrochage, alors je peux procéder à un virage à 90° scénaristiquement parlant.

Quelle était l'alternative pour Dr Stone?
Le plan B était un virage vers un manga survival.

DR. STONE © 2017 by Riichiro Inagaki, Boichi/SHUEISHA Inc.

Vous avez déclaré qu'en plus d'un gain de temps, la répartition entre un auteur et un dessinateur permettait d'avoir des surprises. Quelle est la meilleure surprise que vous ayez eue?

C'était sur un passage de Dr Stone. Dans mon crayonné, j'avais fait un petit dessin assez simple pour ce générateur d'énergie électrique hydraulique. Peut-être que j'avais mis quelques indications mais lorsque j'ai vu le dessin de M. Boichi, j'ai trouvé que c'était vraiment très étudié. Il a mis des détails auxquels je n'avais pas du tout pensé en me disant que, par la suite, ce serait bien que Senku s'en serve. Donc il m'a vraiment surpris sur ce coup-là. Mais lorsque j'ai vu les planches faites par M. Boichi, je n'étais pas vraiment content. Je me suis dit qu'on allait s'en prendre plein la tête, que les lecteurs allaient nous dire qu'il n'était pas possible de faire un truc comme ça dans un univers pareil et qu'on allait se faire massacrer. Je me faisais du souci. En réalité, quand le chapitre est paru, on n'a eu que des bons retours, personne n'est venu nous tacler. On a eu que des "c'est trop cool, c'est trop classe". Je ne sais pas si M. Boichi voulait me faire comprendre que, quand il dessine, il envoie du lourd, mais c'est clair que c'était une belle surprise. Après ça, j'ai légèrement modifié ma perception et ma manière de lui soumettre mon scénario. Puisqu'il m'avait en quelque sorte pris à revers, je me suis dit qu'on allait monter le niveau des exigences. Lorsque je lui ai demandé de dessiner un métier à tisser, je lui ai dit "lâche-toi, tu peux y aller", et il s'est lâché (rires).

Vous avez écrit du manga sportif, du manga scientifique… Est-ce qu'il y a un genre qui vous échappe ou est-ce que vous avez un genre de prédilection?

© Glénat

Tout part du personnage et, une fois que j'ai un personnage qui se dessine dans ma tête, je vais me demander quel genre d'histoire va pouvoir le mettre en valeur. Plus que des genres où je ne me sens pas à l'aise, ce sont des typologies de personnages qui peuvent me poser problème. J'essaye de développer le plus d'empathie possible envers mes personnages, j'ai donc une affinité plus forte pour tout ce qui se rapproche de mon expérience et inversement plus de mal avec ce qui m'est étranger. Aujourd'hui je suis à l'aise sur les personnages de 0 à 46 ans, surtout masculin (Riichirô Inagaki est né en 1976, il a 46 ans, NDLR). Je suis mal à l'aise avec un personnage de 70 ans, et à chaque fois que j'ai des personnages féminins à écrire, je pose beaucoup de questions à ma femme et c'est elle qui me parle de son expérience.

Les questions qui suivent ont été posées lors d'une interview en tête-à-tête organisée par les éditions Glénat à l'occasion du FIBD en janvier 2023

D'où vous est venue l'idée du scénario de Trillion Game?

Cela faisait très longtemps que je couvais l'idée d'écrire une histoire autour des jeux d'argent. À chaque fois que j'ai vu ce sujet abordé, il y avait toujours un angle moraliste qui me chagrinait. On justifie toujours que l'argent n'est pas une finalité en soi, comme si gagner de l'argent était intrinsèquement sale. Ce manichéisme m'énerve depuis le collège. Je me suis dit qu'on pouvait trouver quelque chose d'intéressant derrière ça. Quand j'ai réfléchi à la manière de raconter l'histoire de quelqu'un qui gagne de l'argent, je me suis demandé comment font ces gens qui amassent tant d'argent. Le trait principal, c'est qu'ils sont très autocentrés, tournés vers eux-mêmes, ils sont capricieux. C'est quelque chose de mal vu au Japon. C'est surtout ça qui a motivé la création et façonné les traits du personnage de Haru. Mais loin de moi l'idée de vouloir créer un personnage très figé. C'est le lecteur qui en pensera ce qu'il voudra.

TRILLION GAME © 2021 Riichiro INAGAKI, Ryoichi IKEGAMI / SHOGAKUKAN

Est-ce que Haru est inspiré d'une vraie personne ?

Je fais beaucoup de recherches, tout le temps. Il m'arrive au cours de mes recherches de trouver des histoires et je m'en sers comme base.  Mais je ne note que des situations, des comportements. Tous les personnages que je crée sont 100% originaux.

C'est votre deuxième collaboration avec M. Ikegami. Est-ce plus simple de travailler avec un dessinateur que l'on connaît ?

Quand je travaille avec un nouveau dessinateur, je lis tout ce qu'il a fait et j'essaie de trouver ses qualités. Ensuite, je vais essayer de faire en sorte de lui proposer une histoire qui permettra de sublimer son dessin. Il faut savoir qu'Ikegami dessine très bien les femmes et notamment les femmes fortes, les beautés froides. Ce qui est incroyable chez lui, c'est qu'il est capable de dessiner de très belles femmes avec beaucoup de traits. Normalement, plus on met de traits et plus c'est compliqué de rendre quelque chose beau et attirant. Cela devient encombré, alors que la simplicité est souvent synonyme de beauté. Là, je lui ai demandé de faire un personnage mignon, qui ne soit pas une beauté froide. Ce qui est dingue, c'est qu'il peut faire les deux. Je ne connais pas d'autre dessinateur qui soit capable de faire ça.

