Harold Sakuishi : "il faut donner un sens à chaque case"

Harold Sakuishi : "il faut donner un sens à chaque case" Célèbre dans le monde entier pour son manga Beck, Harold Sakuishi est un auteur aussi prolixe que divers. Musique, sport, tranche de vie, récit historique… Le talentueux mangaka a connu le succès dans chacun des genres où il s'est aventuré. Il revient pour Linternaute.com sur son incroyable carrière.

En France, on connaît et apprécie Harold Sakuishi principalement pour Beck (édité chez Delcourt/Tonkam), la série qui a révolutionné les mangas "musicaux", et ses séries Rin (Delcourt/Tonkam) et Seven Shakespeares (Crunchyroll, en arrêt de commercialisation). On pourrait disserter pendant des heures sur Beck et son Mongolian Chop Squad, mais quand on a la chance, l'honneur, de pouvoir rencontrer un grand maître dans son atelier tokyoïte, on en profite pour élargir nos horizons. C'est avec une grande humilité que le maître a répondu aux questions de Linternaute.com et nous raconte sa longue carrière. Découvrez l'histoire de Harold Sakuishi. 

Linternaute.com : d'où est venue la flamme qui vous a poussé à devenir mangaka?

J'ai eu la vocation dès mon plus jeune âge. Principalement grâce aux dessins animés que je regardais à la télévision. Je lisais aussi énormément de manga. En termes d'influences, deux auteurs ont beaucoup compté pour moi: Osamu Tezuka et Shinji Mizushima (l'un des auteurs de mangas de baseball les plus célèbres au Japon, notamment avec les œuvres Dokaben et Abu-san; il est décédé en 2022, NDLR).

RIN © Harold Sakuishi / KODANSHA LTD.

À 18 ans, vous remportez le prix "meilleur nouveau venu" Tetsuya-Chiba pour votre one-shot Soûhaikan. Qu'avez-vous ressenti?

Vraiment, je n'ai pas grand-chose d'autre à dire que "je l'ai fait". Cette plénitude que l'on ressent lorsque son travail porte ses fruits.

Est-ce que vous visiez ce prix?

J'ai énormément travaillé pour ce one-shot. J'ai eu de nombreux entretiens avec plusieurs responsables éditoriaux pour comprendre les mécaniques essentielles et améliorer mon approche. Je travaillais très tard le soir et dormait très peu pour réaliser ce one-shot en parallèle de mon travail. Alors, quand j'ai déposé le dossier pour le concours, j'ai eu un tel sentiment d'accomplissement que je ne pensais même plus au résultat.

Vous étiez en effet assistant de Takeshi Ôshima avant de présenter ce one-shot. Combien de temps a duré cette période d'apprentissage?

J'ai travaillé auprès de maître Ôshima (un auteur spécialisé dans les mangas érotiques, NDLR) pendant trois mois et auprès d'un autre mangaka également pendant trois mois aussi.

Qu'avez-vous appris?

Auprès d'Ôshima, que je considère comme un mentor, j'ai appris qu'un manga est quelque chose qui se réfléchit, se pense, avant de se dessiner. Il faut donner un sens à chaque case en réfléchissant à chaque action, chaque proposition graphique. Pour vous donner un exemple concret, si dans une case je mets le protagoniste qui toise le lecteur, c'est avec un but bien établi: créer une sensation spécifique, marquer l'importance d'un temps du récit, etc. La composition est essentielle pour une narration efficiente et émouvante.

BECK © 2000 Harold Sakuishi / Kodansha Ltd.

C'est lui qui vous a transmis la passion des poses "playmate / gravure idol"?

Au contraire. Si j'ai dessiné ici et là des personnages féminins, ce n'est pas du tout en référence à monsieur Oshima. Lui il dessine des personnages féminins avec un trait très doux, sensuel et suave. J'ai vite compris que j'étais incapable d'imiter son style, et qu'il n'était pas nécessaire d'aller dans ce sens. Il m'a plutôt motivé à regarder dans d'autres directions.

C'est pour cela que vous n'avez pas essayé de faire de manga de ce style?

