Oh Great! : "je me considère toujours en phase de progression"

Oh Great! : "je me considère toujours en phase de progression" Le mangaka Oh Great! est l'invité d'honneur de l'éditeur Pika à Japan Expo pour lancer en fanfare son nouveau manga Kaijin Fugeki. Linternaute.com a pu s'entretenir avec le mangaka en amont de sa venue.

Dans l'univers foisonnant du manga contemporain, Oh Great! est un mangaka qui dès ses débuts s'est distingué grâce à son trait d'une incroyable finesse et mettant l'accent sur un art séquentiel plus que généreux.

Les affrontements - moments récurrents dans les mangas shonen d'action - dans l'œuvre d'Oh Great! prennent des allures de ballets violents, portés par une science du mouvement quasi cinématographique. Renforcée par une constante exploration des corps, tant dans l'expression de leur puissance que dans l'évocation de leurs sensualités.

Oh Great! est un manga qui porte l'exaltation des corps - sous toutes ses coutures - à son paroxysme.

© Oh!great / Kodansha Ltd.

Après les succès mondiaux de ses deux séries les plus emblématiques, Enfers et Paradis et Air Gear, le mangaka revient en France grâce aux éditions Pika avec le titre Kaijin Fugeki.

Dans ce titre, Oh Great! embrasse sa passion du mouvement, et plus précisément de la danse. Dans un futur apocalyptique, des catastrophes surnaturelles - des monstres gigantesques appelés " Nocturnes"  -  frappent la Terre et ses habitants anéantissant des villes en un instant. Le seul espoir de survie de l'humanité réside dans ceux que l'on appelle les " fugeki" des chamans qui empruntent les pouvoir des dieux à l'aide de danses rituelles leur octroyant des pouvoirs permettant d'exorciser ces calamités.

L'histoire du manga suit l'improbable duo formé par Jin et Gao. Le premier, habitant d'une campagne japonaise élevée dans le respect des traditions, a pour but de dompter les nocturnes, pensant qu'une cohabitation est possible. Le second, citoyen britannique en exil depuis que le nocturne des typhons a rasé sa ville, emportant sa mère au passage, souhaite éradiquer les nocturnes jusqu'au dernier…

Derrière l'alliance forgée par ces deux caractères opposés réside peut-être la plus grande chance de survie de l'humanité…

Oh Great! , invité à Japan Expo par son éditeur Pika, pour lancer en fanfare la nouvelle série du mangaka, a accepté de répondre aux questions de L'Internaute.

Le bureau de Oh! Great © Oh!great / Kodansha Ltd.

Linternaute.com : d'œuvre en œuvre votre dessin progresse. À chaque fois on a l'impression que vous vous dépassez. Est-ce que vous recherchez sans cesse de nouvelles techniques de dessin et d'expressivité ? Comment pratiquez-vous pour améliorer votre art ?

Oh Great : Pour moi, "grandir" est une condition absolue. Je pense que j'ai toujours été un auteur qui attire pas mal d'anti-fans, mais même lorsqu'on me dit des choses comme " ton histoire est creuse " ou " tes dessins sont mauvais ", cela ne me blesse pas. Enfin… disons, pas tant que ça. Mais un peu quand même (rires).

Cependant, comme je me considère toujours en phase de progression, ce genre de critiques ne m'atteint pas tellement. Cela devient presque un moteur pour avancer. Je recherche constamment ce genre de motifs pour progresser. À travers ce style de critiques, mais pas seulement : si on me propose de travailler sur du chara-design de jeux vidéo ou d'anime, j'accepte même si mon planning est plein, car j'espère en tirer des prises de conscience ou des déclics en abordant les choses sous différents angles.

D'après mon responsable éditorial, quand je tombe sur des dessins ou quelque chose d'attirant que je pourrais " dérober ", j'ai les yeux qui brillent (rires).

Je suis à présent plutôt un vétéran dans le monde du shônen manga hebdomadaire, mais je continue de dessiner en puisant mon courage dans le mythe selon lequel le célèbre peintre Katsushika Hokusai aurait réalisé son œuvre emblématique Les Trente-six vues du mont Fuji alors qu'il était âgé de soixante-dix ans.

