Akemi Matsunae : "trouver son trait, c'est LE défi d'un mangaka." (2/3)

Akemi Matsunae : "trouver son trait, c'est LE défi d'un mangaka." (2/3) Dans une interview exclusive, la mangaka culte Akemi Matsunae, autrice du célèbre Junjō Crazy Fruits, revient sur son parcours unique dans l'univers du shōjo des années 80. Entre confidences sur les coulisses de la création, anecdotes inédites sur l'industrie du manga à l'époque, et regard aiguisé sur la représentation des femmes dans le milieu ainsi qu'au sein de ses œuvres, l'artiste se dévoile avec une rare sincérité.

Akemi Matsunae, autrice du célèbre Junjō Crazy Fruits, est à la fois une actrice et un témoin privilégiée de l'univers du shôjo. Elle a décidé de partager cette expérience sous forme de manga autobiographique " Matsunae Akemi no shojo mangado" (La voie du shojo manga d'Akemi Matsunae) en deux tomes. Dans cette seconde partie (sur trois) d'un entretien fleuve passionnant, Akemi Matsunae revient sur les débuts mouvementés de sa carrière et sur la genèse de son hit Junjō Crazy Fruits.

De l'importance de diversifier le design de ses personages © Akemi Matsunae

Linternaute.com : aviez-vous conscience d'être au cœur d'un " âge d'or " du manga Shôjo ? Quelles étaient vos aspirations ?

Fin des années 60, on sort d'une période ou les parents, majoritairement, interdisent les mangas aux enfants. Cette nouvelle liberté de choix de lecture provoque un boom naturel des mangas. Une telle explosion du nombre de lectrices et lecteurs de manga, s'accompagne de manière endémique par une explosion des vocations à raconter des histoires, que ce soit via des fanzines ou de manière professionnelle.

Ce cercle vertueux a rendu l'accès très facile pour les débutants de l'époque. Des nouveaux magazines apparaissent presque toutes les semaines. Le plus difficile consistait à percer, le système des enquêtes de popularité a parfois été très délicat à franchir.

Mes deux premières histoires courtes n'ont pas eu de bons retours des enquêtes à la différence du troisième. Mais il m'a fallu plusieurs retours positifs d'affilée pour décrocher ma première sérialisation. Comme le marché était particulièrement dynamique je n'ai jamais subi d'échec pesant ou démoralisant. Je me disais " ce n'est pas grave, il y aura d'autres opportunités".

C'est cela le plus difficile, trouver son originalité, avoir son trait propre et reconnaissable. 

Vous faites vos débuts en 1977 au sein du magazine Lyrica, lancé par Sanrio, broché à gauche et surtout entièrement en couleur. Pourquoi à l'époque considériez-vous n'être capable que de faire de la couleur ? Vous dessiniez au pinceau et non pas à la plume ?

Je suis arrivée au sein de Lyrica car ils cherchaient des mangakas capables de faire de la couleur. C'est pour cette raison qu'on m'a donné cette opportunité, car je maîtrisais les illustrations en couleur. Mais je n'avais encore jamais réalisé de manga, que des illustrations.

Il fallait que je trouve ma tonalité, mon style. C'est cela le plus difficile, trouver son originalité, avoir son trait propre et reconnaissable. C'est d'ailleurs ce que cherchent les éditeurs en priorité, de nos jours encore.

Quand j'ai été publiée, l'enquête de popularité a placé Unico d'Osamu Tezuka en première place, et mon histoire en seconde pour la question "quel est le manga que vous avez préféré ?". Mais à la question "quel est le manga que vous avez le moins aimé ?", j'ai aussi été classée en seconde position. Je me suis dit que j'avais encore beaucoup de chemin à faire.

La rencontre avec le magazine Lyrica © Akemi Matsunae

Votre seconde publication est une histoire illustrée sur Anne Shirley. Avez-vous regardé le reboot récent de l'anime ? Qu'en avez-vous pensé ?

Je suis très fan de la version de maître Isao Takahata. J'ai bien sûr aussi vu l'adaptation en drama, et même une pièce de théâtre. C'est une œuvre culte au Japon, qui a connu un très grand nombre d'adaptations.
Mais je n'ai pas encore vu cette nouvelle adaptation, même si j'ai vu un très grand nombre de visuels sur les réseaux sociaux. Je suis très contente qu'une nouvelle version puisse présenter cette œuvre à un nouveau public.

