"Au-delà du Mal", un redoutable roman noir

"Au-delà du Mal" ("For Reason Of Insanity"), le plus célèbre roman de l'américain Shane Stevens (pseudonyme ?), auteur désormais disparu de la circulation, est enfin disponible en format poche en France. Le pavé vaut-il d'être jeté dans la mare ?

Difficile au premier abord de regarder Au-delà du Mal sans penser que son encensement est le produit d'une habile redécouverte marketing (rappelons que le livre est sorti dans un quasi-anonymat aux États-Unis, en 1979, et qu'il n'est sorti en France qu'en 2009), aidée par les louanges de Stephen King et James Ellroy à propos du livre. Mais l'aval des deux plus grands romanciers de la noirceur humaine de l'Amérique  contemporaine aide finalement à approcher les neuf cents pages du roman, surtout si l'on n'est pas rebuté par le roman noir (âmes sensibles, s'abstenir).
L'histoire telle que narr
ée par Shane Stevens démarre sur les chapeaux de roues : Caryl Chessman, criminel ayant réellement existé et étant à l'origine de la première polémique tangible à propos de la peine de mort aux États-Unis, est exécuté pour viol et braquage en Californie à l'issue d'une longue procédure controversée. Simultanément, Sarah Bishop, fictive quant à elle, se figure que son fils Thomas Bishop, qui appartient lui aussi fort heureusement à la fiction, né de son viol par un inconnu, est le fils de Chessman. Après avoir violenté pendant toute son enfance celui qu'elle considère comme l'aboutissement de ses malheurs, Sarah Bishop est assassinée par son fils âgé de dix ans, devenu fou. Quinze ans plus tard, par un stratagème connu de lui seul, Thomas Bishop s'échappe de l'institution psychiatrique où il a passé le reste de sa vie, et ce sans que personne ne connaisse sa véritable identité, pour prendre sa revanche sur l'Amérique, sur les femmes, au nom de Chessman qu'il croit être son père ... Les jeunes femmes massacrées s'accumulent à travers le pays, la police piétine, la presse s'enflamme, la pègre règle ses comptes, et les politiciens s'approprient l'affaire.
Trente ans apr
ès For Reason Of Insanity, les très bons romans sur la cavale d'un tueur en série et de la chasse à l'homme qui s'en suit se sont multipliés (dont le monumental Un Tueur sur la Route, d'Ellroy justement), et les affaires hyper médiatisées de meurtriers réels ont marqué l'opinion. De fait, le livre de Shane Stevens semble légèrement dépassé pour ce qui est de la complaisance malsaine, de l'obscénité et de la sensation de malaise. Et le roman paraît rétrograde à un point déplaisant pour ce qui est de sa misogynie : il y a bien sûr les victimes du tueur, qui sont ou naïves, ou lubriques, ou inconscientes, ou même les trois à la fois. Mais aucun autre personnage féminin ne sort de la servilité placide et purement sexuelle que leur voient les personnages principaux masculins, sinon parfois pour desservir ces derniers, ce qui ne leur rapporte pas grand chose non plus. Cependant ce dénigrement de la gente féminine est symptomatique d'une misanthropie bien plus puissante qui ronge tout le roman.
Si le d
éploiement des sous-intrigues qui se lient dans le sillage du tueur peut paraître superflu, tenant de la volonté d'exhaustivité que l'auteur place dans sa chronique des troubles liés aux méfaits de Thomas Bishop, il est la manifestation d'un profond pessimisme concernant le genre humain. Aucun personnage masculin, qu'il soit policier, voyou à la petite semaine, journaliste ou politicien, n'y trouve la moindre valeur morale, ni aucune chance de salut. Chacun se verra broyé par la seul existence de ce tueur fou, son abîme d'atrocité qui va mettre en exergue les bassesses insignifiantes et pourtant répugnantes de chacun d'eux. Aucune classe sociale n'échappe au rouleau compresseur de Shane Stevens, et lorsqu'on saisit enfin le roman dans son intégralité, on en conçoit une vision désabusée, plus profonde encore que ce que la seule histoire d'un meurtrier en série pouvait éveiller.
Au-delà du Mal est donc bien un pavé dans la mare des voilages de faces. Mais la raison d'insanité mentale que sous-entend le titre original restant la plus forte, on préfère se focaliser sur les horreurs d'un tueur fou. Plutôt que de voir les corruptions de tout un chacun, et rester ainsi irresponsable mentalement et ne pas se rendre compte. Plus pessimiste encore que ne le sont ses pairs actuels, Stephen King et James Ellroy toujours, Shane Stevens assène par ce roman une leçon d'humanité, ou plutôt d'inhumanité, inexorable, et implacable.

Au-delà du Mal, (For Reason Of Insanity), de Shane Stevens, 1979, édité en France par Sonatine en 2009