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Après cinq années à travailler sur une adaptation d'une série de roman, comment avez-vous vécu le retour à la création d'une œuvre originale ?

C'est aussi amusant qu'éprouvant. Pour la première fois depuis longtemps, je redécouvre ce qu'est le plaisir d'être un mangaka fonctionnant à plein régime, en mode masochiste.

Kaijin Fugeki est un manga très complexe pour ce qui est du thème. Le découpage des planches est difficile, et les sujets abordés sont délicats. Même si je m'étais basé sur un roman, j'aurais probablement galéré. Mais c'est justement le fait qu'il n'y ait pas d'œuvre originale qui me sauve sur certains points. Parce que, avec un rythme hebdomadaire, s'il y a un problème au niveau des dessins ou de l'expression, je peux y remédier en me reposant uniquement sur mon propre jugement pour trouver une solution.

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Racontez-nous la genèse de Kaijin Fugeki ? Qu'a été l'étincelle à l'origine de la naissance de ce manga ?

Depuis tout jeune, j'ai toujours eu envie de dessiner des histoires avec des éléments liés à la religion shintô ou à ses nombreuses divinités (les "yaoyorozu no kami"). J'avais déjà intégré pas mal de ces éléments dans Tenjō Tenge, entre autres. Cependant, cela restait un manga de genre "scolaire / combat" avec les divinités en guise de soutien au récit.

Cette fois, disons que j'ai voulu les aborder de front… C'était plus une détermination qu'une "inspiration". Je me suis décidé à dessiner ce que j'ai toujours voulu dessiner, en somme.

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Comment vous est venue l'idée de mélanger le folklore japonais et la S-F ?

Autrefois au Japon, tous les phénomènes naturels étaient considérés comme l'œuvre des dieux. Les tempêtes, la pluie, les tremblements de terre, tout était dû aux divinités.

 Mais avec le développement de la science, on a commencé à comprendre que ce n'étaient que des phénomènes naturels, physiques, explicables scientifiquement. Autrement dit, les "dieux" sont en réalité des choses que la science peut expliquer.

Peut-être que tous les phénomènes que l'on considère aujourd'hui encore comme surnaturels, comme les fantômes, les apparitions étranges, les disparitions inexpliquées, les esprits, trouveront eux aussi un jour leur explication scientifique.

Et si la science peut tout expliquer, alors on peut à l'inverse se dire "les dieux existent bel et bien en tant que phénomènes physiques ordinaires". Nous ignorons simplement encore comment les observer ou y accéder.

Ce manga est né de l'idée de dessiner une époque où ces moyens d'accès aux dieux et au surnaturel se seraient démocratisés.

Est-ce que vous êtes fans de Mecha (NDLR : robots géants) ? Si oui quelles sont vos inspirations dans le genre ?

En effet, à la base, j'aime les méchas de style un peu rétro futuriste, ceux qui portent encore le parfum des 19e et 20e siècles.

Cela a commencé par le choc ressenti au début de mon adolescence en découvrant Katsuhiro Ôtomo et Hayao Miyazaki, mais les œuvres qui m'ont le plus marqué restent celles de Masamune Shirow.

Je suis d'ailleurs allé voir son exposition l'autre jour, et tout ce que je peux dire, c'est que cette personne est un génie, tout simplement.

J'adore aussi les bandes dessinées depuis mon plus jeune âge, et je pense avoir beaucoup été influencé par Moebius. Ces derniers temps, j'ai également été fortement inspiré par le style de Simon Stålenhag.

Les nocturnes sont des catastrophes naturelles personnifiées ou des légendes urbaines. Comment travaillez-vous leur design ? Par exemple " Catherine" qui vient de l'ouragan Katrina, j'imagine que vous êtes parti du principe " l'œil du cyclone" Mais si vous pouvez nous expliquer les étapes pour la représentation d'un Nocturne ?

