La peinture d'Anthea Wyler ou le rapprochement des mondes

A l’instar du premier baiser, l’art commence souvent par une invitation au voyage. En ce sens, la peinture d’Anthéa Wyler ne déroge pas à la règle.

Les parcelles de couleurs s'y conjuguent à la promesse d’aimer, élan quasi mystique où les images diluées épousent les lignes culminantes d’un horizon soudoyé. Comme si chaque corps, graduellement porté hors de sa condition, échappait à sa propre pesanteur. Les courbes dont la féminité s’empare à travers son œuvre ignorent jusqu’au poids inhérent à toute condition de mortel. Par cet étirement vertical, l’élévation spirituelle repousse les limites de notre propre finitude. Le mélange exacerbé des éléments naturels participe également de cette percée fondatrice. Par le vague et les fondus, les étoffes voilées, les robes noyées sous le vent, nous assistons au spectacle miroitant de l’indicible. Impropre à conjurer le destin, l’art s’avère pourtant chez Anthéa Wyler comme un digne substitut du réel. La forme se caractérise moins par son aspect figuratif que par la tension qu’elle exerce entre l’imaginaire et la conscience d’exister, esquissant un rêve illusoire aux portes de l’intemporel. En nous faisant revisiter son paradis perdu, l’auteur relève le douloureux défi de cristalliser les espérances que le temps délite, prolongeant l’instant fugace dans le tournoiement des heures, nous entraînant avec grâce sur un chemin où ne meurent plus tout à fait les ombres volatiles que frappe l’oubli.

Mais ce qui forge sans doute l’originalité suprême des toiles de ce peintre réside dans le message ésotérique qu’il nous délivre. A travers des formes géométriques parfois très prononcées, l’artiste dévoile sa représentation du monde, et par là-même sa véritable intentionnalité, qui rendue visible dans les Mandala, nous pousse à nous interroger sur l’ambivalence même de notre existence : la vie indissociable de la mort, la glace s’accordant au feu, la clarté s’opposant à l’ombre, les racines profondément implantées dans la terre rejoignant la cime des arbres, la musicalité épousant enfin les contours immobiles du silence. Chaque attribut présenté ou suggéré se heurte à une lumière diffuse et pénétrante. La symétrie des compositions concourt alors, sous le prisme d’un fragile équilibre, à nous faire deviner, effleurer même les mystères enfouis de nos pensées mouvantes, doutes et incertitudes qu’enfantent nos âmes pétries de crainte et de courage. C’est alors qu’un chant marin traverse une série de toiles intitulée Pesca où se chevauchent dans une imprécise architecture une pléiade de poissons, qui d’abord solitaires dans leur sillage, rétablissent bientôt à la surface des eaux la concorde et l’équilibre du couple.

L’harmonie finale s’érige dans le jeu contrasté des apparences, ciselé entre la dispersion des couleurs et le mouvement solaire qui les entraîne. Le destin qui nous échappe ne parvient pas à rattraper les égéries fuyantes et vaporeuses traversées de part en part par d’invisibles courants. Chevelures gonflées par le souffle créateur, ces nymphes sans nom deviennent effigie, tentatrices ou sirènes, sacralisées par leur aspect onirique. L’absence de traits habille uniformément chaque visage, conférant à ces troublantes inconnues une énigme insoluble. Qui sont-elles ? Où vont-elles ? En refusant le regard à ces singulières créatures, l’auteur nous engage à en saisir l’impermanence, subtile exhortation à pénétrer le corps de l’intérieur. La légèreté qui les domine fait d’ailleurs progressivement glisser leur silhouette vers une posture aérienne, prise dans un tourbillon ascensionnel qui pourrait figurer le chemin de l’âme rejoignant les couches éthérées de l’azur. Les frontières célestes se mêlent ainsi intimement à ces naïades couvertes d’écume, dont la langueur s’unit aux eaux bleutées desquelles elles émergent.

En s’entremêlant les unes aux autres, les teintes irisées s’imbriquent, s’entrelacent et fusionnent sans qu’aucune ligne abrupte ne vienne s’interposer entre l’organique et le minéral, majestueuse coexistence que l’on doit d’évidence à la précision d’un travail liminaire où l’agencement des perspectives tient une place de premier choix. L’imposant recours à la figure du cercle, appréhendé dans sa portée symbolique, renferme en filigrane les prémices d’une réponse à l’éternelle question métaphysique qui nous hante : ne sommes-nous pas, sous le poids des apparences, déchus de notre faculté de discernement ? De là, peut-on poursuivre un idéal de perfection en s’insérant dans une réalité trompeuse ? En contemplant ce cortège de couleurs étrangères aux lois de la gravitation, nous serions presque tentés d’oublier un instant le fardeau du temps et les assauts du paraître, pour nous enfoncer, pareils aux lointains secrets qui traversent les profondeurs d’un abîme, dans les limbes de notre histoire, aux confins des océans qui nous ont vu naître.


Les Portes du Ciel

Eternité