Après les Saoudiens, un autre pays investit des milliards dans le football et ce n'est pas que pour la beauté du sport

Après les Saoudiens, un autre pays investit des milliards dans le football et ce n'est pas que pour la beauté du sport L'un des championnats les plus riches du monde a encore massivement investi cet été. Ses clubs, pourtant très endettés, sont soutenus financièrement par l'Etat.

C'est presque le seul championnat de l'UEFA dont les clubs dépensent plus qu'ils ne vendent, à l'exception de la Premier League anglaise. Avec une balance des transferts déficitaire de plus de 100 millions d'euros depuis deux ans, ce championnat bénéficie depuis des années d'une politique d'investissement massif de l'Etat dans le football, dans la lignée de l'Arabie Saoudite. Les clubs peuvent donc recruter des joueurs pour des montants de transferts très élevés et offrir des salaires défiant toute concurrence en Europe. Ils ont encore attiré des grands joueurs européens cet été, malgré des résultats décevants en Coupe d'Europe et un seul club présent chaque année en Ligue des champions. 

Ce championnat, c'est la Süper Lig, le championnat de Turquie. Lors du dernier mercato, les clubs turcs ont encore recruté de nombreuses stars étrangères, à l'image du mercato XXL de Galatasaray. Les salaires proposés sont chaque fois très élevés : les recrutements d'Icardi, Ziyech, Zaha, Tête et Demirbay pèseraient ainsi près de 28 millions d'euros annuels pour Galatasaray, ce qui équivaut à la masse salariale totale d'un club comme le FC Porto. Pourtant, les droits TV du championnat ont chuté puisque le dernier contrat signé l'été dernier par la ligue est de seulement 370 millions, contre 500 millions pour le précédent.

Un Etat qui investit des milliards

Première explication : les club turcs sont largement favorisés fiscalement. Là où les salaires des joueurs de football sont imposés à plus de 50% en France et dans la majorité des grands pays européens, c'est seulement 15% en Turquie. Ce particularisme fiscal augmente l'attractivité du championnat auprès des joueurs européens. Mais cela a un coût pour l'Etat turc : la masse salariale totale des clubs du pays se situant entre 250 et 300 millions d'euros, le fait taxer si faiblement ces salaires correspond à un investissement de presque 100 millions d'euros par an dans le football de la part du gouvernement. Selon le taux de change actuel, le manque à gagner annuel d'un impôt de 15% par rapport à un taux de 50% est donc de presque 3 milliards de livres turques pour l'Etat.

Et l'investissement massif de la Turquie dans le football n'est pas une stratégie nouvelle : en 2007, Galatasaray a construit son nouveau stade entièrement grâce à des fonds publics. C'est la société publique de construction de logements TOKI qui avait racheté le site de l'ancien stade Ali Sami Yen pour y construire la nouvelle enceinte de 53 000 places. Recep Tayyip Erdoğan, alors Premier ministre, avait lui-même déclaré : "Galatasaray n'a pas dépensé un centime pour la construction du stade. Nos investissements dans le stade s'élèvent à 600 millions de lires turques (350 millions d'euros selon le taux de change de l'époque)." 

Des clubs criblés de dettes

Pourtant, les grands clubs du pays sont tous très endettés. Selon l'économiste Kerem Akbas, auteur d'un livre sur les finances du football turc interrogé par l'AFP, les quatre grands clubs (Beşiktaş, Fenerbahçe, Galatasaray, Trabzonspor) avaient deux milliards d'euros de dettes à eux quatre à la fin du mois d'août 2023. "À chaque fenêtre de transfert, les équipes sont essentiellement gérées par les fans via les réseaux sociaux", explique M. Akbas. "Les clubs sont dans une situation financière difficile en raison de la pression des fans et de la quête de célébrité des dirigeants... Le gouvernement l'autorise. Sinon, avec ces situations financières, les clubs auraient fait faillite depuis longtemps".

D'après un ancien directeur de club turc, interrogé par The Guardian, les clubs sont en si mauvaise santé financière que l'Etat doit garantir artificiellement leur survie : "Tous les gros clubs sont cotés en bourse. Si c'étaient d'autres entreprises, elles auraient été radiées et auraient fait faillite il y a des années. Mais en raison des implications sociales et de la popularité du football, tous ces clubs sont 'too big to fail'".

Les clubs turcs continuent ainsi de recruter des stars coûteuses en fin de carrière pour séduire les fans, et ce malgré des finances aux abois. L'Etat a toujours volé à leur secours, en garantissant des taux très faibles grâce à un réseau de banques publiques par exemple.

