"La Peste est d'une brûlante actualité" : le scénariste de la série explique pourquoi le roman est transposé à notre époque

"La Peste est d'une brûlante actualité" : le scénariste de la série explique pourquoi le roman est transposé à notre époque "La Peste" d'Albert Camus devient une série de 4 épisodes diffusée sur France 2 les 4 et 11 mars 2024. Nous avons interrogé le scénariste Gilles Taurand sur les choix de cette adaptation moderne. Interview.

Le travail d'adaptation d'une oeuvre littéraire à l'écran est rarement aisé. Il faut réaliser des coupes, faire des sacrifices, tout en gardant en tête l'esprit de la création originale. Et parfois, il ne faut pas hésiter à faire de gros changements pour que le cœur du message de l'auteur résonne de manière plus vibrante à l'écran. C'est ce qu'ont fait les scénaristes de La Peste, adaptation résolument moderne du roman d'Albert Camus, dans la série en 4 épisodes diffusée sur France 2 les 4 et 11 mars 2024.

Dans cette mini-série en 4 heures, l'intrigue se déroule dans le sud de la France, en 2030. Un nouveau variant du bacille de la peste fait son apparition, alors que la société est régie par l'hypersurveillance et que les institutions politiques locales ignorent les alertes médicales à cause de leurs agendas électoraux. Transposer le roman de Camus s'avère un choix efficace, que nous explique Gilles Taurand, l'un des deux scénaristes qui a écrit cette nouvelle adaptation de La Peste (avec Georges-Marc Benamou), en interview.

Vous faites le choix d'adapter le récit de Camus à notre époque, et non pas en 1940 comme dans le livre. Pourquoi ?
Gilles Taurand (scénariste) : Ce qui a guidé ce choix d'adaptation, c'est ce qu'on peut découvrir à la fin du récit de Camus, quand il dit par l'intermédiaire de son personnage central, le docteur Rieux, que la peste ne disparait jamais. Au-delà de l'épidémie elle-même, qui disparaît effectivement, c'est l'allégorie de la "peste", le nazisme et toutes les formes de totalitarisme, qui ne disparait jamais. La lecture que l'on peut faire du totalitarisme quand le livre parait en 1947 et celle qu'on peut faire aujourd'hui n'est pas tout à fait la même. Aujourd'hui, la montée des extrémismes, des totalitarismes, fait que je considère que La Peste est d'une brûlante actualité. Il n'y a pas eu la moindre hésitation d'adapter ce récit à notre époque. D'autant plus qu'on était encouragé dans ce sens par la fille d'Albert Camus, Catherine Camus, à qui on avait expliqué qu'on allait effectivement développer l'aspect allégorique et la dystopie. Elle pensait que ça ne trahissait en rien l'esprit du livre.

A aucun moment, ne s'est posée la question d'adapter La Peste stricto sensu, en faisant se dérouler l'action à Oran en 1940 ?

Non, et puis il aurait été, je pense, impensable et impossible de filmer La Peste à Oran dans les années 1940 pour des questions tout à fait pratiques. Mais au-delà de ça, le monde dont on parle est un monde un peu Orwellien de surveillance, de télésurveillance, d'un régime de gouvernement central totalitaire, c'est un monde qui n'est pas très éloigné de ce qu'on peut voir aujourd'hui, ce qu'on a vu en Chine à Shanghai quand 25 millions de Chinois ont été emprisonnés d'une certaine façon [confinés en avril 2022 à cause du Covid, NDLR]. Il y a des résonances qui font que le choix des années 2030-2040 n'étaient pas du tout arbitraire. Bien au contraire.

Dans l'intrigue, les protagonistes ont déjà vécu la pandémie du coronavirus avant de subir l'épidémie de la peste. Comment le coronavirus a-t-il eu un impact sur le scénario ?