Le design des "nocturnes" part toujours d'un motif symbolique qui exprime leurs caractéristiques propres.
Comme vous l'avez remarqué pour "Catherine", l'élément central de son design est "l'œil du cyclone", autour duquel tournent des sortes de papiers découpés. En réalité, ces papiers (ou "kirigami") s'inspirent d'un rituel magique traditionnel issu de l'ancienne religion shinto, où ils étaient appelés "kumo" ("nuages"). Il s'agit donc d'un design où sont entremêlés des éléments artificiels et, je ne peux pas en dire trop pour le moment, mais c'est un indice majeur sur les développements futurs de l'histoire.
Le fait que ces papiers s'appellent "nuages" n'est pas une connaissance courante au Japon, mais quelque chose que j'ai appris naturellement parce que j'ai toujours été intéressé par ce domaine. C'est donc un design né de l'accumulation de mes connaissances personnelles sur le sujet.

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Est-ce que vous avez une liste de Nocturnes que vous souhaitez mettre en scène ?

J'ai bien en tête des idées brouillonnes pour leur design, mais dans le cadre d'une publication hebdomadaire, la direction de l'histoire peut parfois changer à partir d'un tout petit élément déclencheur. Cela a un impact direct sur de nombreux aspects, et bien sûr  également sur le design des Nocturnes. La réalité, c'est que le design final de chaque Nocturne est souvent décidé seulement quelques semaines avant son apparition… voire le jour même où je suis en train de le dessiner (rires gênés).

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Comment trouvez-vous vos sujets de Nocturnes ? Est-ce que vous avez prévu d'explorer le folklore et les légendes urbaines du monde entier ?

L'idée de traiter des légendes urbaines du monde entier est très séduisante, j'aimerais vraiment faire ça. Dans la série, l'armée britannique est présente au Japon, donc je pense que ce genre d'éléments vont faire leur apparition petit à petit. D'ailleurs, dans le dernier chapitre prépublié, on voit une "harpie"Vous savez, cet oiseau à visage humain. Je pense qu'à partir de maintenant, ces éléments issus d'autres cultures pourraient se multiplier.

Cependant, je suis pour le moment complètement submergé par tout ce que je veux déjà raconter. Au point que mon responsable éditorial lui-même plaisante en disant  "tu n'as que des choses que tu veux absolument dessiner !". Je continue à avancer en me demandant par où commencer pour attaquer cette masse d'idées à développer et les intégrer au récit. Même avec mon expérience, c'est la première fois que je me retrouve dans une situation pareille.

D'habitude, je me creuse la tête en me demandant "bon, qu'est-ce que je vais bien pouvoir raconter ensuite ?", mais pour une fois, c'est l'inverse.

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Jin et Gao fonctionnent en duo. Mais lequel avez-vous imaginé en premier ? Et vous sentez-vous plus proche de Jin ou de Gao ?

Gao est le premier personnage que j'ai créé. Mais choisir de situer l'histoire au Royaume-Uni a été un véritable obstacle pour une publication dans un magazine comme le Weekly Shōnen Magazine.

Déjà que l'univers de la série est assez particulier, on craignait qu'en plaçant le récit à l'étranger, les lecteurs japonais aient du mal à s'identifier. On a même envisagé de retirer complètement Gao de l'histoire à un moment donné.

Mais, peu importe le nombre de fois où j'ai réécrit le premier chapitre, mon équipe éditoriale et moi étions convaincus que la scène entre Gao et Catherine était cruciale pour poser l'univers. Du coup, ça a donné un premier chapitre un peu hors normes, mais nous sommes tous d'accord sur le fait qu'on ne pouvait pas imaginer meilleur début.

Cela dit, c'est Jin qui en a souffert : il a fallu plusieurs volumes pour que son personnage prenne forme. Mais je pense que sa personnalité est désormais bien établie dans les chapitres parus récemment.

Quand on voit Jin et Gao danser, on imagine des idoles de J-Pop ou de K-Pop, est-ce que vous regardez des danses modernes pour vos mises en scènes ? si oui quelles sont vos principales inspirations ?

Que ce soit les danses dans Kaijin Fugeki, les figures dans Air Gear, ou les combats dans Tenjō Tenge, l'expression du mouvement a toujours été l'un de mes grands thèmes en tant qu'auteur.

Je n'ai pas toujours l'occasion de le faire, mais quand je trouve le temps, j'essaie d'aller voir des spectacles de danse. Pour ce qui est des mouvements, les vidéos peuvent suffire, mais rien ne vaut les performances en direct. Pour préparer cette série, je suis retourné voir des spectacles de groupes de danse, ainsi que des performances de kagura (danse rituelle shintô) et de yosakoi (danse traditionnelle japonaise moderne).

