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Avril 2006

Nadia Collot : "L'industrie du tabac organise la contrebande"

La réalisatrice Nadia Collot a répondu à toutes vos questions concernant son documentaire "Tabac, la conspiration", dans les salles de cinéma depuis le 5 avril.
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Pourquoi ce documentaire sur ce sujet ?
Nadia Collot : Histoire d'arrêter la chaîne. Ma famille est victime sur trois générations du tabac, comme beaucoup je pense.

Avez-vous déjà fumé?
Je suis une ex-fumeuse mais une fois fumeur.. toujours fumeur.

Dans la bande annonce, on voit beaucoup de jeunes enfants en train de fumer. L'une des stratégies de l'industrie du tabac est-elle de rendre les consommateurs dépendants de plus en plus tôt ?
Dans un des documents internes à l'industrie, que j'ai vu, un jeune vendeur demande à un directeur commercial à partir de quel âge on peut proposer leurs produits. Il répond : "Ils ont des lèvres, nous les voulons".

Quels ont été les obstacles à la réalisation de ce documentaire ? Avez-vous subi des pressions ?
Obstacles oui. Notamment financiers. Et politiques. Et aussi des tactiques de diversion. Pressions directes, pas encore. Mais je crois qu'à ce stade, il serait très contre-productif de la part de l'industrie de s'en prendre à moi.

"La contrebande est l'une des stratégies pour conquérir des marchés fermés"

Quelles pratiques mafieuses avez-vous constaté lors de votre enquête ?
D'une part, il est très difficile de pénétrer le cercle. BAT (British American Tobacco) France par exemple, pratique le cooptage : il faut avoir un copain dans la boîte pour pouvoir passer un entretien d'embauche.

Vous pouvez nous parlez de la contrebande de cigarettes ?
Autre pratique mafieuse. La contrebande de cigarettes est souvent organisée par les industries elles-mêmes. C'est une des stratégies adoptées pour conquérir des marchés fermés : Iran, Irak, Afrique, etc....

Qu'avez-vous découvert de vraiment nouveau ?
L'aveu que l'industrie organise la contrebande est nouveau. Le fait d'introduire des taupes de l'industrie en France est certainement nouveau, une primeure. Et de vous présenter le professeur Rylander, taupe de Philip Morris depuis trente ans et chercheur "indépendant" par ailleurs, est certainement aussi nouveau. Une toute première.

Comment avez-vous fait pour trouver des salariés de cette industrie acceptant de témoigner ?
Cela m'a pris 5 ans d'approches lentes et patientes. Je n'ai jamais caché mon jeu. J'ai parlé cartes sur table avec ces gens. Il y en a quand même, au sein de ces industries, qui ont des doutes quant au travail qu'ils effectuent et quant à la "propreté" du travail.

Et l'Etat dans cette analyse des lobbing, vous le placez où ?
Je trouve que l'Etat n'a pas beaucoup de mérite dans la lutte anti-tabac. Il est souvent à la traîne des associations et se laisse beaucoup trop influencer par les lobbyistes de l'industrie. En fait, il faudrait vraiment quelques hommes politiques ayant des couilles. Surtout en France.

"Arrêtons de culpabiliser les fumeurs"

Je crois que l'on oublie souvent, comme pour la drogue, que "s'il n'y a pas de demande, il n'y a pas d'offre."
Arrêtons de culpabiliser les fumeurs. Quand ils commencent à 14 ans, j'estime qu'ils sont innocents. Ils sont manipulés par une industrie cynique qui emploie une armada de spécialistes en marketing pour les accrocher. Avec un produit très sophistiqué fabriqué pour ce faire.

Quels soutiens avez-vous eu pour votre enquête?
Au début, aucun. Je suis partie seule avec une petite caméra numérique. Je n'ai encore aujourd'hui pas le soutien officiel du Ministre de la santé. Ni de la MILDT (lutte contre les drogues dépendant du bureau du Premier ministre). Nous n'avons pas obtenu l'aide du CNC (Centre National de la Cinématographie), ni de Canal Plus.

Est-il vrai qu'il y ait une substance renforçant la dépendance dans les cigarettes ?
C'est un fait. Les cigarettes contiennent des substances allant de l'ammoniaque au cacao. L'ammoniaque sert à libérer les molécules de nicotine pour atteindre très très vite le cerveau et le cacao à dilater les bronches, afin que la nicotine pénètre plus facilement.

92 min, c'est pas si long que ça pour 3 ans de tournage... vous avez beaucoup coupé dans les rushs ?

A découvrir dans les bonus DVD.

Comment mène-t-on ce genre d'enquête ? Beaucoup d'improvisation ?
Moi je fonctionne au feeling. Et ensuite j'accumule des heures et des heures de lecture, puis je fais le tri sur ce qui me paraît le plus important à dénoncer.

