Akemi Matsunae : "une femme peut tout à fait créer ou lire un manga shonen" (3/3)

Akemi Matsunae : "une femme peut tout à fait créer ou lire un manga shonen" (3/3) Dans une interview exclusive, la mangaka culte Akemi Matsunae, autrice du célèbre Junjō Crazy Fruits, revient sur son parcours unique dans l'univers du shōjo des années 80. Entre confidences sur les coulisses de la création, anecdotes inédites sur l'industrie du manga à l'époque, et regard aiguisé sur la représentation des femmes dans le milieu ainsi qu'au sein de ses œuvres, l'artiste se dévoile avec une rare sincérité.

Akemi Matsunae, autrice du célèbre Junjō Crazy Fruits, est à la fois une actrice et un témoin privilégiée de l'univers du shôjo. Elle a décidé de partager cette expérience sous forme de manga autobiographique " Matsunae Akemi no shojo mangado" (La voie du shojo manga d'Akemi Matsunae) en deux tomes. Dans cette troisième et dernière partie de cette interview, Akemi Matsunae partage avec sincérité son regard unique sur le métier de mangaka.

Être mangaka c'est énormément de sacrifices : vie sociale, planning, santé. Vous avez même rompu avec votre petit ami à l'époque à cause de votre emploi du temps. Comment et pourquoi les mangakas supportent ces sacrifices ?

On dit souvent que le Japon est une société stressée. Assez limitée dans les libertés. Et être mangaka est un des métiers qui offre une très grande liberté vis-à-vis du carcan du monde salarié. Une liberté de penser, de créer, d'exprimer à travers le dessin ce dont l'on a envie. La seule contrainte est l'accord de l'éditeur pour une histoire, mais ensuite notre liberté est très grande.

Une fois que l'on a goûté à cette liberté, il est très difficile de lui dire au revoir. Au contraire, on peut avoir peur de perdre cette liberté absolue si l'on s'arrête, et c'est probablement l'une des raisons qui poussent les mangakas à s'accrocher avec obstination, malgré les contraintes si exigeantes qui les accablent.
Pour moi c'est malheureusement le prix à payer pour cette liberté. Si l'on regarde en Occident, j'ai l'impression qu'il y a bien moins de dessinatrices dans le monde de la bande dessinée ou des comics. Alors qu'au Japon le nombre de mangaka femmes est très élevé.

Cette société japonaise oppressante, l'est encore plus envers les femmes ?

Tout à fait.  Je peux parler du point de vue des dessinatrices de manga. Bien sûr, on continue de dessiner pour nos lectrices et lecteurs. Si l'on regarde l'évolution récente, on constate qu'on a de plus en plus de femmes autrice de manga Shônen. On parle même dans le milieu d'un ratio de près de 50%. De même, il y a de plus en plus de filles qui lisent des œuvres de type Shônen et qui délaissent un peu les mangas shôjo " pour filles".

C'est un peu triste d'un point de vue, mais cela veut dire que le Japon, à travers le manga, permet d'avoir une expression non genrée. Une femme peut tout à fait créer ou lire un manga Shônen.

Il arrive cependant, encore aujourd'hui, qu'une autrice cache cette information derrière un pseudonyme masculin, et ça peut être vecteur de stress. Mais d'un autre point de vue, cet anonymat est aussi un vecteur de liberté d'expression.

Exposition des travaux d'Akemi Matsunae à la résidence Theodora Ozaki © Akemi Matsunae


Vous évoquez votre rapport à l'argent dans le cadre du remboursement du prêt de votre maison, et notamment ce besoin de productivité quitte à sacrifier la créativité. Rétrospectivement, vous changeriez la manière dont vous avez piloté votre carrière ?

Par rapport à mon crédit immobilier, j'aurais pu prendre le temps de le rembourser en 30 ans. Mais je me voyais mal payer jusqu'à mes soixante ans. J'ai eu cette volonté de rembourser mon prêt le plus vite possible, j'avais en tête de rembourser en 10 ans.

Les cinq premières années, mon plan de remboursement s'est déroulé sans accroc. Mais la sixième année, malheureusement le magazine Bouquet a fermé, et avec lui mon contrat d'exclusivité aussi.

J'ai alors accepté énormément de travail ici et là. Je me suis retrouvée surchargée par moments à devoir dessiner jusqu'à dix planches par jour. J'ai tenu ce rythme drastique pendant cinq ans. Mais à la fin de ces cinq ans, j'ai connu une sorte de burn-out. J'étais physiquement et mentalement épuisée. Continuer à ce rythme devenait impossible, j'ai alors diminué un peu le nombre de projets que j'acceptais.

Finalement, j'ai réussi à rembourser mon prêt en 19 ans. Aujourd'hui, 15 ans après avoir tout remboursé, je suis ravie d'avoir mon propre chez moi. Et cela m'a donné une chose intéressante à raconter dans mes mémoires (rires). Pour être honnête, une fois que j'avais fini de rembourser mon prêt, je n'avais plus la force, ni même l'envie de dessiner. Et travailler sur mes mémoires a ravivé cette flamme.

Être mangaka est un métier où il est crucial d'avoir la flamme, l'envie de raconter des histoires. J'avais perdu de vue cette envie pendant un moment, mais je suis très contente qu'elle soit ravivée.

De l'art de renforcer une apparence à l'aide d'une coiffure © Akemi Matsunae

Manga shôjo, josei, érotique, d'essais… Vous avez réalisé des mangas dans de nombreux genres éditoriaux. Y en a-t-il un où la flamme est plus naturelle ?

