Mai 1914 - C'est arrivé il y a 100 ans - Le vote des femmes

Alors que près de 6 français sur 10, ne se sont pas déplacés pour voter aux dernières élections européennes, nous vous proposons de replonger dans un débat qui anime la société française en 1914 : le vote des femmes. Il faudra attendre 1944 et la libération, pour qu'en France, le droit de vote leur soit accordé. Henri Lavedan, célèbre éditorialiste et chroniqueur de L'Illustration, nous fait partager ici, les causeries d'un dîner en ville ... en 1914 !

LE VOTE DES FEMMES 

C'est un dîner où l'on cause.


UNE DAME, en pleine trentaine. — Nous pouvons bien le déclarer à présent : si nous avions voté, les élections auraient été excellentes...
LE JEUNE MONSIEUR, à sa droite. — Meilleures, oui.
LE VIEUX MONSIEUR, à sa gauche. — Ou pires.
LA DAME, à celui-là. — Oh! Vous n'êtes pas pour le vote des femmes?
LE VIEUX MONSIEUR. — Non, madame.
LE JEUNE MONSIEUR. — Moi, je suis.
LA DAME. — A la bonne heure!
LE VIEUX MONSIEUR. — C'est de son âge.
LA DAME. — Et pourquoi n'êtes-vous pas?
LE VIEUX MONSIEUR. — Que votre jeune électeur dise d'abord pourquoi il est... Après, moi, je dirai...
LA DAME. — Soit ! Voilà qui nous promet un joli menu.
LE VIEUX MONSIEUR. — Plein de hors-d’œuvre.
LA DAME, au jeune monsieur. — Commencez donc... puisque monsieur finit.
LE VIEUX MONSIEUR. — Hélas!
LE JEUNE MONSIEUR. — Je suis pour le vote des femmes parce qu'avant tout la femme... (Il cherche un peu.) est la femme...
LE VIEUX MONSIEUR. — Très juste.
LA DAME. — Oh ! pas d'interruption !
LE VIEUX MONSIEUR. — J'approuvais. Je ne le ferai plus.
LE JEUNE MONSIEUR. — ...et qu'il me paraît monstrueux de refuser à l'être le plus aimable, le plus beau, le plus intelligent de la création...
LA DAME. — Oui... mais vous auriez pu mettre le plus intelligent en premier.
LE JEUNE MONSIEUR. — Vous m'auriez reproché de mettre l'amour et la beauté en second...
LE VIEUX MONSIEUR. — Oh! si on marivaude à bulletin ouvert... alors je demande à en être.
LA DAME. — Oui... Votons! votons! LE VIEUX MONSIEUR. — Aux urnes! (Il boit.)
LE JEUNE MONSIEUR. — Je vais dire des choses sérieuses. Je ne vois au vote des femmes que des avantages. Considérables. La femme représente, dans la société, d'une façon générale, l'élément pondéré, la sagesse, la prudence, la raison, l'ordre social...
LE JEUNE MONSIEUR. — H... h... h... h... h...
LA DAME. — Quoi?
LE VIEUX MONSIEUR. — Une bouchée de travers.
LE JEUNE MONSIEUR. — Presque toujours, dans le ménage, c'est elle qui sait le prix des choses et de la vie, qui compte, calcule, envisage, économise, prévoit, pense...
LE VIEUX MONSIEUR. — Dépense... Pardon! Ça m'a échappé !
LA DAME. — Si vous ne pouvez plus vous retenir. (Au jeune monsieur.) Continuez...
LE JEUNE MONSIEUR. — Elle est la compagne, le soutien et même le guide de l'homme... elle est sa moitié...
LE VIEUX MONSIEUR. — Sa douce...
LE JEUNE MONSIEUR. — Elle a tous les devoirs qu'on lui réclame, impitoyablement.
LA DAME. — Oui... Ah oui!
LE JEUNE MONSIEUR. — Pourquoi n'aurait-elle pas aussi...
LE VIEUX MONSIEUR. — Tous les droits?
LA DAME. — Sans doute !
LE JEUNE MONSIEUR. — Non.
LA DAME. — Comment. Non?
LE JEUNE MONSIEUR. — Quelques-uns seulement...
LA DAME. — Vous êtes rat.
LE JEUNE MONSIEUR. — ...mais les plus nobles ! les plus sacrés ! les plus légitimes !... Le droit de vote est le premier de tous. L'esprit féminin, le point de vue féminin, ne veulent pas être méconnus et passés sous silence. L'épouse, la mère, l'aïeule, ont un mot à dire...