Pourquoi ne pas interdire tout simplement la vente du tabac : on sait qu'il est nocif et il va réduire l'espérance de vie des femmes très bientôt.
Un seul pays l'a interdit complètement : le Boutan où il n'y a quasiment pas de fumeurs... donc ils ne risquaient pas un tollé de protestations comme chez nous où un tiers de la population est fumeuse. Je ne crois pas à la prohibition.

Il est terrible de voir de vieux films : on y fume beaucoup..
C'est vrai, mais aujourd'hui il y a également une montée en puissance, en tous cas dans le cinéma français, de placements de produits du tabac. Observez attentivement 36 Quai des Orfèvres, Tout pour plaire, ou encore L'ivresse du pouvoir, etc...

"Je me sens plus proche de Michael Moore que de Depardon"

Vous vous sentez plus proche de Raymond Depardon ou de Michael Moore dans votre conception du documentaire ?
Michael Moore. Je suis quand même Nord-américaine.

Vous êtes d'origine italo-canadienne. Que pensez-vous de la création documentaire dans notre pays par rapport au Canada ou à l'Italie ?
Je trouve qu'il n'y en a pas suffisamment mais qu'elle est intéressante. Notamment, je pense que des réalisateurs comme William Karel et Crhistophe Otzenberger peuvent faire un travail remarquable. Il faut les soutenir.

N'avez-vous pas eu trop de mal à trouver un producteur ?
Non car je connaissais déjà mon producteurt. C'est la société KUIV Productions. Et j'ai aussi gagné le prix du meilleur scénario documentaire long-métrage au Sunny Side of the Doc. Ce qui m'a permis d'avoir de l'argent.

Que pensez-vous du projet de loi français qui veut interdire le tabac dans tous les lieux publics ? Bar-tabac y compris ?

Très bien. Il faut des législations fortes face à la certitude démontrée que la fumée passive est un cancérogène de catégorie A. L'Irlande, l'Italie démontrent que cela est tout à fait possible et se passe bien.

Pensez-vous que les gouvernements soient influencés par les lobbies du tabac ? Oui, c'est pourquoi la majorité silencieuse doit se faire plus entendre. Et mon film incite à l'action j'espère. Je l'ai fait pour ça.

Craignez-vous d'être poursuivie en justice ?
Oui... mais ceci dit, deux cabinets juridiques ont déjà épluché mon documentaire et il n'y a rien à craindre car tout est vrai.

Qu'est-ce que vous dénoncez exactement : la corruption ou le commerce du tabac ?
La corruption. Je dénonce une économie de marché qui permet cela parce qu'elle n'est pas assez réglementée et qui n'évite pas les dérives des criminels en col blanc multirécidivistes.

Le film a déjà été diffusé à la télévision, pourquoi le cinéma après ?
C'est la version courte qui a été diffusée. Et plusieurs distributeurs se sont manifestés pour que la version longue connaisse les salles obscures.

La bande-annonce de votre film ressemble à celle d'un film d'action. Etait-ce votre intention ?
Merci pour le compliment. Je crois que c'est dû surtout à la musique. J'adore mon compositeur, c'est mon mari ! Et c'est moi qui ait fait la bande-annonce parce qu'on n'avait pas de sous.

"Il y a 5 millions de morts par an à cause du tabac"
Quels sont les chiffres du tabac dans le monde ? Ce que ça rapporte aux industries, ce que ça coûte à la sécurité sociale, le nombre de morts ?
En France, le tabac rapporte 10 milliards d'entrées fiscales et coûte environ la même chose en soins de santé. Mais la souffrance et la disparition d'un chef de famille, par exemple, ne sont pas quantifiables. Il y a 5 millions de morts par an dans le monde à cause du tabac. Et jusqu'à aujourd'hui, il y a eu 100 millions de morts.

Vous est-il arrivé de filmer en caméra cachée ?
Oui. Plusieurs séquences. Dont une au risque de ma vie. La première concerne la vente de cigarettes dans un concert annoncé à perte et fracas : les Village People à Montréal. Des sexy cigarets girls y vendaient des Dumaurier. La deuxième, c'était quand j'ai suivi des contrebandiers en Afrique. C'était au Niger, aux frontières de la Lybie : une plaque tournante de la contrebande de cigarettes. J'ai interviewé un douanier en caméra cachée qui m'a expliqué que le trafic de la cigarette est bien plus tabou que celui de la drogue dure ou des armes. Et que souvent, les cigarettes ne faisaient que passer en transit pour retourner en Europe d'où elles viennent.