C'était quand même très proche. C'est vrai qu'il y avait une montée d'angoisse qui caractérisait une drôle d'époque où on était quand même totalement infantilisés. Tous ses échos sont des encouragements à reprendre le livre de Camus. Et on n'a pas hésité longtemps, ce qui n'a pas été si simple parce qu'il a fallu quand même batailler pour obtenir les droits, car je crois que beaucoup de gens s'intéressaient d'un coup à ce roman qui était devenu très actuel : la peur de l'étranger, le fait de désigner un coupable, pendant le Covid, le racisme anti-asiatiques... C'est un livre parfaitement contemporain. D'ailleurs, Les ventes de La Peste ont explosé pendant le Covid. L'une des thématiques de ce récit est quand même la question de l'emprisonnement : quand les personnages du roman sont pris dans la nasse et incapables de sortir de la ville et que se pose alors la question du temps, de la durée. Qu'est-ce qu'on fait quand on est prisonnier d'une épidémie et de nous-même, d'une certaine façon ? Le fléau révèle chacun à soi-même, et c'était une chose qui me passionnait. On s'y est pris après le Covid, ce qui n'a pas été simple. L'écriture de La Peste a été longue pour Camus, mais l'écriture de la série a été longue pour nous aussi (rires).

Quel était l'objectif de la série ? Faire une piqûre de rappel, rappeler que l'histoire se répète ?

Oui, une piqure de rappel je trouve ça très bien. Il y a une spécialiste de Camus, Marylin Maeso, qui disait que si on devait définir l'humanisme de Camus, on dirait que c'est un humanisme de la vigilance. Il faut constamment garder les yeux ouverts. Ne pas dire "plus jamais ça", mais être constamment des vigies. Et c'est quand même le propre de Camus qui, tout au long de sa vie, l'a montré de façon exemplaire : c'était un résistant, il a vécu 4 ans dans la clandestinité pendant la guerre, il a connu l'Occupation, il a milité au journal Combat... C'est un véritable exemple. Non seulement c'est une fiction passionnante, mais en plus il y a une dimension morale, politique, philosophique dans le texte qui est une source de réflexion.

Dans la série, il y a aussi un aspect marqué sur la surveillance de masse et les violences policières et institutionnelles...
Oui, les deux. Il y a un monde orwellien, le fameux "Big Brother is watching you". En Chine c'est flagrant avec le fichage biométrique : à tout moment on peut savoir où sont les gens, ce qu'ils font, et leur donner qui plus est une sorte de label de bon ou de mauvais citoyen. Bon, dieu merci nous en sommes protégés grâce à la CNIL ! Mais en même temps, des caméras de télésurveillance il y en a de plus en plus. L'angoisse sécuritaire fait que ça permet d'accepter le fait qu'on soit le plus souvent sous surveillance. Après il y a l'état d'urgence qu'on a connu au moment du terrorisme... Mais faire la balance entre la protection nécessaire et la liberté de chaque citoyen est une chose très compliquée, d'où l'importance de la vigilance comme dans La Peste, d'être une vigie, d'être sur le qui-vive. C'est ce vers quoi nous devrions tous aller. Et c'est comme ça que se termine le roman et la série.

Selon vous, la "peste" aujourd'hui, c'est quoi ?
La "peste" aujourd'hui, c'est la peste totalitaire, le fait que les démocraties dans le monde entier sont menacées. D'ailleurs, la peur de l'arrivée de Donald Trump ne fait qu'accroître l'angoisse généralisée. N'oublions pas que Trump déclarait il y a pas longtemps que les immigrés clandestins "détruisaient le sang de l'Amérique" [le 19 décembre 2023, lors d'un meeting dans l'IOWA, NDLR]. Vous vous rendez compte ? On est en plein dans le sujet de La Peste.

La Peste est diffusé au programme TV sur France 2 les 4 et 11 mars 2024 à 21h10, et en replay en streaming sur la plateforme gratuite france.tv.