“Juditha Triumphans” de Vivaldi sur livret de Giacomo Cassetti à la Fenice de Venise

« Judith triomphe sur la barbarie d' Holopherne » est un oratoire militaire sacré en deux parties inspiré de la Bible et du livre de Judith : œuvre sublime de Vivaldi restée pratiquement inconnue...

Première exécution absolue à Venise en 1716, dans l’ église de la Pitié. Il est représenté avec une nouvelle scénographie au théâtre La Fenice, mis en scène par la Vénitienne Elena Barbalich et avec les élégants costumes de Tommaso Lagattolla, avec pour chef d’orchestre Alessandro de Marchi, spécialiste en musique baroque.


Vivaldi, un génie méprisé par ses concitoyens contemporains


Vivaldi est l'authentique incarnation de la culture musicale vénitienne du XVIII ème siècle. Le caractère international de ses commanditaires est indéniable : Vivaldi recevait des commandes des plus illustres familles nobles d’Europe et la principale source d’édition de sa musique de son vivant fut Amsterdam, démontrant la circulation capillaire de sa musique en Europe.


Malheureusement, dans sa propre patrie il fut l’objet d’un véritable désintéressement dans les dernières années de sa vie. Les Vénitiens lui préférèrent, le temps d’une mode, l’ œuvre musicale napolitaine, le goût du public vénitien étant particulièrement éphémère. Ostracisé des scènes italiennes parce que considéré comme « dépassé », Vivaldi tenta sa chance en se transférant dans la capitale des Habsburg sur invitation de l’Empereur Charles VI. Mais l’espérance d’obtenir une prestigieuse et bien rémunérée charge officielle naufragea avec la mort imprévue de l’ Empereur son illustre protecteur en Octobre 1740. Loin de chez lui, où il était injustement snobé, prostré, il mourut quelques mois après dans la misère à Vienne en Juillet 1741, où il fut enterré dans la fosse commune, ce qui nous rappelle le triste sort de cet autre génie, qui subit la même injuste fin, le grand Mozart...


Si le talent de Vivaldi en tant que virtuose du violon ne fut jamais mis en doute, des témoignages de l’époque par contre nous démontrent l’incompréhension de son génie musical par ses contemporains, faisant l’objet de forts dénigrements. En particulier concernant la valeur de sa musique vocale, condamnée pour son manque de naturel dans la conduite mélodique et accusé de lacunes harmoniques par certains célèbres instrumentistes. Il fut toutefois défendu pour son inné sens dramatique par des théoriciens de talent ou par de fins observateurs de mœurs comme le chroniqueur mélomane Charles de Brosses. De même, la critique de son contemporain Carlo Goldoni, le Molière Vénitien, le définit comme un « excellent joueur de violon mais un médiocre compositeur » ainsi que d’autres critiques non moins féroces de compositeurs vénitiens alors en vogue, comme son collègue Benedetto Marcello aujourd’hui tombé dans l’oubli....


La disparition dans l’indigence du musicien vénitien, contraint dans les dernières années de sa vie à vendre une bonne partie de ses précieuses archives de manuscrits pour financer son transfert en terre étrangère, anticipe l’oubli dans lequel il tomba jusqu’ à la deuxième moitié du XX ème siècle.


Il fallut attendre l’après-guerre pour que son génie créatif soit finalement redécouvert. Ceci, grâce au sénateur vénitien Jacopo Soranzo et au comte Giacomo Durazzo, éminentes personnalités passionnées de collectionnisme musical du XVIII ème siècle. Puis ce furent des artistes compromis avec le régime fasciste qui l’exhumèrent de sa tombe, comme Alfredo Casella, la violoniste américaine Olga Rudge qui diffusa la musique du prêtre roux et son amant Ezra Pound, enterré à Venise, sa ville d’adoption qu’il aima passionnément. Il fut définitivement réhabilité à partir des années quarante et surtout dans les années 70 grâce à la Fondation Giorgio Cini de Venise qui commença alors son infatiguable œuvre divulgatrice. Vivaldi est aujourd'hui considéré comme le protagoniste absolu du baroque musical italien....


