Ténébreuse : un conte fantastique et intimiste à dévorer

Ténébreuse : un conte fantastique et intimiste à dévorer Arzhur, un chevalier déchu, est sollicité par trois vieilles femmes pour délivrer une princesse. Quoi de mieux pour redorer son blason que de délivrer une damoiselle enfermée dans un château aux allures maléfiques ? Et si l'histoire ne commençait réellement qu'une fois la princesse délivrée ?

("La première page"  : découvrez le nouveau rendez-vous BD de L'Internaute, où des auteurs analysent la première planche de leur album. Aujourd'hui la première page du livre premier).

Les contes d'Andersen, Grimm et Perrault ont posé de nombreux codes de l'écriture fantastique et fantasy moderne. Mais ces derniers, si intemporels qu'ils soient dans leurs thématiques, ont été écrits à une époque très (trop) patriarcale. Hubert (Peau d'Homme) , scénariste engagé pour la diversité, s'est associé au talentueux dessinateur Vincent Mallié (Le Grand Mort) pour revisiter avec brio les contes de fées classiques et y apporter une touche de féminisme et de modernité. Ce duo original et plaisant développe ainsi un récit complet en deux tomes, scénarisé par Hubert avant sa tragique disparition. Dans cette histoire, le lecteur suit Arzhur, le chevalier-mercenaire bourru en quête de rédemption, et Islen, la princesse exilée aux pouvoirs mystérieux.

La première page décryptée avec Vincent Mallié

Vincent Mallié dessine en 50x40 cm, un format plus grand que celui de l'album. Cela lui permet de rentrer au maximum dans les détails et de laisser libre court à son trait minutieux et, par moments, proche de la gravure. © Dupuis

"Quand nous avons conçu l'histoire avec Hubert, nous avons imaginé cette première page pour entrer dans l'histoire. Mais nous avons par la suite ajouté un prologue court pour mettre en valeur ce point de départ et poser le décor d'un conte classique. Quand je crée un univers pour un album, j'essaie avant tout de trouver la tonalité. Quand j'ai attaqué Ténébreuse, j'ai commencé à crayonner les décors et à pousser mes recherches graphiques. J'ai tenté assez tôt de m'y atteler: entre le preux chevalier, le château et les trois sorcières, il y a là tous les éléments d'un conte de fées classique... Mais après plusieurs ébauches crayonnées, je me suis rendu compte que cette planche était trop importante pour que j'attaque avec celle-ci. J'ai commencé par ce qui est le plus simple: des scènes d'action, ou des scènes anecdotiques. Puis je suis revenu à cette première page une fois que j'ai eu la certitude d'avoir trouvé la bonne tonalité, le bon design pour notre héros, mais aussi l'ambiance que je souhaitais dégager. Je n'ai trouvé le dessin final d'Arzhur qu'à la 25e planche dessinée. Il n'avait rien à voir, au début de l'aventure! C'est un peu comme si j'avais tourné un tiers d'un film en me disant que ce n'était pas le bon acteur et que j'allais le changer. Ensuite, je refais tout ou je modifie selon les scènes. Je couvre tout l'album en dessin, puis je passe un mois et demi à fignoler tous les éléments. Il m'arrive de découper des scènes ou cases au cutter, de les remonter avec du scotch. Parfois, pour l'équilibre de l'album ou pour marquer l'importance d'une scène, il m'arrive de rajouter une page."

Attaquer la planche par une très grande case :

© Dupuis

"Chaque dessinateur a un peu sa manière de faire entrer l'émotion et le lecteur dans l'histoire. J'aime beaucoup attaquer par un plan d'ensemble pour situer la scène, comme un plan au théâtre. Il faut que le lecteur sache immédiatement qui est qui, où l'action se passe, et quelle est l'ambiance afin de pouvoir ensuite aller au plus près des personnages. En général, j'amorce mes scènes en posant le décor. Là, il se trouve que c'est comme une entrée d'opéra où il faut mettre un élément imposant tout de suite. Il faut du spectaculaire dès le début - pour ensuite revenir sur les personnages et sur quelque chose d'assez intime. Il n'y a que trois, quatre personnages perdus dans une lande, avec un château menaçant à l'horizon, ce qui permet d'éluder tous les éléments d'information et n'être concentré que sur le jeu des acteurs… avant de rentrer dans la scène.

Quand Hubert m'a parlé des trois sorcières, je me suis dit que c'était quelque chose de vu et de revu - mais j'ai changé d'avis, car il y avait quelque chose de spécial à dégager. Ces personnages en arrière-plan ne sont presque pas censés avoir de construction psychologique, mais elles jouent un rôle prépondérant dans les vies d'Arzhur et d'Islen. Dans le second tome, on découvrira le passé du chevalier déchu. Le poids de la famille est une clé de ce conte de fantasy, aussi bien du côté d'Islen que d'Arzhur.