LE VIEUX MONSIEUR. — Rien qu'un?
LE JEUNE MONSIEUR. qui se plaît à s'entendre. — La main de la femme vaut celle de l'homme. Comme la main masculine, elle porte l'anneau nuptial, et elle ne boude pas plus qu'elle à la besogne... La couture, les soins du ménage... les plus fatigants et durs travaux l'éprouvent, l'ennoblissent...
LA VOIX BASSE D'UN VERSEUR. — Château- Yquem 83.
LE JEUNE MONSIEUR. — Non... Ah ! si !... (Mais le verseur est loin déjà.)
LE VIEUX MONSIEUR. — Trop tard. Voilà ce que c'est que de...
LE JEUNE MONSIEUR. — ... Pourquoi donc priver cette admirable et secourable main du bulletin de vote ?... quand on lui permet le chiffon? Pourquoi l'homme, à l'heure du scrutin, retire-t-il aussitôt la sienne, sa main généreuse, de celle de sa compagne, alors qu'au contraire c'est les doigts unis et mêlés qu'ils devraient aller tous deux, lui et la créature qu'il a choisie, l'être d'élection, remplir à la maison communale leur devoir civil?
LE VIEUX MONSIEUR. — Oh ! Présentez-vous... Présentez-vous aux prochaines... Vite. Vous avez ce qu'il faut.
LE JEUNE MONSIEUR. — Vous croyez? Je ne dis pas non. Enfin la femme apporterait, par son vote, le poids nécessaire — et qui manque — de sa délicatesse, de son affinement, de ses opinions plus accommodantes, de sa grâce innée, de ses principes, de ses croyances... Elle contrebalancerait tout ce qu'a d'excessif, d'aveugle et de brutal le choix intéressé de l'homme qu'entraînent la fureur, le sectarisme, l'orgueil et la haine. Ainsi, grâce à la femme, un député serait-il alors un être exquis, fondu, rare et précieux...
LE VIEUX MONSIEUR. — Tais-toi, tu vas me faire pleurer.
LE JEUNE MONSIEUR. — ...le reflet, la véritable émanation, le fruit, mûr et succulent, de la race, le rejeton de l'arbre populaire, le produit des deux sexes associés, pour le créer dans la plus sainte des fonctions publiques...
LE VIEUX MONSIEUR. — Il le sera !... Il sera ministre.
LA DAME. — Facile de se moquer. Mais dites en donc autant!
LE VIEUX MONSIEUR. — Non. Je vais proférer des choses toutes différentes, mais aussi sérieuses. Peut-être vont elles vous affliger ? Pardonnez-le-moi. Ma conscience m'ordonne de vous faire souffrir.
LA DAME. — Allez. Je ne sentirai rien.
LE JEUNE MONSIEUR. — Et puis je suis là!
LE VIEUX MONSIEUR. — Vous n'avez plus la parole. C'est moi qui l'ai. Je m'en sers pour refuser aux femmes le droit de vote. Parce que, du jour où elles se mettront à faire de la politique, ça sera le gâchis, la folie en grande largeur, sur cent trente. La femme parlant politique, s'occupant de cette matière affreuse, néfaste et corruptrice... Y consacrant son temps, ses pensées, ses espoirs... Son activité tenace et brouillonne, y appliquant ses qualités amoindries et ses défauts exaspérés... Ah! Seigneur! Quelle image ! On les prendrait bientôt toutes petites pour leur inculquer le métier... Il y aurait dans leur éducation perfectionnée des cours spéciaux de politique intérieure et étrangère... A dix ans les fillettes, avec des cheveux dans le dos, sauraient ce que c'est que le triomphe de la démocratie et joueraient « à la proportionnelle ». Et je me figure la jeune fille de demain, la jeune électrice arrivée en âge de se marier... J'entends sa conversation avec le jeune homme, timide et intimidé, qu'on lui a présenté : « Répondez, monsieur... je ne vous cache pas mon vif désir d'obtenir un