Quelles archives avez-vous utilisé et comment y avez-vous eu accès ?
Je me suis tapé 200 heures d'archives en faisant toutes les sources américaines, belges, norvégiennes, canadiennes... On a négocié les prix farouchement. Quant aux archives de l'industrie du tabac auxquelles nous n'avons pas eu accès, on les a utilisées en droit de citation en les téléchargeant sur Internet.

Est-ce un reportage ou un documentaire ?
Je considère que c'est un documentaire de création. Un reportage est dans l'instantané, fait pour rendre compte d'une actualité. Un documentaire a un vrai parti pris d'auteur. Et prend beaucoup plus de temps, dans mon cas 3 ans.

Quelle est la stratégie de communication de l'industrie du tabac, étant donné qu'ils ne peuvent pas nier que les cigarettes soient mauvaises pour la santé ?

Ne pas en parler. Ou bien toujours revenir sur les deux mots qui leur sont chers :: liberté et plaisir. En sachant que lorsqu'on est dépendant, ce n'est guère une liberté, et quant au plaisir, on pourrait l'avoir grâce à des produits de substitution non dangereux que l'industrie a développé et refuse de mettre sur le marché parce qu'ils sont peu aditifs et leur feraient perdre leur clientèle.

Avez-vous dit tout ce que vous vouliez sur le sujet ?

Non, on pourrait en faire trois films facilement. L'industrie du tabac est toujours en avance. Elle est très inventive pour contourner les lois et surtout, il faut vraiment dévoiler ce qui se passe dans les pays en voie de développement... Au Niger, trois semaines avant l'adoption d'une loi anti-tabac, BAT Niger a organisé une grande fête pour inaugurer un don de château d'eau dans un village. Les journalistes sont invités, les politiques sont là. Le village entier danse, l'eau jaillit du château d'eau. Une fois la fête terminée, les reportages en boite, le château d'eau avec son immense logo BAT est asséché. En fait, une citerne l'avait rempli la nuit juste pour la fête.

"L'industrie du tabac est cynique, malhonnête et corrompue"
Est-ce une habitude pour vous de vous mettre en scène ou est-ce que c'est le sujet qui vous y a poussé ?
C'est le sujet. C'est une guerre personnelle que je mène et je crois que le tabac est un sujet sensible. Si je ne m'étais pas ouvertement engagée sur cette piste en m'impliquant personnellement, cela serait passé plus anodine, comme un autre cri d'alarme sur les méfaits du tabac. D'ailleurs je ne me mets en scène qu'au début et après je cède la place aux faits.



Qu'est-ce que vous dites de plus que ce qui est écrit sur les paquets de cigarettes : "Fumer Tue" ?
Je vous conseille d'aller au cinéma voir mon film car il ne parle pas des méfaits du tabac mais d'une industrie cynique, malhonnête et corrompue, aux méthodes mafieuses, répandant son poison à vitesse grand V sur les 4 coins de la planète.

Y a-t-il des images qu'on vous a interdit de diffuser ?
Oui...On m'a demandé d'être moins éloquente sur l'Etat. Et je me suis autocensurée quant aux taupes car je souhaite avant tout protéger mes sources.

Avez-vous vu le film "Révélations" ? Qu'en avez-vous pensé ?

Magnifique film. Qui date maintenant de 7 ans. Savez-vous que Michael Mann n'a pas obtenu le visa tout public, alors que son film ne contient ni sexe, ni violence. Hollywood serait-il maqué avec l'industrie du tabac ?

Que pensez-vous du docu-fiction ?
Si la fiction aide le documentaire à devenir plus authentique, je suis tout à fait pour. Si la fiction s'appuie sur des faits réels, autant qu'elle demeure fiction pure. Dans mon cas, j'ai été obligée de reconstituer une réunion secrète des années 50. Le dialogue est absolument authentifié. Ce n'est que le visuel qui est reconstitué.

Aviez-vous traité d'autres sujets aussi sensibles avant ?

Jamais. J'ai traité dans un film précédent du rapport de la femme à son corps et à la maternité qui remet en cause un système d'hyper médicalisation de la grossesse. Sans aucun commentaire. C'est un poème en hommage aux femmes.

"Ce combat est important"
Vous êtes vous rendue sur place dans les sièges de ces multinationales ? Avez-vous pu interroger des dirigeants ?
Qu'est-ce que j'aurais aimé ! Oui, je me suis rendue sur place. On a toujours refusé de m'accorder un entretien.

Nadia Collot : Pour conclure, j'espère que le mauvais temps et l'ambiance maussade liée au CPE ne feront pas oublier que ce combat est un combat important, même s'il est souvent relégué à la seconde place. Il faut soutenir les films militants, il n'y en a pas beaucoup. Faites l'effort de vous rendre dans une salle Arts et essai. Merci à tous.

 
 Rédaction L'InternauteCinéma
 
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