 J'adore suggérer l'émotion sans la montrer

L'idée, en plaçant les acteurs de dos, est de situer le lecteur comme s'il était avec eux. Cela le place à hauteur d'homme, à hauteur des personnages. J'utilise peu de déformations, j'aime être dans quelque chose d'assez frontal. Il y a une évidence qui se dégage dans le plan. Cela permet de montrer où vont les personnages. J'aime le côté évocateur que ce type de mise en scène développe. En étant au plus proche des acteurs, en tant que lecteur, on se projette beaucoup plus dans les expressions et ressentis de ces derniers.  J'adore suggérer l'émotion sans la montrer.

S'il attarde son regard sur le chevalier et son écuyer qui ont le dos droit et les trois sorcières qui ont le dos voûté, le lecteur est frappé par la différence de stature. Mais ça n'est pas le plus important. Ici l'idée est d'avoir des lignes dynamiques qui guident l'oeil. Sur cette première case, il y un rapport de masse évident : le château au fond est le point principal de l'intrigue; vient ensuite Arzhur sur son destrier, qui domine tout le monde. Ainsi, il est le premier point d'accroche du lecteur. Si j'avais souhaité que les sorcières attirent l'attention, alors je les aurais positionnées plus haut, ou en avant sur le plan, voire sur un monticule. C'est une composition en triangle - ou plutôt en podium: le château, le chevalier et son écuyer et enfin les sorcières. C'est un triangle désaxé qui rééquilibre l'image.

Un château semi-imaginaire

Quand on a commencé à travailler sur l'album, Hubert avait déjà accumulé beaucoup de documentation. Il m'a envoyé des tonnes de châteaux, sous toutes les formes: tableaux, photos et même des centaines de plans. Le but était de m'aider avec cette documentation mais il y a tellement de bâtiments, d'époques et de structures différentes que je me suis perdu!

J'ai décidé d'oublier un peu la documentation qu'il m'a envoyée et je me suis basé sur un château qui est en Pologne, je crois. J'ai pris pas mal de libertés et puis je me suis dit que j'allais quand même amener un élément dans la structure pour en faire un château un peu à la Disney: on est dans un conte, dans quelque chose de fantasmé. La tour du donjon est hyper imposante par exemple et donne ce rendu féérique, très épique du conte de chevalier. C'est ce genre d'éléments qui est indispensable pour donner la tonalité d'une œuvre."

Pour l'anecdote, le dessinateur n'a pas écouté Loreena McKennitt en travaillant sur Ténébreuse pour être en accord avec l'ambiance de l'album mais un large spectre allant de la K-Pop au R&B américain en passant par la pop sirupeuse. Des chansons légères qui contrebalancent l'énergie nécessaire à la réalisation d'un album. © Dupuis

"La seconde case reste dans le registre de l'évocation: les visages et les expressions des personnages restent difficiles à distinguer.  Nous sommes sur une scène très intimiste qui fait monter l'attente avant un combat. On peut en profiter pour montrer la lourdeur du chevalier vêtu de son armure. L'armure est un véhicule imaginaire très important: en utilisant une cuirasse et une cotte de maille brute, sans fioriture, on indique au lecteur que la suite sera un combat rugueux et non pas une joute féérique. Je me suis inspiré des armures du film Excalibur de John Boorman, lourdes et presque disproportionnées.

La narration est plus importante que le dessin lui même

Quand je compose ma page, la narration est plus importante que le dessin lui-même. Décider de ce que l'on va dessiner ou pas, de ce que l'on va montrer, de comment on guide le lecteur avec le chemin des bulles et les lignes de forces pour qu'il ne se pose pas trop de question...

Que ce soit l'encrage, le décor, le lettrage, je fais tout à la main. C'est vraiment quelque chose que j'aime beaucoup. Il y a un rapport au papier, à la matière que je ne peux pas retrouver avec le numérique. Les couleurs sont de Bruno Tatti et sont réalisées en numérique à partir de dessins analogiques scannés. En discutant avec Bruno, nous avons convenu d'une mise en couleur simple, sans surenchère d'effets. Le lieu est assez hostile, il fallait donc des couleurs assez éteintes pour cette scène, une sorte d'ambiance écossaise.

Sur cette première page, j'ai d'abord positionné mes bulles pour que le regard puisse balayer le château puis le décor. Ensuite, l'œil revient sur les personnages et les lignes de force guident le regard vers la droite, la troisième case et le gros plan sur le chevalier. Chevalier dont le regard pointe sur la quatrième et dernière case, celle qui révèle l'épée. La lame de cette dernière sort de la page, invitant le lecteur à la tourner."

Ténébreuse, éditions Dupuis, 19,95€