Histoire de Judith


La Judith biblique a été depuis toujours une source d’inspiration artistique. Pour ne citer que les plus illustres, les deux Judith peintes par Gustave Klimt dont une est conservée au Musée d’Art Moderne de Venise la Ca’ Pesaro, appelée « Judith II ou Salomé », deux femmes fatales qui ont dominé le monde de l’Art du XIX ème siècle. Voir aussi “Judith décapite Holopherne” de Caravaggio de 1598, ou encore la version d’Artemisia Gentileschi de 1620 conservée aux Offices de Florence, ou la version de Donatello de 1495, celle de Ghiberti de 1452, de Botticelli de 1472, de Mantegna de 1491 ou de Michel-Ange en 1509 et tant d’autres encore....Les opéras inspirés au même livre sont également nombreux, passant par Puccini avec “Turandot” autre femme fatale coupeuse de tête, ou la Judith de Mozart en 1771 et de Salieri de 1821.



Le librettiste Giacomo Cassetti


Giacomo Cassetti, l’auteur du livret écrit en latin, était un docteur en droit qui écrivait aussi bien en latin qu’en Italien de 1702 à 1717, sur des sujets religieux. A l’époque, le public cultivé et international de l’oratoire de la Pitié comprenait très bien le latin, langue des hommes et femmes lettrés du XVIII ème siècle, parfaits exemplaires du tourisme d’élite d’ Européens de haut rang qui venaient de toute l’Europe assister aux très célèbres Oratoires de Venise en temps de Carême.


Judith ou l’éloge de la virginité


Judith était considérée à l’époque à Venise une allégorie de la Sérénissime. Venise symbolisait la belle Judith, les Assyriens représentaient les Turcs, les ennemis jurés de Venise pendant de longs siècles.


Le sujet est le suivant: la guerre est en cours, les ennemis menacent Béthulie, allégorie de l’Eglise. Ozias, contralto, représente plusieurs valeurs: le Pape, mais aussi la communauté chrétienne et l’honneur virginal. Judith et Abra dans l’oratoire de Vivaldi, sont deux veuves qui ont prononcé un voeu de chasteté à la mort de leurs époux. Vierges aussi étaient les jeunes musiciennes et chanteuses de l’oratoire de la Pitié, comme l’étaient également les Vierges de la forteresse de Béthulie à l’avant-poste de Jérusalem. Vierge par définition était aussi Venise, fermé au fond du golfe Adriatique, sur qui se portaient les regards pleins de concupiscence du sultan Turc, içi représenté par Holopherne, contralto, général assyrien, et de son grand vizir, Vagaus, soprano, ennuque et serf d’Holopherne. Jamais aucun étranger n’avait jamais réussi à prendre la cité des Doges, vierge de toute intrusion et inviolable jusqu’ à sa chute en 1797, par l’homme du destin, Napoléon Bonaparte.


Judith, pour vaincre, il lui suffit de se présenter au camp d’Holopherne et d’être vue, tant est grande sa beauté et son charisme. Holopherne en tomba amoureux au premier regard ce qui se traduit par une capitulation inconditionnelle, pour l’avoir auprès de lui, dans l’espoir de la posséder. Mais après un somptueux banquet organisé en son honneur au cours duquel Holopherne but beaucoup, il s’endormit. Son grand vizir le mit au lit et encouragea Judith à le suivre dans sa chambre pour être la récompense du guerrier quand il se réveillera, sans se douter un instant des intentions homicides de notre belle héroïne. Elle le suivit donc dans sa chambre et quand tous l’eurent quitté, sa gouvernante Abra faisant le guet, elle lui trancha alors la tête d’un seul coup avec sa propre épée, qui gisait au pied de son lit, abandonnée là dans son ivresse.