Quand j'ai réalisé mon histoire illustrée, je me suis concentrée sur les détails picturaux décrits par madame Montgommery. Elle a jonché son œuvre de détails " la robe gonflée par le vent", " le bourdon de rose en train d'éclore ", etc. Tous ces détails, dont j'ai adoré la lecture, ont été mon fil directeur pour mon adaptation.

Malheureusement, le magazine Lyrica a cessé sa publication. Pouvez-vous nous expliquer comment vous avez rebondi au sein du magazine Bouquet ?

Quand il y a eu l'annonce de l'arrêt du magazine Lyrica, en temps normal j'aurais dû ressentir de la déception, de l'amertume même. Mais simultanément j'ai été contactée par le magazine Bouquet pour y être publiée. C'est une semaine ou j'étais tiraillée sentimentalement parlant, d'un côté la tristesse de voir le magazine Lyrica disparaître et de l'autre la joie de pouvoir participer au magazine Bouquet. Je me suis retrouvé un peu comme lors de ma première publication, la joie d'être seconde au classement des œuvres préférées et l'amertume d'être numéro deux des œuvres les moins aimées. Je ne savais pas à cet instant quel sentiment prendrait le pas sur l'autre.

Qu'avez-vous ressenti lorsque Magic Love Child, votre premier tome relié a été publié ?

Tout d'abord, il faut rappeler un contexte important, le magazine Lyrica n'était pas un magazine de prépublication. Aucune publication dans ce magazine n'avait vocation à se retrouver en librairie dans un tome relié.
La première fois ou j'ai pu voir mon nom dans un tome relié, c'était en tant qu'assistante créditée dans les tomes de madame Yukari Ichijo.

Ce premier tome de Magic Love Child, était ma première œuvre bien à moi publiée en tome relié. Je me souviens, alors que l'éditeur m'avait envoyé le tome en avance, le jour de sa sortie je me suis rendu en librairie, j'ai acheté l'album. Et en rentrant en bus, j'avais les larmes aux yeux alors que je serrais fortement ce tome dans mes mains. C'est ça la vie.

"Un petit pas pour le manga, un grand pas pour moi" © Akemi Matsunae

Vous évoquez dans vos mémoires le concept de contrat d'exclusivité avec un magazine et la notion d'auteur freelance. Pouvez-vous nous expliquer les différents types de publications de manga au sein d'un magazine ?

Le magazine Bouquet appartient à l'éditeur Shueisha. Shueisha signe en direct les très gros auteurs, et délègue les contrats des auteurs moins connus à ses succursales comme Bouquet.
Plus un auteur est connu ou prometteur, plus l'éditeur aura tendance à lui proposer un contrat d'exclusivité. Ce type de contrat est plus contraignant qu'on le pense, en effet pendant toute la période d'exclusivité, en contrepartie d'un salaire garanti, l'auteur s'engage à accéder à toutes les demandes éditoriales. Demande de collaboration, demande d'illustration de couverture ou promotionnelle, etc.

J'étais déjà au courant de ce type de contrat, quand le magazine Bouquet m'a proposé un contrat d'exclusivité. Mais j'ai refusé, car j'avais l'intention d'explorer différentes histoires, par exemple de faire du manga seinen, et pour cela il fallait que je puisse publier dans différents magazines. Je souhaitais garder cette liberté potentielle. Quand je leur ai expliqué la raison de mon refus, ils m'ont alors proposé un contrat d'exclusivité en y incluant des exceptions pour certains magazines qui n'étaient pas leurs rivaux directs.

Ce contrat annuel était de l'ordre de 3,5 millions de yens hors droits d'auteur, une très belle somme pour l'époque (NDLR, avec l'inflation, la somme serait de l'ordre de 6 millions de yens en 2025, soit 35 120 €). À ce salaire d'exclusivité il faut ajouter les défraiements pour chaque demande : planche de manga, illustrations, droits d'auteur, etc. Mais je n'avais pas le droit de refuser la moindre demande.

Quand les autres mangakas me voyaient publier au sein d'un autre magazine, ils comprenaient que je n'avais pas de contrat d'exclusivité, et me proposaient de venir dans tel ou tel magazine. Mais je leur expliquais que je ne pouvais pas, car j'avais négocié une semi-exclusivité.