Le football, un enjeu politique majeur

Pour bien comprendre cet investissement de l'Etat dans le football, il faut saisir l'importance sociale de ce sport en Turquie. Si la plupart des fans des clubs stambouliotes sont des citadins athées, souvent opposés au Président de la République Recep Tayyip Erdoğan, le football a son importance dans toutes les franges de la société turque et est un outil de pouvoir important dans le pays. Dans les colonnes de Libération, un ancien dirigeant de Fenerbahçe confie : "Depuis le coup d'Etat militaire de 1980, le foot est devenu le noyau dur de l'idéologie nationaliste. Quel que soit le régime, le gouvernement a toujours mis son nez dans les instances. Ça a toujours été un enjeu national. [...] C'est un réseau de bénéfices mutuels, de liens politiques et de business qui passe par le football ou les médias". 

Pour preuve, le pouvoir exécutif a lui-même décidé d'investir indirectement dans un club de la capitale, pour étendre son influence dans le monde du football. En 2014, le club d'Istanbul Başakşehir FK est racheté par sept associés, pour beaucoup des proches du Président de la République, Recep Tayyip Erdoğan. Parmi ces investisseurs, on retrouve entre autres Mesut Altan, un homme d'affaires proche de l'AKP (le parti islamo-conservateur du président) ou encore l'actuel Président du club, Göksel Gümüşdağ, qui est le neveu de la femme d'Erdoğan. Başakşehir, club insignifiant historiquement et qui n'existe vraiment sur la scène nationale que depuis ce changement de propriétaires, est d'ailleurs surnommé le "FC Erdoğan" par les supporters des clubs rivaux. Le numéro 12, porté par le président lors d'un match de gala en 2014, juste après le rachat, a été retiré et ne peut être porté par aucun joueur du club.

Mais le football est aussi un enjeu politique pour les opposants au pouvoir d'Erdoğan. Les supporters des grands clubs stambouliotes profitent souvent des matches pour afficher leur opposition à l'exécutif. En réponse, l'Etat a créé le Passolig : une carte de crédit prépayée désormais nécessaire pour assister à n'importe quel match de football professionnel en Turquie. Elle a été instaurée moins d'un an après les protestations de Gezi en 2013, portées par de nombreux groupes de supporters de différents clubs.

Décrite comme un outil de fichage par les ultras des clubs stambouliotes, cette carte est un moyen de contrôle efficace pour les autorités : nom complet, numéro de carte d'identité, compte bancaire, numéro de téléphone portable, photo et date de naissance sont contenus dans ce Passolig. De quoi identifier tous les supporters ou spectateurs présents au stade en cas d'incident. Mais pas suffisant pour inhiber les fans dans leurs stades : ceux de Fernebahçe chantaient encore en mars 2023, après le séisme qui a frappé le pays, "Ils mentent, ils mentent, ils mentent ! Ils s'en mettent plein les poches, démission ! Ça fait vingt ans !". De nombreux stades du pays ont affiché leur opposition au Président Erdoğan. 

Un outil de soft power à l'étranger

La Turquie investit également dans le football étranger, comme à l'USL Dunkerque (Ligue 2), dont 85% des parts ont été rachetées cet été par le groupe Amissos, société d'investissement dans le monde du sport créée par l'homme d'affaires Yüksel Yildirim. Déjà propriétaire de Samsunspor en Turquie, il a acquis la confiance de Recep Tayyip Erdoğan en sauvant ce club de la faillite. Yildirim a choisi de ne pas bousculer l'organigramme du club nordiste, en intégrant simplement son fils Jasper Yildirim (Directeur d'Investissements) et l'ancien joueur de Chelsea Demba Ba (Conseiller Sportif), qui perpétue la longue tradition de joueurs passés en Turquie et qui ont gardé des liens forts avec le pays.

Ce sont des grands footballeurs étrangers qui, venus faire une pige dans l'un des grands clubs turcs en fin de carrière, font ensuite les éloges du pays et des ses institutions. On peut prendre pour exemple Moussa Sow, qui était parti avec le Président Erdoğan en voyage officiel au Sénégal et qui avait déclaré dans une interview pour l'Agence Anadolu qu'en Turquie, "les libertés individuelles et collectives sont très bien respectées".

Mais le symbole le plus célèbre de ce soft power personnifié est Samuel Eto'o, la star camerounaise qui faisait la promotion du tourisme turc en organisant de grandes réceptions mêlant personnalités du football et hommes politiques, y compris membres de l'AKP, du gouvernement et Erdoğan lui-même. De nombreux joueurs trucs, comme l'ancien du FC Barcelone Arda Turan, affichent aussi régulièrement leur soutien au Président et à sa politique.

Dans toutes les branches du football turc et à toutes ses échelles, des institutions aux joueurs en passant par les clubs, la politique s'immisce. Le pouvoir exécutif a bien compris les enjeux sociétaux d'un sport aussi populaire. Et peu importe si les supporters lui sont hostiles pour la plupart, car ce ne sont pas eux qui dirigent : les élites du sport et de la politique sont rarement très éloignées.