Déchéance de nationalité : au fond, le ministre de la Justice est contre
[Mis à jour le 5 février 2016 à 14h58] Jean-Jacques Urvoas, le garde des Sceaux, a donc défendu ce vendredi 5 février, devant les députés, les deux articles controversés du projet de révision constitutionnelle, assurant avec aplomb que la déchéance de nationalité "n'est pas un symbole", ajoutant même : "C'est un principe qui va constater une déchirure définitive". L'ancien président de la commission des Lois a indiqué qu'il interviendra sur les amendements lors des débats qui débutent cette fin de semaine. Il aura fort à faire, surtout si quelques députés lui rappellent qu'il n'a pas toujours affiché une telle conviction concernant la déchéance de nationalité.
Le nouveau ministre de la Justice pourra toujours nier ou tergiverser sur d'improbables raisons qui l'ont fait changer d'avis : c'est par un long exercice d'argumentation, très étayé, que Jean-Jacques Urvoas expliquait, dans un rapport rendu en mars 2015, que les mesures pénales consistant à dégrader la qualité de la citoyenneté française n'étaient pas du tout souhaitables. Ce rapport, Jean-Jacques Urvoas l'a publié en tant que président de la commission des lois de l'Assemblée nationale dans le but de décrédibiliser une proposition de loi, déposée par 49 députés de droite en avril 2013. Cette proposition "Meunier" visait à "déchoir de la nationalité française" tout individu binational "portant les armes contre les forces armées françaises et de police". Le texte visait aussi les Français non-binationaux, mais avec une autre sanction. Pour ne pas créer d'apatrides, dans les faits, le texte aurait créé pour eux un "crime d'indignité nationale, assorti d'une peine complémentaire de dégradation nationale".
Le rapport Urvoas (qu'on peut lire ici) développe une très intelligible démonstration. D'abord, les mesures pénales consistant à dégrader la nationalité des jihadistes est inutile. "L'arsenal pénal dont nous disposons semble suffisamment étoffé pour réprimer avec une extrême sévérité les terroristes pour que ceux-ci connaissent 'le feu de la loi' pour reprendre l'expression de Jaurès", écrivait-il. Le nouveau ministre de la Justice prenait pour exemple l'ordonnance du 26 août 1944, qui avait institué "l'indignité nationale". A son sujet, il écrivait, tout en rappelant la caractère "exceptionnel" de cette mesure, que "le rétablissement de ces mécanismes pénaux semble relever d'un contresens historique et être inadapté à la lutte contre la menace terroriste et jihadiste que nous devons mener aujourd'hui".
Jean-Jacques Urvoas critique la déchéance, sans la citer
Certes, jamais dans son rapport Jean-Jacques Urvoas ne parle explicitement d'opposition à la "déchéance de nationalité". Tout bonnement parce que la proposition de loi des députés LR se concentrait sur la notion de "crime d'indignité nationale". Mais au fond, comment peut-on être contre l'instauration de l'indignité nationale, en justifiant de son inopérance, et être favorable à la déchéance de nationalité ? Les ressorts argumentatifs contre les deux mesures sont les mêmes. Inutile par ailleurs de rappeler au nouveau ministre que la déchéance de nationalité va plus loin que l'instauration d'un crime d'indignité nationale. Et les convictions de Jean-Jacques Urvoas, qui s'appuyaient sur 13 historiens (et Hegel), ne paraissaient pas du tout de circonstance.
L'argumentation de Jean-Jacques Urvoas rejoint d'ailleurs exactement celles des parlementaires qui sont opposés à cette mesure. Non seulement, la création d'un crime d'indignité nationale est inefficace, mais en plus, une sanction qui dégraderait considérablement la citoyenneté française des criminels risquerait "d'être vécue comme une confirmation glorieuse de la non-appartenance à la communauté nationale", écrivait le député, qui parlait même dans son rapport de "laïcisation de l'excommunication".
Pour une "dégradation républicaine"
Dans sa conclusion, Jean-Jaques Urvoas va plus loin : "La réactivation de l'indignité nationale serait indéniablement pour la République l'aveu d'un échec. Car [...] l'esprit démocratique implique l'obligation morale, ontologique pour la communauté de prendre en charge l'ensemble de ses membres, c'est-à-dire de ne pas abandonner ceux dont le comportement ignominieux semblerait pourtant devoir les condamner à une exclusion perpétuelle".
Pour "réagir à la violence terroriste", écrivait encore Jean-Jacques Urvoas, "la solution la plus sage est sans aucun doute de réaffirmer la force du droit en vigueur". Il imaginait également la possibilité de "renforcer la sévérité de la peine complémentaire" à la peine de perpétuité incompressible par l'interdiction de l'exercice des "droits civiques, civils et de famille". Pas d'indignité nationale, encore moins, par extension, de déchéance de nationalité. Mais un dispositif symbolique qui ne génère pas de différence en termes d'égalité devant la justice entre Français : "Cette peine nouvelle ne serait qu'un effet de la répression du terrorisme, une peine complémentaire et non principale. S'il lui fallait un nouveau nom, à titre de symbole, celui de "dégradation républicaine" portant perte des droits civiques à perpétuité pour les nationaux condamnés à perpétuité, marquerait l'attachement des Français à ces règles républicaines attaquées par le terrorisme".
Aucune référence à la binationalité dans la révision constitutionnelle
L'extension de déchéance de nationalité aux binationaux nés en France n'est cependant pas remis en cause. L'exécutif tentera de noyer le poisson avec un texte dans lequel ne figurera "aucune référence à la binationalité". "Ni a priori, ni dans la loi ordinaire", a affirmé fin janvier le Premier ministre devant la commission des lois de l'Assemblée nationale. Pour autant, le gouvernement compte bien ratifier la Convention internationale de 1954, qui proscrivent la création de nouveaux apatrides. Résultat : l'application de la déchéance de nationalité ne concernera donc bien que les Français binationaux.
Le Premier ministre a défendu vendredi 5 février le controversé projet de loi constitutionnelle dite de "protection de la Nation". "La lutte contre cette radicalisation sera l'affaire d'une génération" a-t-il assuré devant les députés. Manuel Valls a soutenu l'idée selon laquelle la constitutionnalisation de l'état d'urgence permettra d'inscrire "dans le marbre" son "caractère exceptionnel" et de bien délimiter "les motifs de son déclenchement et de sa prorogation". Manuel Valls a par ailleurs confirmé que le "principe d'égalité" entre les Français sera garanti et institué dans le texte. L'amendement proposé aux parlementaire stipule qu'une "personne peut être déchue de la nationalité française ou des droits attachés à celle-ci lorsqu'elle est condamnée pour un crime ou un délit constituant une atteinte grave à la vie de la Nation".