La mesure du pouvoir d'achat et sa perception par les ménages

Le pouvoir d'achat des Français augmente-t-il vraiment ? Comment est-il calculé ? Comment expliquer le décalage entre la mesure du pouvoir d'achat et sa perception dans l'opinion ? Les réponses de Fabrice Lenglart, chef du département des comptes nationaux de l'Insee*.


La question du pouvoir d'achat est un sujet de préoccupation récurrent des Français et un élément du débat politique. Mais rarement elle n'a autant suscité de controverses et de malentendus que lors des derniers mois.

Le pouvoir d'achat a progressé en France plus vivement en 2006 qu'en 2005 (+2,3% après +1,7%). Certes, si l'on prend un peu plus de recul, on observe bien sur les dernières années un certain ralentissement du pouvoir d'achat des ménages : sa progression s'est faite depuis 2003 sur un rythme annuel moyen de l'ordre de 2%, contre 31/2% entre 1998 et 2002. Mais il n'empêche, d'après la mesure qu'en fait l'INSEE, le pouvoir d'achat ne cesse de progresser année après année.

Or, malgré ce constat, ce n'est un secret pour personne que la perception du grand public sur cette question est beaucoup plus dégradée. C'est la raison pour laquelle nous avons choisi de consacrer, en juin 2007, un dossier à cette question dans le rapport sur l'économie française. Cette étude avait deux objectifs :

Premier objectif : faire de la pédagogie, c'est-à-dire expliquer le plus clairement possible à quoi correspond la mesure du pouvoir d'achat des ménages faite par l'INSEE et décrire ses grandes évolutions sur le passé récent.

Deuxième objectif, au moins aussi important : tenter de comprendre la raison d'un tel décalage entre la mesure et la perception. Pour ne pas être trop long, je ne listerai pas toutes les pistes qui sont explorées pour expliquer ce décalage, mais j'évoquerai les principales, celles qui se sont révélées les plus fructueuses.

1. Comment l'INSEE définit-il le pouvoir d'achat et comment ce pouvoir d'achat a-t-il évolué sur la période récente ?
 
Le cadre de la comptabilité nationale présente le mérite de fournir une définition précise du pouvoir d'achat, harmonisée sur le plan international et articulée avec les notions de consommation et d'épargne. Pour ce faire, il faut tout d'abord définir ce que l'on appelle le revenu réel disponible des ménages. Celui-ci correspond à la masse des ressources à leur disposition (principalement les revenus d'activité, les prestations sociales et les revenus du patrimoine), à laquelle on retire les prélèvements obligatoires qui pèse sur eux (impôts et cotisations sociales). En 2006, le revenu disponible des ménages se monte à près de 1200 Md€, soit 2/3 du PIB. Autrement dit, les 2/3 de la richesse produite en France chaque année va dans la poche des ménages.

La notion de pouvoir d'achat s'en déduit. Plus précisément, l'évolution du pouvoir d'achat des ménages n'est autre que l'évolution de leur revenu, une fois qu'on l'a corrigé de l'inflation, c'est-à-dire de la hausse des prix des produits consommés.

Comment ce pouvoir d'achat évolue-t-il sur longue période ? Par longue période, j'entends très longue période. Et à ce niveau, on peut distinguer un avant et un après premier choc pétrolier : avant 1974, le pouvoir d'achat progressait à très vive allure en France. A compter de 1975, ce pouvoir d'achat continue de progresser, mais sur un rythme tendanciel plus modéré.

Sur une période un peu plus récente, on observe également un certain ralentissement. Après avoir fortement augmenté durant la dernière phase de forte croissance (+ 3,4 % par an en moyenne sur 1998-2002), le pouvoir d'achat a globalement ralenti sur les dernières années (+ 1,9 % par an en moyenne sur 2003-2006). Deux facteurs expliquent ce ralentissement : une décélération des revenus d'activité (moindre progression de l'emploi et des salaires), et un surcroît d'inflation. A l'inverse, les prestations sociales et les revenus du patrimoine ont plutôt accéléré sur la période. L'influence des prélèvements obligatoires est, elle, globalement neutre.

