Sanji's Food Wars: rencontre exclusive avec les auteurs du spin-off culinaire de One Piece
En 2012, un jeune duo de mangakas débarque chez Shueisha. Yûto Tsukuda (scénario) et Shun Saeki (dessin) ne le savent pas encore mais ils viennent de s'embarquer pour une très grande aventure. Leur manga culinaire Food Wars!, est un véritable carton. Pendant sept ans, tout au long de 36 volumes, le duo va faire frétiller les papilles des lecteurs du monde entier. Avec plus de 20 millions d'exemplaires vendus, la saga Food Wars! est indéniablement un best-seller.
Pour fêter les 21 ans de la saga One Piece, messieurs Tsukuda et Saeki reviennent sur le devant de la scène avec un chapitre centré sur Sanji, le chef cuisinier du plus célèbre équipage de pirates de l'univers des mangas. Après son succès phénoménal, ce chapitre unique est devenu une histoire complète que les éditions Glénat ont publié le 30 septembre 2023 et disponible en avant première lors de la Nuit One Piece.
C'est à Tokyo, que nous avons pu rencontrer les deux mangakas amoureux de bonne chère. Ils se sont longuement confiés sur la genèse de Sanji's Food Wars, mais se sont aussi ouverts sur leur nouvelle série (pas encore publiée au moment de cet entretien), centrée sur le cinéma: Tenmaku Cinema ("la toile de cinéma").
Linternaute.com : vous vous connaissez tous les deux depuis l'université mais n'étiez pas de la même année scolaire. Étiez-vous dans le même club de manga?

Yuto Tsukuda : En effet, nous ne sommes pas de la même année. Monsieur Saeki est mon aîné, j'ai pu le rencontrer grâce à un ami commun. À l'université, j'avais envoyé mes dessins pour participer aux concours du Shônen Jump. Je rêvais de devenir mangaka. Lors d'une soirée universitaire transgénérationnelle, monsieur Saeki m'a approché.
Shun Saeki : Tout à fait, j'avais entendu la rumeur qui disait "il y a un élève qui est mangaka semi-pro". Je me suis dit alors "ouah, il y a un dessinateur de mangas dans mon école!".
Monsieur Tsukuda, vous avez fait vos débuts en 2006, et avez même publié une série sur le football (Shônen Shikku). Qu'est-ce qui vous a fait vous tourner vers le scénario?
Yûto Tsukuda : Pour faire simple, je manquais de talent. Mon responsable éditorial m'avait dit que j'étais bon, mais pas assez. Je dessinais en même temps que je travaillais comme employé d'une société et, alors que j'avais décidé de démissionner de mon travail, mon projet de manga fût accepté. Tandis que je finalisais mon projet, mon tantô est venu me voir et m'a conseillé de me concentrer sur le scénario, la partie où j'étais selon lui plus doué et plus efficient.

Comme vous savez dessiner, est-ce que vous réalisez des story-boards très détaillés?
Yûto Tsukuda : Je fais des story-boards assez complets, mais rien n'est définitif ni imposé à part les expressions des personnages ou des situations précises que je désire voir retranscrites. Il s'agit plus d'un avis que je transmets à monsieur Saeki en qui j'ai totale confiance pour réaliser la meilleure interprétation possible de chaque planche.
Monsieur Saeki, vous avez été l'assistant de Tadahiro Miura-sensei (Yûna de la pension Yuragi). Est-ce à ses côtés que vous êtes passé au dessin numérique?
Shun Saeki : Je travaillais déjà en numérique, monsieur Miura m'a appris à optimiser mon approche de ce médium. Surtout vis-à-vis des contraintes de temps lors d'une publication hebdomadaire. Toutes les astuces pour gagner du temps grâce au numérique me viennent de lui. Sincèrement, si je n'avais pas bénéficié de tous ses enseignements et de ses conseils, je ne suis pas certain que j'aurais pu tenir un rythme de parution hebdomadaire.
Le projet Sanji's Food Wars à la base était un one-shot pour les 21 ans de la série One Piece. Comment est né ce projet?
Yûto Tsukuda : C'est une idée de notre ancien tantô qui nous as suggéré de faire une histoire unique pour les 21 ans de One Piece en se basant sur Food Wars.

Comment adaptez-vous votre dessin à celui d'Eiichiro Oda?
Shun Saeki : Évidemment, il y avait l'œuvre originale d'Eiichiro Oda qui est connue dans le monde entier à garder en tête, mais je n'ai eu aucune restriction en termes graphiques. J'ai essayé de coller au style des personnages tout en ne copiant pas le trait de maître Oda. Néanmoins, j'ai énormément appris et progressé en regardant et analysant sa manière de travailler. J'ai mis mon style dans ses personnages. J'étais stressé au début, j'espère que les fans vont apprécier en France comme ils l'ont apprécié au Japon. Pour moi, cela a été un énorme challenge.