TRILLION GAME © 2021 Riichiro INAGAKI, Ryoichi IKEGAMI / SHOGAKUKAN

Comment dépenseriez-vous un trillion de yens?

Je viens d'une famille très modeste et je ne dépense pas d'argent. Je n'ai pas besoin de grand-chose pour vivre. Si j'avais un trillion de yens, je placerais tout et je regarderais tous les jours les cours de la bourse, je verrai les intérêts à venir et cela me mettrait en joie.

Les questions qui suivent ont été posées lors d'une table ronde privée organisée par les éditions Glénat à l'occasion du FIBD en janvier 2023

C'est une relation différente avec chaque dessinateur ? 
Tout à fait, à chaque fois j'apprends et je découvre des choses. Il est très important pour moi de me mettre au service du dessinateur. D'ailleurs, il arrive assez souvent que mon scénario évolue en fonction des dessins. Par exemple sur Eyeshield 21, dans mon story-board, j'avais annoté lors de la première apparition d'Odawara "il a l'air débile mais il est plus malin que l'on peut penser de prime abord" mais M. Murata a complètement ignoré ma note et a dessiné un personnage cartoonesque à la croisée de Popeye et Muscleman. Le personnage est donc devenu par la force des choses un véritable bouffon dans mon scénario. C'est comme quand on joue à s'envoyer la balle au baseball. J'envoie un story-board annoté, le dessinateur me renvoie un dessin, et petit-à-petit des motifs vont prendre forme, ce qui me permettra d'affiner mon travail.

En parlant de Eyeshield 21, la série vient de fêter ses 20 ans…
En effet, nous souhaitions avec M. Murata marquer le coup, mais nous n'avons pas eu le temps de réaliser ce que nous avions en tête. Nous préparons une surprise pour les 21 ans, j'espère que les fans apprécieront.

Un remake de l'anime ?
Nous n'avons aucun pouvoir décisionnel sur les adaptations de nos œuvres. Tout ce que je peux vous dire, c'est que tout artiste adore voir ses histoires adaptées en anime. On ne s'en lasse jamais, alors en ce qui me concerne, vous pouvez faire un remake 10 ou 100 fois et j'aurai à chaque fois les yeux qui brillent.

Vous disiez que les lecteurs s'emparent des personnages. Avez-vous été surpris de certaines interprétations ?

Quand j'écris mon story-board, il m'arrive souvent d'écrire une phrase pour dire ce que pense le personnage. Seul le dessinateur verra cette phrase et il transformera cette phrase en une expression. Et il m'arrive, comme tout à chacun, par narcissisme, de regarder sur Google ou Twitter ce qu'il se dit à propos de mes mangas. Et certains lecteurs commentent des cases en disant "dans cette scène, XXX semble penser YYY", ce qui correspond exactement à ce que j'avais décrit dans ma note au dessinateur. D'un côté, les lecteurs sont très intelligents, et de l'autre, grâce au talent des dessinateurs avec qui je travaille, on peut transmettre des informations juste avec la force du dessin et de la mise en scène.

Vous arrive-t-il de tricher avec la réalité ?

Quand j'ai travaillé sur Kobushi Zamurai, le premier manga one-shot sur lequel on a collaboré avec M. Ikegami, il y avait un personnage de femme. À l'époque classique japonaise, les femmes avaient une coiffure très charmante mais qui aujourd'hui ne rentre plus du tout dans les canons de beauté. Pour moi, c'était important parce que j'ai envie que le personnage soit attirant aux yeux d'aujourd'hui. Donc j'ai mis une petite note dans mon script pour moderniser sa coiffure et M. Ikegami m'a envoyé un personnage qui correspondait exactement à mon désir. C'est un gros mensonge parce qu'aucune femme n'était coiffée comme le personnage du manga, mais c'est ce qu'il fallait.

Vous avez scénarisé les derniers tomes de Dr Stone en même temps que vous débutiez Trillion Game. Comment avez-vous jonglé avec ces deux œuvres ?  

C'était très dur de tenir le rythme avec deux séries en simultané. Même pour moi qui ne suis "que" scénariste. Il y a énormément de mangakas qui ne dorment que 4h par nuit, c'est un rythme éreintant que je ne saurais suivre.

 Il y a une recette pour écrire une bonne histoire ?

Le plus important, ce sont les personnages. Il m'arrive de penser à des histoires en premier mais à chaque fois ça finit par me poser des problèmes lors du développement, alors je m'oblige à rester centré sur les personnages. Il y a une idée reçue assez galvaudée: "J'ai été ému par une belle histoire". Rien n'est plus faux car ce sont les personnages et leurs aléas qui vous ont ému, pas l'histoire. Par exemple, si demain un homme inconnu dans une ville inconnue a un accident et meurt, vous serez beaucoup moins ému que si le président de votre pays avait le même accident. L'histoire en elle-même n'est qu'un carcan vide, ce sont les personnages qui permettent à ce carcan de prendre de l'envergure et de développer une âme.

Trillion Game, de Riichirô Inagaki et Ryoichi Ikegami, éditions Glénat Manga, 7,90€

Le tome 3 sort le 15 Mars 2023.