siège dans votre département. — Vous voulez dire, sans doute, mademoiselle, une place dans ma famille ? — Oui... Mais... Pas d'équivoque ? Êtes-vous un homme d'ordre ? Vous présentez-vous comme candidat de gauche ou de droite ? Acceptez-vous le service de trois ans? — Sous vos drapeaux, trois, six, neuf, douze, mademoiselle. - Je ne plaisante pas... Je veux une République habitable. Pensez-vous qu'on doive causer avec le Vatican... ? — Mon Dieu, j'aurais besoin d'abord de laïciser un peu la question avec vous... — Etes-vous bon? Tolérant ? Etes-vous pour la protection? — Plus que pour le libre-échange. Et vous ? Aimez-vous la campagne ?... Même si elle n'est pas électorale ? — Tout de même, oui. Mais je veux être libre, et je n'admets pas qu'on me soupçonne ni qu'on me discute... Aux premiers mots de reproche, injustifié, ou justifié, je pose la question de confiance... Voilà mon programme... Alors ? — Alors... Merci... je me désiste. »
LA DAME. — C'est de l'opérette.
LE JEUNE MONSIEUR. — Une scène de petite revue.
LE VIEUX MONSIEUR. — Et je ne vous dis que les paroles. Mais il y aurait la musique.
LA DAME. — Quelle musique?
LE VIEUX MONSIEUR. — Les scènes, les altercations et les disputes continuelles qu'amèneraient dans le mariage, entre les époux, le droit et l'exercice du vote de la femme... Quelle cause aiguë et nouvelle de discorde ! Chacun voulant persuader l'autre, exigeant qu'il ait les mêmes opinions... prétendant le convertir à ses idées et à son candidat... ou bien la femme ne voulant rien dire par goût invétéré du secret, de la cachotterie. — Pour qui votes-tu, ma chérie ?— Ça ne te regarde pas... — Comment? Tu prétends me dissimuler?... — Oui! — Oh! C'est trop fort! etc., etc. Et les taquineries, les reproches, les injures... Les convictions personnelles et différentes que l'on se jetterait à la tête... Comme des gros mots... — Ah! Elle est propre, ta république ! — Et ton empire !... Ou alors les chantages de la coquetterie, de la séduction... l'épouse paralysant l'époux, et, en fin de compte, annulant le vote de son mari par son propre vote contraire... et la plupart du temps pour rien, par caprice et pur esprit de bravade.
LA DAME. — Assez! Assez! Monsieur ! Arrêtez-vous de nous calomnier. C'est abominable. Et vous méconnaissez les femmes.
LE JEUNE MONSIEUR. — Il ne les connaît pas.
LE VIEUX MONSIEUR. — Je ne les reconnais plus. Il n'y avait qu'elles jusqu'ici de restées étrangères à la politique... Si elles s'en mêlent... Adieu le plaisir et l'amour... Les doux propos... Et l'amitié... Adieu tout... Aujourd'hui elles veulent être électrices... Demain elles voudront être éligibles. Si par malheur elles entraient à la Chambre, elles quitteraient à jamais la leur, et il faudrait biffer de la Langue française le mot de foyer. Et puis, d’ailleurs, de quoi vous mettez-vous en peine, mesdames ? Voter ? Mais vous votez... Sans doute... En faisant voter vos maris, vos pères et vos amis comme vous le voulez... C'est en ne votant pas que vous gardez sur eux une influence réelle, et votre bulletin, c'est eux qui le mettent dans l'urne. Le jour où vous manifesterez directement et pour votre propre compte, les hommes se considéreront comme dégagés vis-à-vis de vous, ils reprendront leur indépendance et vous échapperont.
Voilà.
LA DAME. — Permettez ?... (On sort de table.)
 
HENRI LAVEDAN – Éditorialiste de L’Illustration

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