Le dernier coup de griffe du vieux lion de Saint-Marc


En 1716, pour la 7 ème fois de son histoire millénaire, la République de Venise était en guerre contre les Turcs. La fin du conflit en 1718 ne fut pas favorable aux Vénitiens, déjà vaincus dans le Péloponnèse et en Egée. Il s’agit donc d’une œuvre de propagande sur le territoire vénitien, pour qui la musique a toujours été un outil formidable. Un exemple, dans les années 1680 quand faisait rage la guerre de Morée et les Turcs arrivèrent jusqu’aux portes de Vienne, les théâtres vénitiens connurent une reprise extraordinaire de sujets héroïques, patriotiques et militaires. Ainsi, on peut dire qu’en 1716 Antonio Vivaldi et le librettiste Giacomo Cassetti contribuèrent à l’effort belliqueux.


Vivaldi à cette époque avait à peine été nommé directeur des concerts de l’Ospedale de la Pitié. Dans la nuit du 21 au 22 Août 1716, les Turcs quittèrent l’île de Corfu après avoir subi de graves pertes humaines. L'armée vénitienne était alors commandé par le Comte Johann Matthias von der Schulenburg, avec qui la République de Venise avait signé une alliance, en tant que général des forces du Saint-Empire Germanique. La nouvelle arriva à Venise le soir du 8 Septembre 1716, le matin du 10 arriva la confirmation officielle d’Andrea Pisani, capitaine général de la flotte vénitienne, suivie par l’annonce officielle aux citoyens avec sa cohorte de célébrations: messes solennelles de remerciements, Te Deum, régates, salves d’honneur de coups de canon et feux d’artifices pour fêter dignement le grand événement. Le Comte Von der Schulenburg fut aussi récompensé par une pension annuelle de 5000 ducats (quand un ouvrier de l’Arsenal gagnait une vingtaine de ducats par an) ainsi que par l’érection sur le mur de l’Arsenal d’une plaque commémorative avec son buste. Il fut présent à la première absolue de l’oratoire de Vivaldi à la Pitié. La ressemblance entre les événements était évidente : Venise, abandonnée par la Chrétienté (fait récurrent de l’histoire de Venise, laissée seule à défendre la Chrétienté par voie de mer aux cours des siècles, aux avant-postes de la guerre contre les Turcs) est représentée par la veuve courageuse, qui envoûta Holopherne par ses charmes pour ensuite le tuer et proclamer le soulèvement général contre l’ennemi, désorganisé par la perte de leur général.


Mais ce fut, hélas, le dernier coup de griffe du vieux lion de Venise, avant sa chute définitive par l’ inarrestable Bonaparte, futur empereur de l’Europe presque entière.




Rôle du choeur dans l’oratoire de Vivaldi


Les oratoires mettaient en scène des histoires religieuses. Dans leurs formes la plus évoluée, ils assumaient une structure semblable à celle de l’opéra même si généralement, sauf rares exceptions comme cet oratoire de Vivaldi, on ne prévoyait pas de scénographie dans les oratoires. Vivaldi a composé quatre oratoires, mais celui-ci est l’unique qui soit arrivé jusqu’à nous.


L’Ospedale della Pietà de Venise était une ancienne institution qui dès la fin du XVII ème siècle fit tout son possible pour se procurer les plus grands compositeurs et chefs d’orchestre de l’époque. Ces derniers étaient responsables de l’enseignement des élèves et de la composition d’ oeuvres inédites pour la gloire de l’ Institution.


Composé par Vivaldi spécifiquement pour la Pietà, pour les filles du choeur et ses musiciennes, le cast vocal est donc composé par la force des choses de seules voix féminines, allant du soprano au contralto, les rôles masculins étant tenus par des femmes déguisées en homme. Pour une question de pudeur et de règle monastique à laquelle les jeunes filles étaient soumises, on ne pouvait introduire aucun homme à l’intérieur de l’Ospedale de la Pitié. Ainsi, les jeunes filles chantaient séparées du public, cachées derrière des grilles recouvertes de fine gaze, qui atténuait fortement la vision de ces dernières au public. Il en ressortait qu’on avait l’impression qu’un choeur d’anges chantait de leurs voix cristallines et modulées.


