Sylvain Tesson (Ecrivain-voyageur) "Mes voyages sont une fabrique à nouvelles"

Le voyageur publie "Une vie à coucher dehors". Dans ce recueil de nouvelles, il esquisse des vies marquées par le destin ; une série d'histoires teintées d'humour et de tragique, ayant chacune pour décor un coin du monde.

L'Internaute Magazine : Dans votre livre "Une vie à coucher à dehors" vous ne racontez plus vos voyages, vous vous effacez derrière des personnages...

Sylvain Tesson : Ce n'est pas la première fois que je me livre à un exercice de fiction. J'avais déjà écrit deux recueils de nouvelles chez Phébus il y a cinq ans (Nouvelles de l'Est et Jardins d'Allah). J'aime passionnément raconter des histoires et je trouve que c'est un rythme réjouissant d'alterner les récits, les essais et les nouvelles. Mes longues heures de marche ou de grimpée me laissent un temps fou pour méditer, imaginer des personnages, construire des trames. Après avoir raconté mes voyages, la nouvelle me permet de raconter ce à quoi j'ai pensé pendant ce voyage. Mes voyages sont une fabrique de nouvelles. Les nouvelles, en outre me permettent de développer le thème qui m'est le plus cher et sert à conduire ma vie : il faut cultiver son pessimisme intérieur, son sentiment tragique de l'existence mais lui opposer en même temps une grande gaieté vitale, une joie féroce, une rage à vivre. Le voyage en solitaire est un bon terrain pour cet exercice.
 
Avez-vous vécu réellement les situations décrites dans vos nouvelles ?

"Il faut cultiver son pessimisme intérieur, son sentiment tragique de l'existence mais lui opposer en même temps une grande gaieté vitale, une joie féroce, une rage à vivre..."

Non, mais dans toutes ces histoires, il y a un peu de moi, de ce que j'ai vu, de ce que j'ai entendu, de ce que j'ai vécu. L'écriture est la plus belle passerelle qui nous ait été donnée pour rallier ce que nous vivons, ce à quoi nous rêvons, ce que nous pensons et ce que nous voulons dire.
 
D'où avez-vous tiré l'inspiration de la nouvelle "La Fille" qui raconte l'histoire de Jenny, égérie Gucci qui continue de rêver sa vie, même perdue au milieu des eaux ?

J'ai traversé un jour la mer Égée en voilier avec un ami qui m'initiait à la voile. Un jour qu'il dormait dans la cabine et que le voilier filait sur pilote automatique je me suis amusé à plonger à l'eau pour monter dans le dinghy qui était attaché à une longue écoute à la poupe du bateau. J'ai eu un mal fou à revenir à bord, le long de la corde à la force des bras et la vision de ce voilier - qui représentait la vie - filant beaucoup plus vite que je ne l'avais imaginé, m'a donné envie d'écrire une nouvelle sur quelqu'un qui voit disparaître dans le lointain le dernier espoir. Et qui croit cependant qu'il va s'en sortir parce que somme tout, nous nous accrochons toujours au radeau de l'espérance, sans voir que souvent, tout est joué.
 
Si vous ne deviez extraire qu'une nouvelle de votre livre, quelle histoire garderiez-vous ?

J'aime l'histoire que j'ai écrite sur l'élevage des porcs en batterie parce que je crois qu'elle représente l'insulte que l'homme fait à la nature en permanence tout en déniant qu'il l'inflige. Nous avons coupé le vieux lien qui nous unissait à l'univers du vivant et cette manière de nous nourrir d'une viande qui concentre dans chacune de ces calories une masse inimaginable de souffrance en est un symbole térébrant.
 
Comment parvenez-vous, lors de vos voyages, à vous fondre dans le décor ?

"Mon port d'attache c'est Paris, le vieux quartier latin, l'ombre des clochers gothiques, les forêts de l'ouest, la chaleur de la Provence..."

C'est que je précisément je n'essaie pas de me fondre. Mais de me heurter à une autre réalité, à la différence de culture, de langue et de comportement. Et que je la contemple, avide de tout connaître et de tout éprouver. Mais tout en restant enraciné dans la culture qui est la mienne : celle d'un jeune européen du XXIe siècle plein de respect et d'admiration pour ce que fut l'histoire de ce continent, plein de fascination pour ce que l'instant nous donne à vivre et plein d'indifférence pour ce que les jours à venir nous réservent. Je ne sais plus qui disait que la route, le chemin, le voyage était une sorte de papier de verre qui mettait notre âme, notre vérité intérieure à nue. Je me frotte plus que je me fonds.


Il semble qu'à peine arrivé quelque part, vous fassiez parti depuis toujours de l'endroit. Quel est votre secret de voyageur ?

Prenons l'allégorie d'un bateau : quelle que soit la mer où il vogue, il flotte avec la même apparente facilité. Mais c'est parce qu'il est fort du sentiment d'appartenir à un port d'attache. Mon port d'attache c'est Paris, le vieux quartier latin, l'ombre des clochers gothiques, les forêts de l'ouest, la chaleur de la Provence, la région picarde d'où je viens et l'Europe qui est le continent où a été inventé la liberté. Lorsque je suis dans les lointaines steppes, je me réfugie souvent, par la pensée à tous ces lieux que j'aime et le génie de ces lieux m'aide à avancer.
 
Enfin dernière question : qu'est-ce que cela change d'être publié dans la collection blanche de Gallimard ?

Évidemment, lorsque l'on regarde le catalogue de la maison on a le sentiment d'entrer dans un temple et l'on est un peu intimidé.
Mais ce qui est important c'est la relation que l'on établit avec son éditeur, celui qui vous accompagne au cours de la préparation du livre et le mien, par chance, est devenu un ami. 

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