2. Une perception des ménages plus dégradée

Au final, on constate un certain ralentissement du pouvoir d'achat des ménages sur la période récente, donc, mais une progression tout de même, année après année. Et pourtant, ce message a beaucoup de mal à passer dans l'opinion : la perception du grand public sur cette question est plus dégradée. De nombreux éléments peuvent a priori expliquer ce décalage.
Le rôle de la dynamique démographique

Il faut tout d'abord tenir compte du fait que lorsque l'INSEE parle du pouvoir d'achat, il parle de l'évolution du revenu de l'ensemble des ménages français. Or, il faut tenir compte du fait que la population française croît tendanciellement. De ce fait, si l'on veut mesurer non pas la progression globale du pouvoir d'achat, mais celle des individus, il faut rapporter cette évolution à la dynamique démographique de notre pays. La façon la plus pertinente de le faire est de calculer un pouvoir d'achat par unité de consommation, c'est-à-dire une unité qui tient compte non seulement du nombre des ménages, mais aussi de leur taille moyenne.



A cette aune, mesuré par unité de consommation, la croissance du pouvoir d'achat suit les mêmes évolution conjoncturelles, mais elle est, fort naturellement, à chaque période, un peu plus faible. J'attire votre attention sur le fait que, pour autant, les années de baisse du pouvoir d'achat par tête restent fort rares.
Le passage à l'euro, révélateur du décalage entre inflation mesurée et inflation perçue

Une autre source possible de différence entre la perception du pouvoir d'achat et sa mesure tient au décalage entre l'inflation mesurée et l'inflation perçue par les ménages, qui s'est accentué lors du passage à l'euro. Les ménages perçoivent plutôt bien les grandes évolutions de l'inflation, mais un net décrochage s'est opéré en janvier 2002 avec une inflation perçue qui s'envole alors même que l'inflation reste modérée. Or, janvier 2002, c'est l'année du passage à l'euro.

Pourquoi ce décalage ?

Sans doute que la hausse des prix dans la grande distribution, qui a précédé le passage à la monnaie unique, a joué un rôle important. Touchant des biens achetés au quotidien (produits alimentaires hors produits frais, produits d'entretien), cet épisode, pourtant temporaire, a semble-t-il influencé durablement la perception des ménages quant à l'évolution des prix.

Un autre élément peut également contribuer au décalage entre inflation mesurée et inflation perçue. Elle tient au fait que l'inflation est une mesure moyenne, calculé sur un panier de biens moyen, alors que la hausse des prix n'a pas affecté tous les ménages de la même façon. Compte tenu de la structure de leur consommation, en particulier le fait qu'ils sont plus souvent fumeurs, les ménages à bas revenus ont été plus exposés aux hausses de prix que les autres ménages. De leur côté, les ménages ruraux, ont davantage subi les effets du renchérissement de l'énergie.
Un poids croissant des dépenses contraintes

Au-delà de la question de la mesure de l'inflation, d'autres raisons peuvent être à l'origine d'un déphasage entre la mesure effective du pouvoir d'achat et sa perception par le grand public. Elles ont trait au fait que la notion même de pouvoir d'achat reste relativement floue dans l'opinion. C'est ainsi que de nombreux ménages considèrent que certaines dépenses sont contraintes, et qu'elles devraient être, à ce titre, défalquées pour pouvoir apprécier la réalité de leur aisance financière.

La difficulté de raisonner ainsi, c'est qu'à l'examen, la détermination du champ des dépenses contraintes comporte nécessairement une part d'arbitraire. On y inclut généralement les dépenses inévitables parce qu'indispensables, pour lesquelles on peut difficilement se reporter sur un autre produit. Elles correspondent bien souvent aux postes les moins sensibles aux variations de prix, tout au moins à court terme. Les dépenses liées au logement sont ainsi considérées comme contraintes. Les dépenses liées au transport, collectif ou individuel également, parce qu'elles sont nécessaires pour travailler. Les dépenses dites d'action sociale, c'est-à-dire celles nécessaires pour la garde des enfants par exemple, sont aussi considérées comme contraintes.

De plus, on inclut en général dans le champ des dépenses contraintes celles qui ont un caractère contractuel, engagées et non renégociables à court terme : télécommunications, frais d'assurance, frais bancaires.

A l'inverse, vous noterez que n'apparaît pas dans cette liste les dépenses d'alimentation et d'habillement. Bien que de première nécessité, elle ne sont en général pas considérées comme contraintes car, dans une économie ouverte et concurrentielle, les consommateurs gardent la possibilité de choisir ces biens dans une large gamme de prix.

Partons donc du champ ainsi défini, et regardons la part des dépenses contraintes dans l'ensemble des dépenses de consommation des ménages. Que voit-on ?

