Couleurs, lumières et matières médiévales

Au Moyen-Âge, on n'utilisait pas les couleurs comme aujourd'hui. Voici quelques pistes pour apprendre à décoder le symbolisme de celles-ci !

« ...juxtaposer du vert et du jaune, deux couleurs pour nous voisines du spectre, est, pour l’œil médiéval, un contraste extrêmement violent. C'est le plus fort de tous et par là même, par exemple, on habille de jaune et de vert les fous, les prostituées, les bourreaux, les bouffons, tous ceux qui sont exclus ou réprouvés. C'est un couple de couleurs qui signale le diabolique ou le négatif parce qu'il est violent.» 
  Michel Pastoureau, discours d'ouverture du colloque, « La couleur et la pierre – polychromie des portails gothiques », 12 octobre 2000, Amiens

 

  Si le spectre des couleurs perceptibles par « un œil humain standard moyen », présenté ci-dessous, nous est familier, nous en devons cette représentation à Newton.



Figure 1 : Le spectre de la lumière visible, ainsi représenté depuis Newton. Un continuum de l'ultra-violet à l'infra-rouge.

   Elle nous est familière mais il nous faut admettre que les représentations couramment admises aujourd'hui n'ont rien à voir avec celles d'autres peuples, d'autres cultures, d'autres temps. Si, notre propos de scientifique contemporain concerne la simulation de l'apparence visuelle des matériaux, nous devons rester très prudent quant au piège de l'anachronisme, toujours présent. Les matériaux de la couleur, au Moyen Age, sont très chargés de sens symbolique de sorte que les représentations picturales ou sculpturales colorées ne peuvent être appréhendées sans connaissance de ces codes de figuration, sans le jeu des symboles associés.  Ainsi, au Moyen Age, on ne mélange pas les couleurs (entendez « les pigments » ou « les teintures ») précisément en raison de ces sens symboliques et usages réservés, codifiés et même hiérarchisés.

Figure 2 : La palette des couleurs médiévales. Les matières associées se classent par la clarté (un des trois attributs de la couleur, les deux autres étant la teinte et la saturation).

   Dans cette échelle de clarté (Figure 2), le jaune est juste adjacent au blanc et cela posera un certain nombre de contraintes aussi symboliques que techniques. Pour résumer et comme nous le rappelle Michel Pastoureau en introduction à cet article, le jaune est la couleur de la trahison, une couleur trompeuse, à laquelle on ne peut se fier. Par contre lorsque ce jaune est brillant, il change complètement de statut et prend une dimension lumineuse, celle du doré, du divin. Sous cet angle, on comprend mieux l'association de vert et de jaune dans les glaçures des tuiles céramiques qui couvraient les édifices prestigieux. Également, des carreaux de sol en céramique pareillement glaçurés ont été trouvés à l'abbaye de Maubuisson et, il semble bien que, dans l'église abbatiale de Royaumont le même agencement de tons brillants était présent.

   Il est par conséquent hautement souhaitable pour l'homme médiéval de juxtaposer des couleurs sans aucun mélange les unes avec les autres en utilisant un code de rayures, des motifs en damier ou en losange par exemple. Cette règle de non-mélange semble bien suivie, exception faite lorsqu'il s'agit de l'enluminure. En effet, le peintre évoquant les jeux de lumière sur les plis d'un vêtement devra, dans le plan de son manuscrit (il réalise son ouvrage en 2D, mais ce n'est pas ainsi que l'on dit à cette époque!), mélanger des pigments pour retranscrire les effets de l'ondulation du drapé sous la lumière naturelle. L'enluminure, comme son nom le laisse entendre jouera alors avec l'or, en tant que matière, lumière et symbole tout à la fois. Réfléchissante, la feuille d'or donne l'impression que le manuscrit enluminé ou la sculpture dorée sont source de lumière ; la divine lumière vient alors jusqu'au lecteur ou spectateur. La lumière, en tant que première des créations divines (« Et la lumière fut... »), sera alors modulée par la présence de l'or et l'influence de l'assiette sur laquelle le métal est déposé. Ce savoir-voir nous explique le pourquoi de ces couleurs sous-jacentes qui n'ont pas le statut de couleur à proprement parler puisqu'elles sont des combinaisons de matières (ocre rouge et minium pour certaines variantes du bol d'Arménie telles qu'on en trouve sur l'intrados des arcatures de la Galerie des Rois de Notre-Dame de Paris). L'or, dans cette évocation, sera abondamment utilisé en sculpture, comme nous le rappellent ces observations de l'historien (du XIXe siècle) de l'architecture Auguste Choisy.