Le succès est arrivé dès le premier chapitre. Comment avez-vous réussi à transformer un one-shot en mini-série?
Yûto Tsukuda : Pour être franc, j'avais pensé à la suite dès le début du projet. Si ça se trouve, on ne me l'aurait jamais demandé, mais au cas où je m'étais fait une petite trame et par chance on m'a demandé de continuer. Enfin, plutôt, quand il y a eu du succès, nous sommes allés voir notre éditeur et nous avons demandé si on pouvait faire une suite.
Votre éditeur a-t-il dit oui tout de suite ?
Yûto Tsukuda : Oui! Il était très motivé aussi. Il sentait que cela pouvait avoir un bon succès.

Comment avez-vous choisi quels morceaux de l'histoire utiliser dans votre série?
Yûto Tsukuda : C'est vrai que l'univers de One Piece est gigantesque. J'ai choisi les parties où Sanji et la nourriture étaient importantes. Des chapitres où il s'exprimait en tant que cuisinier et pas juste en tant que combattant. On aurait pu choisir des épisodes où Sanji se bat ou alors vit des aventures avec ses camarades mais cela ne représentait pas vraiment quelque chose d'important pour nous.
Vous collaborez pour ce manga à nouveau avec la chef Yuki Morisaki. Mais cette fois-ci, vous pouviez utiliser des aliments qui n'existent pas dans notre univers, comme le saumon dragon. Quelles ont été les principales difficultés autour de l'intégration de ces aliments imaginaires?
Yûto Tsukuda : Madame Morisaki est géniale, elle nous a beaucoup aidés. Elle n'a pas hésité à allier le réalisme et la fantaisie. En discutant, nous nous sommes mis d'accord pour garder une base technique réaliste et construire la fantaisie par-dessus, sur les ingrédients et les conséquences de leurs utilisations. Par exemple, dans la deuxième histoire, il y a un poisson qui explose quand on le tranche mal, ça c'est la partie fantaisie, mais le fait de couper avec un accessoire spécifique, c'est la partie réaliste. Au Japon, il existe des couteaux pour ne pas abîmer le poisson quand on prépare les sushis, pour trancher sans accrocher la chair, en ça, les références de madame Morisaki sont essentielles. Nous avons aussi joué avec des ingrédients qui existent mais inventé une manière fantaisiste de les cuisiner quand nous avions l'inspiration.

Qu'est-ce que vous imaginez en premier: le plat final, les ingrédients ou la préparation?
Yûto Tsukuda : Dans le troisième épisode, j'avais l'histoire complète, mais c'est madame Morisaki qui a choisi les ingrédients qui allaient avec le plat. Pour le cinquième chapitre, pour le bien de l'histoire, j'avais décidé d'utiliser des soba et elle m'a dit: "Pourquoi on ne ferait pas des soba de requin?" J'ai commencé à travailler dessus mais, au même moment, dans l'arc Wano de One Piece, il y avait une histoire de cuisine avec de la carpe koï. Donc je suis allée voir madame Morisaki, je lui ai dit que l'idée du requin était géniale, mais je lui ai demandé si je ne pouvais pas dessiner des carpes à la place. À partir de ce moment-là, elle a modifié tous les éléments nécessaires pour que cela corresponde à une cuisine de carpe. C'est un véritable travail d'orfèvre. C'est aussi grâce au fait qu'elle avait énormément aimé travailler sur Food Wars!.

Qui a eu l'idée de mettre une crotte à la place de la coiffure de madame Savarin? (rires)
Shun Saeki : Ce n'était pas le projet initial (rires). Comme madame Savarin a souvent des boucles d'oreilles en rapport avec les fruits ou des gâteaux, j'ai imaginé son design en pensant à une glace à l'italienne, mais tout le monde pense à une crotte, donc tant pis. (rires)

On voit plusieurs scènes qui reprennent des gimmicks de Food Wars! (par exemple quand Sanji enlève sa veste et se prépare à cuisiner, on dirait Sôma). Est-ce un hommage voulu?
Shun Saeki : C'est une sorte d'hommage et on s'est dit que les fans de Sôma seraient peut-être heureux d'avoir ce genre de choses. On a fait bien attention à ne pas tomber dans le fan-service pour le fan-service. C'est plus des clins d'oeil ici et là pour les fans.