C'est une question difficile. J'ai le plus de mal avec les histoires longues. Là où je vais naturellement ce sont les histoires avec un protagoniste autonome, sûr de lui, presque têtu.

Vous avez travaillé sur des adaptations, par exemple pour le film de Daiteiden no Yoru ni. Quelles sont les différences entre une adaptation et une création ? 
Adapter une œuvre est plus facile dans le sens où l'univers existe déjà. On n'a pas à se poser de questions pour créer et équilibrer l'histoire, les personnages et leurs relations. D'un point de vue artistique, ça n'est pas très gratifiant, ça coupe un peu l'émulation.

Mais d'un point de vue du travail à fournir, c'est plus confortable, et avec l'âge on a tendance à privilégier les boulots qui sont confortables. Moi ce que j'aime le plus c'est dessiner, la création d'histoire vient après la passion du dessin. C'est peut-être pour cela que j'accepte toujours avec enthousiasme de réaliser des adaptations.

L'absence de série longue chez les mangakas femme découle de la pression sociale.

Vous êtes un témoin incroyable de l'histoire du shôjo manga. Pourquoi à votre avis les autrices de shôjo vont plus souvent des one shot ou séries courtes plutôt que des séries longues ?

Les femmes ont une charge mentale largement supérieure dans la société japonaise. Par exemple si une femme a un enfant, ou un changement dans leurs vies, on attend d'elles qu'elles mettent de côté leur carrière. Cela peut être le cas par exemple quand un parent tombe malade, la société japonaise attend toujours que ce soit la fille aînée qui s'en occupe, peut importe la célébrité de la personne.

D'un autre côté, on voit des auteurs masculins comme monsieur Osamu Akimoto qui fait Kochikame en 200 tomes. Ou Takao Saito avec Golgo 13 qui lui aussi a dépassé les 200 tomes. Avec un style graphique identifiable tout au long de la série, une tension qui ne diminue pas. C'est très difficile quand on a une vie qui change, quand on doit adapter ses horaires, son rythme de vie, pour faire face aux attentes de la société.

Contrairement à l'Occident où la charge mentale est plus ou moins partagée, au Japon, s'occuper des enfants, du ménage, de la cuisine, tout incombe encore à la femme. Tout ceci explique pourquoi les mangakas hommes ont plus de facilité à produire des séries longues, ils ont une vie plus stable.

Il y a bien entendu des exceptions, par exemple Ikeno Koi l'autrice de Tokimeki Tonight, qui a continué son manga alors qu'elle venait d'accoucher. C'est son éditeur qui lui a imposé un mois de congé. Pour moi l'explication de cette absence de série longue chez les mangakas femme découle de la pression sociale. J'ai préféré avoir des chats que faire des enfants. Nos chats sont nos enfants, mon mari et moi.

Un magnifique chat peint par Akemi Matsunae © Akemi Matsunae

Si vous pouviez changer quoi que ce soit à l'histoire du Shôjo à l'aide d'une machine à voyager dans le temps, quel évènement changeriez-vous ? 
Je ne changerais rien à proprement parler, mais j'aimerais me rendre dans les ateliers de toutes ces autrices de shôjo qui ont sacrifié leurs santés pour nous offrir des mangas merveilleux mais qui n'ont pas réussi à aller au bout de leurs œuvres.

Je leur offrirais mon assistance pour les aider à achever leurs mangas, comme à madame Suzue Miuchi pour l'aider à terminer Glass no Kamen.

J'aimerais aussi prévenir les auteurs qui ont eu une maladie soudaine, comme Akira Toriyama ou Momoko Sakura (NDLR, autrice de Chibi Maruko-chan) ou Yoshito Usui (NDLR l'auteur de Crayon Shin-chan) ce serait un devoir en tant que fan de manga, c'est tellement injuste que ces artistes soient partis si jeunes… Malheureusement, les mangas sont éternels mais pas les mangakas.

Vous mentionnez les nombreuses dédicaces que vous avez échangées avec des mangakas dont vous êtes fan. Je sais que c'est difficile de choisir, mais quelle est celle que vous préférez ?

Lors de la cérémonie du grand prix Kodansha pour Junjô Crazy Fruits (1988), un assistant d'Osamu Tezuka s'est présenté à moi. Il m'a dit " Monsieur Tezuka vous félicite pour votre prix" et m'a remis un shikishi tout en couleur dessinée par maître Tezuka.

Akemi Matsunae derrière sa table à dessin © Akemi Matsunae

Et quelle est celle que vous auriez aimé avoir et pourquoi est-ce celle de Mitsuru Adachi (rires).

J'adore toutes les œuvres de Mitsuru Adachi. Je n'ai jamais eu la chance de le rencontrer, pour tout vous dire je ne sais pas comment je réagirais si je devais me retrouver face à une telle légende du manga. À l'époque où j'ai rencontré Yoshimi Uchida, Touch commençait à être sérialisé. Tout le monde lisait ce manga. Je me souviens que chaque case est impressionnante. Maître Adachi arrive à conquérir les sentiments de ses lecteurs avec brio.

La rédaction tient à remercier Madame Akemi Matsunae pour sa bienveillance et son précieux temps. Mais aussi Madame Nami Sasou pour son aide inestimable à l'organisation de cette rencontre.

Enfin, merci à Florian Abbas pour son aide et à Emmanuel Bochew pour son interprétariat.