Couvertures du manga Junjo Crazy Fruits tomes 1 à 9 © Akemi Matsunae

Vous connaissez un premier succès avec Junjo Crazy Fruits (à partir de 1982) et remportez le grand prix Kodansha pour le meilleur shôjo en 1988. Vous attendiez-vous à un tel succès en commençant cette série ?

Au début de cette série, mon éditeur m'a demandé de réaliser une histoire scolaire en trois chapitres. Je me suis exécutée. Puis mon éditeur est revenu vers moi en me disant que cette histoire courte a été très bien accueillie, et m'a commandé une autre histoire scolaire en six chapitres cette fois. J'étais bien embêté, je n'avais jamais travaillé d'histoire aussi longue. J'avais l'habitude de pouvoir inventer des histoires en un à trois chapitres, mais six chapitres cela me paraissait très long par rapport à mon tempo narratif habituel.

J'ai cherché de quoi je pourrais parler, et j'ai décidé de m'inspirer de ma propre expérience de lycéenne. En exploitant mes ressentis de l'époque, surtout ceux qui étaient très intenses, aussi bien positivement comme l'excitation ou négativement comme le stress.
J'ai réussi à faire une histoire en six chapitres, et c'est là que tout a commencé à s'emballer. Aussi bien les classements de popularité, que les courriers des lectrices. Puis en me rendant au comiket j'ai entendu des gens parler de mon manga avec passion.

C'est là que j'ai pris conscience de la popularité de ce manga.
Peu de temps après j'ai même vu des critiques télévisés mentionner mon manga. J'étais abasourdi, je ne m'y attendais pas du tout.

Et 18 mois plus tard, lorsque j'ai reçu mes droits d'auteur je me suis assise, j'ai soufflé et j'ai dit "en effet, c'est un succès" (rires).

Vous qui visiez d'évoluer au même niveau que Yukari Ichijo ou Suzue Miuchi, vous êtes-vous dit à ce moment que vous aviez atteint votre objectif, que vous faisiez partie de l'élite des mangakas ?

Aujourd'hui je peux répondre sans le moindre regret que c'est un but qui m'est inatteignable. Je ne peux évoluer au même niveau que des génies comme Yukari Ichijo, Moto Hagio ou Suzue Miuchi. C'est un niveau qui reste utopique pour la majorité des mangakas.
Mais d'un autre côté, j'ai pris conscience que j'arriverais à laisser ma marque dans le monde du manga et surtout à en vivre. Ce qui est déjà très satisfaisant et gratifiant.

L'incroyable succès du manga Junjo Crazy Fruits, qui est même cité à la télévision. © Akemi Matsunae

Votre mentor, Yukari Ichijo, est venu parfois vous aider à finir vos encrages sur Junjo Crazy Fruits. Qu'avez-vous ressenti lors de ces phases de bouclage ? De voir votre maître devenir votre assistante ?

J'ai vraiment eu plus que de la chance. Je suis toujours un peu lente sur la finalisation de mes planches. Et ma chance c'est que c'est arrivé à une période ou madame Ichijo était en congés. Elle faisait une pause entre deux séries.
Elle a entendu les éditeurs parler de mes deadlines tendues, et c'est elle-même qui m'a proposé de venir m'aider. Et, prise au dépourvu, au lieu de dire " merci beaucoup" j'ai répondu machinalement " ce serait très gentil" (rires).

J'étais tellement débordée que je ne m'étais pas rendu compte de ce que représentait cette proposition.
D'ailleurs, elle venait même avec des bentos maison. Madame Ichijo est vraiment une femme parfaite, elle est douée dans tout ce qu'elle entreprend et bien sûr sa cuisine était délicieuse. Son seul talon d'Achille c'est la vie en couple, mais elle excelle à tout le reste. Je n'ai jamais eu l'occasion de la remercier pour son aide si précieuse.

La rédaction tient à remercier Madame Akemi Matsunae pour sa bienveillance et son précieux temps. Mais aussi Madame Nami Sasou pour son aide inestimable à l'organisation de cette rencontre.

Enfin, merci à Florian Abbas pour son aide et à Emmanuel Bochew pour son interprétariat.