5 raisons qui font des films de Kubrick de grands films
Un article hommage à Stanley Kubrick pourrait commencer comme la bande-annonce d'Orange Mécanique, par une énumération de qualificatifs allant de "génial" à "sulfureux", de "maniaque" à "visionnaire". Evidemment, ce serait très réducteur (et souvent faux).
Il est plus intéressant de montrer, par exemple en remontant le temps, film par film, en quoi les choix du réalisateur (en matière de mise en scène, de scénario, de musique, de direction d'acteur) distinguent son cinéma de l'immense majorité des autres.
1) Tout a de l'importance (Eyes Wide Shut, 1999)
Disons-le tout net, le dernier film de Kubrick est aussi un des sommets de son œuvre, d'une richesse éblouissante (le sujet : ce qu'on ne fait pas nous définit autant que le reste).
Il illustre en tout cas parfaitement la question suivante : vous ne vous êtes jamais demandé pourquoi, en regardant un Kubrick, on a l'impression que chaque scène est décisive ?
C'est parce que Kubrick filme les "petites scènes" (il y en a plein dans Eyes Wide Shut, remplies de dialogues banals) exactement comme les "grandes scènes".
Observez le duo entre Tom Cruise et l'employé gay de l'hôtel, les systématiques échanges de politesse qui ponctuent les autres rencontres du personnage : même tension, même soin, même rigueur (plus encore, peut-être) que dans les scènes de l'orgie masquée.
2) Maîtriser la technique mais tromper les attentes (Shining, 1980)
Passons sur Full Metal Jacket (1987), même si on pourrait en dire beaucoup de bonnes choses, et arrivons à Shining, film maladroit à l'échelle de Kubrick (scènes d'exposition poussives, plans trop répétés, personnages mal définis...) mais l'hôte d'un très grand moment de cinéma : Danny, le petit garçon, parcourt les couloirs de l'hôtel Overlook, vide, sur son tricycle d'enfant.
Kubrick y utilise deux procédés qui lui sont typiques. D'abord le travelling (la caméra – ici une steadycam, assurant la stabilisation de l'image – suit l'enfant, de dos), qui procure par son alliance de rigidité (comme attachée à l'enfant, sans l'être) et de souplesse (le mouvement est fluide), un effet de concentration encore amplifié par l'alternance des sons étouffés et secs (Danny roule tantôt sur les tapis, tantôt sur le plancher).
Ensuite, le contrepied : le contexte fait sentir au spectateur que cette scène fera peur, mais ce qui est montré est le contraire de ce qui fait peur (de la lumière, un enfant qui joue, un grand espace).
3) Tout faire pour atténuer l'émotion, la faire surgir quand même (Barry Lyndon, 1975)
Si 2001... a marqué le cinéma, Barry Lyndon est sans doute le plus parfait chef-d'œuvre de Kubrick : on peut le voir plus d'une dizaine de fois, comme votre serviteur, et y trouver de nouvelles subtilités, une couche de sens supplémentaire, une idée intéressante.
Deux scènes magistrales parmi un océan de scènes superbes : la mort de l'enfant, d'autant plus émouvante qu'elle est paradoxalement annoncée plusieurs minutes avant par le narrateur (lequel est de surcroît légèrement ironique), abolissant toute suprise propice à faire surgir des larmes par un procédé facile.
Et la fameuse scène de séduction entre Barry et Lady Lyndon, tour de force sidérant de beauté où Kubrick synchronise parfaitement la musique (une version du trio pour piano de Schubert) avec les déplacements des personnages, travaille l'éclairage avec minutie, supprime tout dialogue ou comportement attendu, et, finalement, alors qu'on assiste à l'amour naissant entre un arriviste et une femme inintéressante, et qu'en tant que spectacteur, on le sait déjà, rend cet amour éminemment romantique.
4) Proposer un grand spectacle et faire jouer le spectateur (2001, l'Odyssée de l'espace, 1968)
Sautons Orange Mécanique (1971), film où ce que l'on retient (les dialogues, les décors) a vieilli et n'est pas le plus passionnant (au contraire de la mise à l'épreuve du spectacteur, auquel il est présenté un monstre, puis implicitement demandé de le prendre en pitié, pour finalement réaffirmer la monstruosité du personnage), et remontons jusqu'à 2001, pardon 1968.
2001... a son lot de scènes "cultes", est remarquable pour son aspect visuel, sa musique, son innovation, sa liberté, son opacité aussi. Mais c'est aussi l'un des meilleurs films à suspense qui soit (honnêtement, cette histoire de monolithe, on a envie de savoir non ? Et Bowman déjouera-t-il les projets de Hal, l'ordinateur ?).
Et puis ce qui est encore plus fort dans 2001..., c'est l'équilibre entre le réalisme, la durée assumée de certaines séquences, le non-jeu des acteurs, et d'autre part la poésie (le ballet en musique des structures spatiales), la déconstruction (le film est rempli d'ellipses, d'accélérations, d'asymétries), la grandiloquence (c'est de la science-fiction, Zarathoustra de Strauss est pompeux).
On est dans du grand spectacle expérimental où le spectateur se laisse d'autant emporter qu'il peut construire lui-même son film.
5) Ce qui est montré compte plus que ce qui est dit (Spartacus, 1960)
Parmi tous les films pré-2001..., plusieurs réussites magistrales (Docteur Folamour, 1963 ; L'Ultime Razzia, 1956 ; mais surtout, pour nous, Lolita, 1961 ; Les Sentiers de la gloire, 1958) et un film souvent laissé de côté, Spartacus, projet particulier que Kubrick reprend des mains d'Anthony Mann (remercié par Kirk Douglas, acteur et producteur, au bout de deux semaines de tournage) sur lequel il n'a pas la mainmise définitive.
Cerné par les contraintes, Kubrick se débat avec un scénario métaphorique un peu lourd et un peu simpliste. Il s'en sort en travaillant l'image et la mise en scène avec sa minutie habituelle, parvenant à donner du souffle à ce qui aurait pu être pesant ; mais aussi en injectant une certaine dose de violence graphique (c'est assez light, on est quand même en 1960), et plus globalement de non complaisance envers les bons sentiments que le scénario ne résiste pas à exalter.
Les choix de mise en scène transforment le péplum divertissant en objet complexe et encore plus stimulant.
Pour approfondir : (en anglais) cet article sur les options politiques prises ou non par le film, et les vues divergentes entre le scénariste Dalton Trumbo et Stanley Kubrick
Sur Kubrick, à lire absolument : "L'Humain ni plus ni moins" de Michel Chion (sorti en 2005 aux éditions Cahiers du Cinéma). Merci à lui et à ses pertinentes analyses qui ont nourri cet article.