 

"Sur la pierre des façades, on se contentait de colorer les parties les mieux abritées, telles que les voussures des porches : Au frontispice de Notre-Dame, les seules parties peintes et dorées étaient ces voussures, la galerie des rois et la rose."

 

Auguste Choisy, Histoire de l'architecture, tome 2, p. 400

 

   La lecture des images est tout aussi différente de ce qu'elle est aujourd'hui. Le regard doit monter dans l'image pour atteindre la lumière car elle ne peut venir que d'en haut et susciter l'élévation de l'âme. Cette question de la lumière dans la représentation imagée médiévale pose plusieurs problèmes. Le vitrail et l'ombre forment les deux pôles de cette question qui fit débat longtemps, notamment entre les ordres cistercien et clunisien.

   Les premiers, sous l'influence déterminante de Bernard de Clairvaux refuseront l'ornementation, la polychromie et « tout ce qui brille » en général parce que cela éloigne le fidèle de la méditation, du recueillement. Les seconds, sous  la direction d'Hugues de Semur, n'hésiteront pas à orner ostensiblement leurs édifices dans un esprit de magnificence, de dévotion à Dieu dont la maison se doit de contenir le meilleur des matières comme le meilleur des savoirs de l'époque. La conception même des baies vitrées, par leurs dispositions, leurs dimensions et la forme de leurs ébrasements sera enjeu de diatribes entre les deux ordres et la construction des églises abbatiales en sera profondément marquée.

   En termes contemporains on pourrait presque dire que les uns sont « intégristes et rigoristes » et les autres « bling-bling ». L'ombre, portée notamment, indique le côté obscur des choses et des hommes, en ce sens qu'elle est produite par ce qui s'oppose à la lumière (l'immatériel, la marque du divin) donc à Dieu. Le monde des hommes est fait de ces ténèbres quoi qu'ils fassent pour l'éclairer. Pour cette raison, le verre et les verrières vont jouer un rôle très spécial. En effet, le verre est bien matière mais il a la faculté de laisser passer la lumière. Ce rôle de passeur, de médiateur des deux mondes, n'est exprimables en termes contemporains que par la caractérisation des propriétés optiques des matériaux constitutifs. Verres colorés, verres peints en grisaille, vitraux historiés, tous « passent » la lumière avec diverses qualité. Le maître verrier sera nécessairement un compagnon auréolé d'un immense prestige et les métiers d'aujourd'hui nous le rappellent par la fascination et l'émerveillement qu'ils exercent encore aujourd'hui. 

 

     Des groupes d'élèves-ingénieurs centraliens travaillent sur de grands projets, associatifs ou scientifiques ; et engagent toutes leurs forces pour la réussite de leurs projets. Les ELFIC sont un projet associatif dont la manifestation visible, audible, olfactive et démonstrative se déroulera les 12 et 13 mai prochains sur le campus de l’École Centrale Paris à Châtenay-Malabry. Le projet de reconstitution virtuelle de l'église abbatiale de Royaumont va entrer dans sa troisième année et ses productions sont bien visibles sur le site web de la Fondation Royaumont. Les couleurs et les lumières vont habiller virtuellement, grâce à des reconstitutions scientifiquement fondées, les édifices médiévaux. Ces travaux, au XIIIe siècle comme au XXIe sont ceux des architectes et ingénieurs, des artisans et artistes, ils ne tiennent que par l'audace de leurs concepteurs et réalisateurs qui bâtissent et inventent pour des siècles.



Patrick Callet, Lab. Mathématiques Appliquées aux Systèmes, École Centrale Paris, vice-président du Centre Français de la Couleur