Grain de sable dans la routine domestique

Chercher du côté de l'indépendant ou de ce qui est presque passé inaperçu en littérature, c'est le risque calculé de ne pas tomber sur la qualité, mais aussi l'opportunité de trouvailles délectables, que la surprise rend plus savoureuses.

 Et c'est le cas avec ce "Parfum des Apparences" dont on n'attend pas grand chose au premier abord ...

Martine est le prototype de la grande bourgeoise parisienne effac
ée, vivant par habitude son rôle de ménagère auprès d'un mari volage, dépréciée par une meilleure amie hypocrite et une mè
re calculatrice. Les femmes comme cela ça n'existent plus me direz-vous. Et bien preuve en est que non, puisqu'il y a Martine. Or, et ça c'est déjà plus inhabituel, vient un jour où Martine décide de tout plaquer, de laisser en plan son Baptiste qui n'a d'yeux que pour Christine la parfaite garce aux allures d'amie, et Maman la castratrice. Et dans les Pyrénées où Martine va se réfugier, elle va faire une rencontre qui, sinon inattendue, va lui donner l'opportunité de donner un nouvel ordre à sa vie ... Avec ce synopsis, on pourrait croire que Le Parfum des Apparences de Ted Garennes va être de ce genre de romans bas du front pour femmes au foyer déprimées.
Et bien que l'on se d
étrompe. La verve ironique, et même cynique de l'auteur, toute en tournures délicieusement mesquines et en vocabulaire suranné, donne naissance à une lecture plus encore qu'aisée, agréable, ce qui devient trop rare. Bien sûr la tenue d'une telle écriture sur toute la longueur du roman en émousse quelque peu l'effet, mais il n'en faut pas moins pour décrire et suivre ce personnage principal chimérique. Martine est de cette race que l'on ne voudrait que romanesque : une femme qui suscite souvent le piège de l'empathie, auquel on se laisse parfois prendre, mais qui inspire surtout un irrépressible sourire par son apathie, voir un brin de pitié sévère. Car Martine est incontestablement l'archétype du comique involontaire : c'est une grande timide dont les performances sociales sont si impérieusement réglées que le moindre écart, forcément accidentel, tourne au désastre. Autant dire que chacune des "représentations" vire toujours à la "performance", ou plutôt contre-performance qui enfonce davantage le récit dans une incertitude jouissive.
Et c'est par ce vice de fabrication de Martine qu'entre dans sa vie le grain de sable qui va enrayer l'engrenage bien huil
é de son existence convenue faite de théâtralité. Un homme, oui, qui ne va pas se lier à Martine pour les raisons que l'on croit, et qui va émulsionner le tout. Ce "théâtre romanesque", le milieu grand bourgeois dans lequel il se tient l'épargne d'une allure de vaudeville, et sa teneur de psychodrame le garde à bonne distance du boulevard. Il faut voir pour cela les circonvolutions rocambolesques que suit l'intrigue au retour de Martine, entre un dîner qu'on aurait pu croire essentiel et qui se tient juste au centre des allées et retours comiques des personnages entre les différents appartements. Le roman aurait d'ailleurs probablement gagné en concision à commencer directement avec le retour de Martine de sa retraite et les tracas qui s'ensuivent pour tous les protagonistes, mais il aurait alors perdu de sa force de dérision, et de désillusion.
Car qu'est-ce que Martine et sa clique, hormis des nantis compl
ètement déconnectés de la réalité, à part des hommes et des femmes désabusés que les risques encourus démotivent de modifier l'ordre auquel se plient leurs existences répétitives ? Que c'est drôle que ces personnes dont le choix existentiel se fait entre leur aisance pécuniaire et leur bonheur dans la vie.
À
tout prendre, il faudrait garder les deux. Seulement les réalités relationnelles telles qu'elles sont dans le monde réel, et qui transparaissent dans ce roman, ne sont pas aussi bien réglées que celles auxquelles on aspire secrètement ; Martine a peut-être trop cru qu'un changement fondamental était possible, et ce quasi-retour à la case départ est d'une noirceur qui ne choque presque pas. Pour ce qui est du lecteur, une fois passée la frustration première de cette fin qui ne fait rien pour le satisfaire, il ne peut que se réjouir que pour une fois, contrairement à ce à quoi il pensait s'attendre au premier abord, on ne lui ai pas vendu du rêve.

Le Parfum des Apparences, de Ted Garennes, éd. Les Nouveaux Auteurs, 2008