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Micaiah en pince pour Gao, les sœurs Misasagi pour Jin, et toutes ont une manière assez " perverse" d'exprimer leurs sentiments (" je suis nue sous mon uniforme" " tu peux regarder notre culotte" ). Est-ce important pour vous qui maitrisez les émois adolescents comme personne de rappeler que garçon ou fille, tout le monde est au fond un pervers ? (rires)

Tout à fait.

Il n'existe pas d'être humain qui ne soit pas un peu pervers !

Quel a été le plus gros défi lors de la création du premier tome de Kaiji Fugeki, et comment l'avez-vous surmonté ?

Comme je l'ai mentionné jusqu'ici, il n'y a vraiment eu que des défis et des difficultés, mais si je devais en choisir un particulièrement éprouvant, ce serait la scène d'apparition de Jin.
Si pour vous, les lecteurs, Jin apparaît dès le début, ce fut un parcours semé d'embûches pour en arriver là. Dans la conception de départ, il était même question qu'il n'apparaisse pas du tout dans le premier volume.

Vous avez commencé votre carrière de mangaka pour payer des dettes de pachinko. Maintenant que vous avez publié de si nombreux succès, qu'est-ce qui maintient la flamme du mangaka ? Plaire aux femmes ? Conquérir le monde ? (rires)

Comme je l'ai déjà dit à la première question, pendant longtemps, ma principale motivation a été mon propre développement. Je pense que tout ce que je voulais, c'était être bon. Mais ces derniers temps, mon but a un peu changé, et l'un de mes moteurs est sûrement à présent l'envie de rendre quelque chose au monde du manga, qui a fait de moi celui que je suis aujourd'hui.
Si je suis là, c'est grâce aux grands qui ont bâti cet univers avant moi, alors je m'efforce d'apporter à mon tour ma contribution, même modeste, pour les générations futures.
Aussi, lors d'une visite chez Shueisha, j'ai rencontré M. Torishima, l'éditeur qui a formé Akira Toriyama. Il ne s'adressait pas directement à moi, mais il a dit cette phrase qui est restée gravée en moi :
" Un mangaka, ça doit faire des homeruns. Quelqu'un qui se contente de faire des doubles ne sera jamais reconnu. " (NDLR : analogie du baseball. Faire un homerun entraîne automatiquement au moins un point. Un double est un très bon coup qui permet au batteur d'avancer de deux bases, mais ça n'est "que" la moitié du chemin pour revenir au marbre)
Je me suis dit qu'il avait raison, mais qu'encore fallait-il monter à la batte, sans quoi rien ne démarre.

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Avec le recul, est-ce que vous changeriez quoi que ce soit au développement de Enfers et Paradis ou de Air Gear ? Si oui, quoi ?

En réalité, dans Air Gear, le combat final prévu était celui entre Kazu et Nike. Le duel entre Ikki et Sora dans la Tour du Trophaeum n'était pas prévu à la base.

Ikki n'est pas seulement un personnage qui vole lui-même, c'est aussi quelqu'un qui donne aux autres le pouvoir de "voler", que ce soit sous forme de courage ou de conviction.

Donc, à partir du moment où Kazu, qui n'était au départ qu'un personnage secondaire, a grandi grâce à Ikki et atteint un niveau équivalent au sien, le sujet principal de l'histoire était pour moi atteint, et il n'y avait plus rien à ajouter.

Mais suite à certaines circonstances, et mon responsable éditorial qui insistait sur le fait qu'il fallait un combat final pour Ikki, cette scène a finalement été intégrée. Je ne pense pas que c'était superflu, mais je crois qu'on aurait peut-être pu s'en passer.

Je pense que beaucoup sont d'accord pour dire que l'histoire a pris une autre tournure à partir de l'apparition des Tool Toul To, mais bon, personnellement, je pense que c'était bien aussi comme ça (rires). Elles ont tout de même permis de créer pas mal de moments forts dans le récit.

(Nous tenons à remercier le mangaka Oh Great pour sa disponibilité, ainsi que les équipes des éditions Pika et Kodansha qui ont rendu cette interview possible.)