De 20 % des dépenses totales des ménages en 1960, la part des dépenses contraintes a progressivement augmenté pour atteindre 36 % en 2005. Les hausses des dépenses liées au logement et à l'utilisation des véhicules individuels en ont été les principaux responsables. Côté logement (hausse d'un peu plus de 5 points), la hausse est surtout notable dans les années 60-70 du fait de la hausse des loyers réels. Mais la stabilisation sur les trente dernières années cache un phénomène plus complexe : compte tenu de la croissance du nombre de propriétaires, le poids des loyers a continué en réalité à croître sur le champ des ménages qui sont locataires. Côté véhicules (hausse d'un peu moins de 5 points), la progression est liée aux carburants, mais aussi aux dépenses d'entretien. Le poste de télécommunications a progressé sur la période de 21/2 points (accélération depuis 1998). Les autres dépenses : 2 points pour les assurances, 1 point sur l'action sociale.
A revenu donné, cette croissance des dépenses contraintes peut sembler signifier que les dépenses libres sont de plus en plus réduites, ce qui pourrait être un élément d'explication au sentiment de décalage entre la mesure de l'évolution du pouvoir d'achat et son ressenti par la population. Cependant, cette tendance à la hausse des dépenses contraintes ne doit pas être mésinterprétée, car elle s'effectue dans un contexte d'élévation continue du niveau de vie en France. Paradoxalement, cette évolution s'explique aussi par la baisse concomitante du poids relatif des dépenses de première nécessité (alimentation, habillement). La part du reste des dépenses (loisirs, culture, ...) est, elle, très stable sur longue période.
Dépenses contraintes : adopter un point de vue qui colle au plus près de celui du grand public

Pour finir, je voudrais dire que la définition que j'ai retenue des dépenses contraintes est probablement encore éloignée de celle du grand public. Celui-ci raisonne bien souvent sur un revenu avant impôt et évalue son aisance financière en faisant le compte de l'ensemble de ses charges, c'est-à-dire ce qui doit impérativement être payé : loyers, dépenses de chauffage, de transport, mais aussi impôts directs et remboursement d'emprunts.

Cette acception ne colle pas avec les concepts de comptabilité nationale sur les deux derniers points. Le revenu des ménages est calculé après impôts. Les remboursements de crédit, tout au moins le remboursement du capital emprunté, ne sont pas considérés comme amputant le revenu, car ils correspondent en fait à une épargne des ménages. Je rappelle en effet que lorsqu'un ménage emprunte pour acheter sa maison, au moment où il achète, son patrimoine n'augmente pas à proprement parler : simplement, il acquiert un actif non financier, la maison, mais se retrouve redevable dans le même temps d'un passif financier de même montant, l'emprunt. C'est bien le remboursement du principal de l'emprunt qui correspond, année après année, à une augmentation de son patrimoine net, donc à une épargne.

Il n'empêche, les ménages ne raisonnent pas comme cela. Alors, partons d'une approche individuelle, et raisonnons comme eux ! Pour ce faire, on peut mobiliser les enquêtes "Budgets de famille" de l'INSEE et reconstituer un revenu courant (revenu avant impôt) et une part des dépenses contraintes qui comprend les impôts et les remboursements de crédit. Par définition, ces enquêtes, puisqu'elles sont des sondages, fournissent des résultats moins exhaustifs que ceux fournis par la comptabilité nationale. En revanche, l'avantage de cette approche est qu'elle fournit également un éclairage sur la disparité de situation des différents ménages.

Au vu de ces enquêtes, on constate deux choses : la part des dépenses contraintes est décroissante avec le niveau de revenu. Et le phénomène s'est accentué sur la période récente, avec un alourdissement des dépenses contraintes pour les ménages les plus modestes, plus particulièrement des dépenses de loyers.

Au final, nous tenons donc plusieurs éléments d'explication solides pour expliquer le décalage entre la mesure du pouvoir d'achat et sa perception par les ménages. Il faut tenir compte des évolutions démographiques. Il existe un décalage entre mesure de l'inflation et sa perception, qui s'est accentué depuis le passage à l'euro. Enfin, les ménages ressentent plus fortement que par le passé certaines dépenses comme contraintes.

* Cette tribune est basée sur le discours prononcé par Fabrice Lenglart lors de la présentation à la presse du dossier  "La mesure du pouvoir d'achat et sa perception par les ménages" en juin 2007 (Insee).