Quand on travaille sur une œuvre aussi célèbre que One Piece, est-ce que l'on ressent une pression particulière?
Shun Saeki : J'avais la pression tout le temps, je ne m'en suis jamais débarrassé. Dès le premier épisode, les fans semblaient aimer donc cela m'a permis de me libérer.
Éditeur : J'ai été le tantô de monsieur Oda avant de m'occuper de messieurs Saeki et Tsukuda. Il faut savoir que quoi que l'on fasse en rapport avec One Piece, tout est toujours soumis à l'approbation de monsieur Oda. C'est la première fois que je vois une œuvre adaptée de One Piece sur laquelle il ne fait aucune modification ou remarque. Il m'a juste répondu "génial!".
Shun Saeki : Monsieur Oda a envoyé à son tantô actuel un message sur Line où il était écrit "c'est super génial". Quand notre éditeur nous l'a montré, je l'ai pris en photo je l'ai imprimé (rires).
Après le premier chapitre, vous avez introduit les autres membres de l'équipage du chapeau de paille. Lequel est le plus dur à "apprivoiser"?
Yûto Tsukuda : Je lis One Piece depuis que je suis gamin. J'ai quasiment tous les personnages en moi, je les aime, je les connais par cœur. Lorsque j'ai dû les faire intervenir dans Sanji's Food Wars, j'ai fait en sorte qu'ils aient leur place.

Et en termes de dessin ?
Shun Saeki : Quand je me suis retrouvé à travailler sur One Piece, j'avais énormément de pression parce que ce ne sont pas du tout les personnages que je dessinais jusqu'à présent et c'est One Piece, le manga le plus lu au monde. J'ai un peu souffert au début mais les équipes éditoriales de Shueisha m'ont fourni de nombreuses bibles graphiques, énormément de dessins des personnages principaux afin que je puisse m'entraîner et m'habituer au style de maître Oda.
Monsieur Saeki, comment arrivez-vous à transformer le physique d'une personne après une dégustation? On est presque au niveau des magical girls!
Shun Saeki : Ivankov, dans l'œuvre originale, a déjà cette faculté de se transformer et de devenir une beauté fatale. Lorsque Tsukuda m'a dit que le personnage de Savarin avait la possibilité d'enlever sa graisse et de devenir un autre personnage, je me suis demandé comment j'allais pouvoir faire ça. Finalement, le résultat après la transformation est plus dans mon style à moi, graphiquement. Donc, je n'ai pas souffert pour faire cette beauté fatale, au contraire. (rires)
Si vous mangiez un fruit du démon, quel serait votre pouvoir?
Yûto Tsukuda : J'aimerais pouvoir devenir invisible. Sanji avait eu ce rêve de manger des fruits qui rendaient invisibles dans l'œuvre originale.
Shun Saeki : Avoir le pouvoir de Robin, je pourrais faire plein de dessins tout en utilisant l'ordinateur et je n'aurais plus besoin d'assistants et j'irais plus vite.

Est-ce que l'on peut imaginer un spin-off autour des Hunters Gourmets de Hunter x Hunter?
Yûto Tsukuda : Si j'avais le temps, je ne ferais pas juste une collaboration avec Hunter x Hunter, mais aussi plein d'autres séries. J'adorerais particulièrement continuer de travailler avec madame Morisaki autour d'un spin-off sur l'œuvre de maître Araki. Après tout, la nourriture est très importante dans l'univers de Jojo's Bizarre Adventure.
Est-ce que vous avez déjà un nouveau projet ensemble? (l'interview a eu lieu en mars 2023, avant l'annonce officielle du nouveau projet, NDLR)
Yûto Tsukuda : Oui. Tout à fait.
Sur quelle thématique?
Yûto Tsukuda : Nous travaillons à un manga sur le cinéma, Tenmaku Cinema, qui raconte l'histoire d'un passionné de cinéma et son évolution jusqu'à devenir réalisateur lui-même. Avec une petite dose de fantastique en supplément. Hajime Shinichi, le héros, est très fan de la Nouvelle Vague, que ce soit Jean-Luc Godard ou François Truffaut, mais aussi d'Akira Kurosawa.
New Chapter UP!
— MANGA Plus by SHUEISHA (@mangaplus_o) May 14, 2023
(For English Series)
Tenmaku Cinema Chap 005https://t.co/bymI5cKurd
Mission: Yozakura Family Chap 177https://t.co/OEiSJkg1IP
Mashle: Magic and Muscles Chap 155https://t.co/eLcl0dhbya
SAKAMOTO DAYS Chap 118https://t.co/dCNyyJu3cS pic.twitter.com/D5EvorF4Q2
Est-ce que c'est tiré d'une histoire vraie ou est-ce 100% fiction?
Yûto Tsukuda : Les personnages sont tous des personnages originaux mais les références aux réalisateurs sont marquées du sceau de la vérité historique. Notre manga est une histoire 100% originale et fictive.
Quand vous avez imaginé ce concept, quel est le premier film auquel vous avez pensé?

