Le quinquennat de Nicolas Sarkozy ou l’illusion libérale

A l'occasion de l'anniversaire de l'élection de Nicolas Sarkozy, et tandis que la campagne pour 2012 débute, L'Internaute a demandé à une série d'experts de faire un premier bilan du quinquennat qui s'achève. La tribune de Luc Rouban du Cevipof.

Quelle trace le quinquennat de Nicolas Sarkozy va-t-il laisser dans l’histoire politique de la France ? Sans doute celle d’une volonté de rupture libérale qui s’est vite heurtée à la réalité sociale du pays. En ce sens, le quinquennat, présenté par le gouvernement comme un moment de grande réforme et d'adaptation plus ou moins réussie à la mondialisation comme à la crise économique de 2008, est un échec sur le plan de son projet théorique. Celui-ci se présentait en 2007 comme un véritable renouveau des rapports entre l'État et la société, le premier recentré sur ses fonctions régaliennes, la seconde libérée des entraves au travail que l'État-providence avait multipliées. Nicolas Sarkozy, dans l'imaginaire politique, c'était alors Thatcher ou Reagan accommodés à la française. Le nouveau Président bâtit son pouvoir sur une nouvelle alliance des élites, symbolisée par le dîner du Fouquet's : la classe politique s'alliait au patronat contre la haute fonction publique, reléguée au second rôle.

Ce quinquennat s'est donc tout de suite revêtu de deux dimensions : celle d'un changement de nature historique particulièrement ambitieux qui ne visait pas seulement à réduire les dépenses publiques, mais à modifier en profondeur les règles du jeu social, l'entreprise privée servant de modèle à imiter ; celle, ensuite, d'un malentendu permanent sur les raisons du succès de 2007. Les Français n'avaient pas voté Nicolas Sarkozy parce qu'il incarnait le libéralisme, mais bien plutôt parce qu'il paraissait volontariste et désireux de mener une politique sécuritaire, autant de caractéristiques d'une culture populaire qui avait attiré à elle les suffrages des ouvriers et des employés séduits par le Front national en 2002. Les études comparatives montrent clairement que le niveau de libéralisme économique a toujours été très bas en France. Le quinquennat de Nicolas Sarkozy est donc été celui de l'illusion libérale.

Cette illusion va nourrir la réforme de l'État la plus radicale de toute la Ve République. De 2007 à 2010, 100 000 postes de fonctionnaires de l'État ont été supprimés, ce qui rompait avec toutes les politiques menées auparavant. Si le bilan économique des réductions de coûts peut s'avérer positif, bien que fort difficile à établir, le bilan social de l'opération est lourd : les usagers sont soudain confrontés à la pénurie de service public dans des secteurs très sensibles sur le plan politique comme l'hôpital ou l'éducation. La réforme qui devait s'appuyer sur la "révision générale des politiques publiques" ne hiérarchise rien et se contente de couper les crédits. Dès lors, les incohérences se multiplient : la lutte contre l'insécurité demeure une priorité alors même que l'on supprime les postes de policiers dans les commissariats. La paupérisation de l'école s'accorde mal avec le projet social d'une américanisation du mode de vie et l'émergence d'une classe moyenne forte, débarrassée de ses vieilles élites sorties des grandes écoles. Très vite, la réforme néolibérale tourne à la réforme conservatrice. La modernité managériale ne concerne que ceux qui n'ont pas les moyens d'y échapper, enseignants ou cadres des administrations qui n'accèdent pas aux sommets de l'État. Là encore, le modèle social français a pu absorber la nouveauté et se nourrir de la réforme : les filières des grandes écoles ne se sont jamais aussi bien portées, les réseaux notabiliaires locaux, bien calfeutrés dans l'Acte II de la décentralisation depuis 2003, ont continué à recruter des fonctionnaires territoriaux pour satisfaire les clientèles politiques. Au bout du compte, la grande démocratisation de l'accès aux élites n'a jamais eu lieu.

Une autre caractéristique du quinquennat est celle de la personnalisation et de la concentration du pouvoir à l'Elysée. Le secrétaire général de l'Elysée est devenu le second personnage de l'État devant un Premier ministre au rôle flou et ingrat. Les ministres venant de la haute fonction publique sont devenus très rares. L'équipe gouvernementale s'est peuplée d'un personnel politique venant de l'entreprise ou des professions libérales. Très curieusement, la valorisation de la gestion privée a survécu à la crise de 2008 alors même que celle-ci avait mis au jour les défaillances de la gouvernance d'entreprise, qui avait généré des situations incontrôlables. Cette personnalisation du pouvoir s'est donc étroitement associée à la confusion du public et du privé, confusion alimentant bien des polémiques. L'idée a prévalu que le pouvoir politique était un "job" comme un autre en attendant d'aller faire de l'argent ailleurs.

Cette nouvelle logique des institutions, qui se voulait moderniste, mais qui oubliait que le modèle libéral américain connaît des contre-pouvoirs puissants qui n'existent pas en France, n'a pas séduit et a réactivé bien au contraire des sentiments de défiance particulièrement forts à l'égard du personnel politique. La vague 2 du Baromètre confiance du Cevipof montre que seuls les retraités relativement fortunés ont encore confiance dans l'exécutif en 2011. La personnalisation du pouvoir, rompant avec le modèle gaullien fait de distance, d'austérité, mais aussi d'autonomie ministérielle, comme la confusion des registres de légitimation (la "performance" entrait dans le domaine politique, la sphère privée était politisée à travers la question religieuse) ont donné l'impression que le pouvoir était occupé par des gens ordinaires, "désacralisés", mais qui n'avaient pas à subir les effets de la crise économique et entendaient contrôler la société, ce qui est exactement le contraire du libéralisme. La porte était dès lors grande ouverte au populisme et aux réactions de repli communautaire.

Au bout du compte, le quinquennat 2007-2012 aura montré que les structures sociales font de la résistance (les Français restent très attachés aux services publics) ou savent s'adapter au volontarisme politique (les élites traditionnelles se sont renforcées). La question de 2012 sera celle de l'héritage  car le libéralisme incontrôlé laisse vite la place à ses deux enfants naturels, le populisme et le communautarisme.