Le choeur joue dans cet oratoire un grand nombre de rôles: dans la première partie il représente les soldats assyriens, puis les serviteurs à la table du banquet d’Holopherne, puis les vierges de Béthulie et, dans la deuxième partie, les invités du banquet, et pour finir, les vierges de Sion.


A l’exception des rôles de Vagaus et d’ Abra, confiés à un soprano, les autres trois chanteurs interviennent dans le timbre le plus grave du contralto ou du mezzosoprano, expédiant qui donne au cast vocal une grande compaticité expressive.


Nous dit Elena Barbalich, professeur de mise en scène à l’ Académie des Beaux-Arts de Venise, réalisatrice de cette Juditha Triumphans contemporaine : “ la narration dramatique est signifiée par les changements de lumières qui transforment l’espace scénique. J’ai pensé de raconter cette histoire en tenant en considération les analogies avec la tragédie grecque. Il y a des similitudes entre le livre de Judith et certains mythes des tragédies grecques comme celles des Bacchantes d’Euripide ou des Danaïdes, une des tragédies d’Eschyle qui prévoyait un chœur féminin jouant un rôle important comme dans l’oratoire de Vivaldi, similitudes dues à l’influence que la culture grecque hellénique avait exercé sur le monde hébraïque à l’époque où le livre de Judith fut écrit.


Le chœur de la Pitié fut le premier a représenter cet oratoire de Vivaldi. Il permet une identification avec les vierges assiégées de Béthulie, les musiciennes étant elles aussi de jeunes vierges contraintes à s’exhiber derrière des grilles. La couleur des habits des jeunes filles du chœur était rouge et c’est pourquoi je l’ai gardé comme couleur de la longue robe des choristes, pour mieux signifier son lien avec le passé. Le chœur représente donc les jeunes filles de la Pitié qui deviendront des Bacchantes lors du banquet presque dionysiaque. Les Bacchantes ou Ménades coupèrent la tête d’ Orphée et Penthée, qui fut décapité par Agavé, sa propre mère, durant une possession dionysiaque. L’ivresse d’Holopherne rend similaire son sort à celui de Penthée, qui participa à l’orgie des Ménades, se condamnant ainsi à une mort horrible. Une autre dimension de Judith est la dimension religieuse et chrétienne. L’aspect sacré et religieux est souligné par l’utilisation de la lumière, grâce aux spots qui délimitent la présence des grilles du chœur des filles de la Pitié, prend corps la superposition entre la représentation des vierges de Béthulie et la présence des grilles des chanteuses de la Pitié, contraintes elles aussi à suivre une vie monastique ».



Le résultat final est une vision d’une enivrante beauté chanté par un choeur céleste, des voix parfaites dans leurs difficiles évolutions vocales voulues par Vivaldi, des refrains entêtant chanté à la perfection malgré leurs difficultés (je pense en particulier à Manuela Custer , Mezzosoprano dans le rôle ardu de Judith, une Abra soprano magnifique, tenue par Giulia Semenzato, Teresa Iervolino mezzosoprano majestueuse dans le rôle non moins complexe d’Holopherne, Paola Gardina mezzosoprano dans le rôle de Vagaus, parfaite ainsi que Francesca Ascioti contralto dans le rôle d’ Ozias. Le tout magnifiquement orchestré par Alessandro de Marchi, un jeu de lumières futuriste digne de star wars voulu par Elena Barbalich et réalisé par Fabio Barettin, des costumes d’une élégance rigoureuse, le tout accompagné de tableaux vivants grâce au talent conjugué de Massimo Checchetto, scénographe de l’Académie des Beaux-Arts de Venise, directeur des Mises en scènes du Théâtre La Fenice, et de Tommaso Lagattolla qui a remporté - on comprend pourquoi - le prix GBOscar-L’excellence de l ‘opéra comme meilleur scénographe et costumier en 2015.


Ces tableaux vivants sont d’une rare beauté qui laisse pantois d’admiration: on a l’impression de voir prendre vie un de ces somptueux banquets baroques de Véronèse , on est stupéfait d’assister à cette magie. Un très grand spectacle.