Yûto Tsukuda : Plus qu'un film, nous avons pensé à un réalisateur. Akira Kurosawa s'est imposé comme une évidence quand j'ai pensé au concept. Aujourd'hui, ses films sont connus des générations antérieures comme vous et moi ou nos aînés, mais sont inconnus des nouvelles générations. Mon but est de faire un manga qui plaise au plus grand nombre et qui permette, peut-être, d'apprendre certaines choses sur des anciens réalisateurs.
Comment travaillez-vous ensemble sur ce projet?
Yûto Tsukuda : On travaille séparément. Moi, je fais tout ce qui est scénario, le nemu (story-board, NDLR) et j'envoie à mon manager éditorial. S'il me dit que c'est bon, je l'envoie via Dropbox à monsieur Saeki qui va mettre ça en image.
Quels personnages rêvez-vous de faire intervenir dans l'histoire?
Yûto Tsukuda : C'est toujours très difficile de mettre le nom des gens parce que cela pourrait ne pas passer au niveau des fans, si ce n'est pas l'image qu'ils en ont. Mais dans le premier épisode, il y aura les noms de Steven Spielberg et de George Lucas qui seront présents.
Shun Saeki, on imagine que la documentation sur les actrices n'est pas pour vous déplaire? (rires)
Shun Saeki : Contrairement à ce que l'on pourrait penser, un dessin commence par la personnalité, l'aura de la personne. La plastique n'arrive qu'après. Donc même pour une actrice splendide comme Marilyn Monroe, il y a un temps d'études de sa psyché qui est nécessaire. Mais ensuite oui, il faudra que je regarde énormément de photos pour m'assurer de la ressemblance, quel dur métier parfois (rires).
Avez-vous une idée de la durée de cette nouvelle série ?
Yûto Tsukuda : J'aimerais que ce soit une longue série. Mais au final, celui qui décide de la durée d'une série, c'est le lecteur. Alors s'il vous plaît, lisez notre nouveau manga.
Vous utilisez assez souvent les comic reliefs, notamment après des arcs à grande tension. Prévoyez-vous de faire quelque chose de similaire dans ce manga?
Shun Saeki : En effet, c'est une technique assez classique pour casser la tension, mais aussi changer le rythme de lecture. L'oeil du lecteur ne s'attarde pas la même durée sur un dessin sérieux ou sur une case gag. Pour ce titre, je ne prévois pas particulièrement d'y faire appel, car j'ai envie d'utiliser une nouvelle manière de montrer les choses. C'est d'autant plus important pour moi que le sujet est autour du cinéma. J'aimerais utiliser une mise en scène de type traveling, pour montrer comment une scène évolue selon l'angle de la caméra. J'aime aussi l'idée de montrer des instantanés avant / après qui soient très identifiables, très visibles pour le lecteur. Que l'évolution du personnage soit notable entre deux expositions.
La lecture sur smartphone change-t-elle quelque chose pour vous?
Shun Saeki : Au niveau de la mise en page, pas trop, mais pour faciliter la lecture je réduis le nombre de bulles et les agrandis pour que les textes soient plus simples à lire. Pour moi, il est préférable de lire sur tablette si l'on doit lire en numérique.
Est-ce que vous regardez des films quand vous travaillez?
Shun Saeki : J'ai toujours des films ou des dessins animés à l'écran, mais c'est plus pour avoir une présence, un accompagnement. Je n'y prête pas une attention particulière.
Avez-vous un acteur fétiche que vous allez utiliser dans votre manga?
Yûto Tsukuda : Il y a un personnage qui apparaît au fur et à mesure de l'avancée de l'histoire, en référence avec le héros. Mais je ne peux pas vous en dire plus pour l'instant.

Vous avez récemment célébré les 10 ans de Shokugeki no Soma. Vous attendiez-vous à un tel succès pour ce manga?
Shun Saeki : Même dans nos rêves les plus fous, on n'aurait jamais cru qu'on aurait un jour une exposition sur une de nos œuvres. Par contre, on a eu peur qu'il n'y ait personne à l'exposition.
Yûto Tsukuda : Monsieur Saeki y est allé en douce et a vu qu'il y avait une file d'attente sur plusieurs dizaines de mètres. Alors il a été rassuré (rires).
Un dernier mot pour nos lecteurs ?
Yuto Tsukuda : La cuisine française a joué un rôle important dans l'histoire de Food Wars. Comme il se trouve que la France est aussi un acteur majeur dans le monde du cinéma, je suis heureux de partager cette passion pour les films que nous avons une fois encore en commun. Lorsqu'il était jeune, Akira Kurosawa a été choqué par le cinéma français et voulait à son tour créer quelque chose de nouveau, de frais, c'est ce respect que je veux intégrer à mon manga, en espérant pouvoir répondre aux attentes des fans de cinéma français.
Sanji's Food Wars, Shun Saeki et Yûto Tsukuda, éditions Glénat, sortie le 30 septembre 2023, 6,99€