Tout à fait. J'ai conscience que, dans ce style, les mangas érotiques, il y a des gens de grande qualité et que je ne leur arriverais pas à la cheville. Ce serait un combat perdu d'avance. C'est délibérément que je n'ai pas relevé le défi de ce type de littérature.

En parlant de littérature, vous avez déclaré dans une interview que la partie préférée de votre travail de mangaka était l'écriture des scénarios. Pourquoi? Est-ce toujours le cas?

Tout à fait. L'écriture du scénario est la partie la plus créative de mon métier. Celui où j'ai la conviction de faire naître quelque chose. C'est aujourd'hui encore la phase de mon travail qui m'apporte le plus de plaisir. Quand je dessine, je mets mon bleu de travail. Pour la réalisation des planches, je suis un artisan, mais plus dans l'exécution. Il y a un côté "force de production" dans lequel je m'épanouis un peu moins.

BECK © 2000 Harold Sakuishi / Kodansha Ltd.

Si voir naître vos personnages vous émeut, avez-vous un pincement au cœur lorsque vous terminez un manga ?

Oui, c'est le cas. Il y a tout d'abord ce sentiment plein d'accomplissement. Mais, dans un coin, cette petite tristesse indicible est de plus en plus présente. Un au revoir, un adieu même, qui génère une sensation de vide. Mais on se remet alors au travail.

On a l'impression que tout est facile pour vous quand on lit vos mangas. Est-ce qu'il y a quelque chose qui est difficile ?

Le plus difficile, et c'est pourtant crucial, est de bien gérer le tempo d'un manga. Il faut que la lecture soit fluide, tout en conservant l'attention du lecteur et la tension dramatique. Il faut savoir mettre des moments de respiration dans la narration.

Vous semblez très à l'écoute de vos tantô. Pouvez-vous nous dire comment se construit la relation entre vous ?

J'ai gardé le même éditeur pendant très longtemps, monsieur Takami. Cette relation professionnelle et amicale est très importante en effet. Cela s'est fait naturellement, via un respect mutuel. Je pense que comme nous sommes tous les deux fans de musique, nous partagions la même excitation en travaillant sur Beck. Cela crée ou renforce des liens de regarder dans la même direction.

BECK © 2000 Harold Sakuishi / Kodansha Ltd.

Comment répartissez-vous votre travail avec vos assistants ?

En temps normal, j'ai deux assistants, mais l'un des deux étant un peu malade en ce moment, nous assurons la série en cours à deux seulement. Selon les séries, et leur rythme de parution, le nombre d'assistants varie.

Jun Watanabe, un de vos anciens assistants, est aussi édité en France. Avez-vous une anecdote ou un souvenir à partager à son sujet ?

Lorsque nous avons commencé à travailler ensemble, nous avions tous les deux 19 ans. Comme c'était mes débuts, mon atelier était minuscule. Nous travaillions dans un 9 m² à Tokorozawa (une petite ville de la banlieue ouest de Tokyo, dans la préfecture de Saitama, NDLR), où il n'y avait pas de bureau. Nous avons dessiné directement sur un kotatsu (table basse avec une couverture chauffante intégrée, NDLR). Parfois, nous n'en pouvions plus et nous dormions sur place. Nous étions jeunes et beaucoup plus insouciants (rires).

En parlant d'œuvres de jeunesse, vous avez offert une suite à votre tout premier manga  Gorillaman. Vous attendiez-vous à un tel succès ?

À l'occasion des 40 ans du Young Magazine, l'éditeur a demandé à plusieurs auteurs de proposer quelque chose. C'est arrivé au bon moment pour moi parce que je venais de finir Seven Shakespeares, qui est un manga très sérieux. Le fait qu'on me demande de dessiner quelque chose de plus comique, léger, tombait parfaitement et cela était très excitant. J'étais loin de m'imaginer que cela prendrait cette ampleur. (Ce projet pour l'anniversaire du Young Magazine ne devait être au départ qu'un one-shot de deux chapitres. Comme il s'agissait de fêter les 40 ans de la publication, l'auteur a décidé de représenter son héros Gorillaman au même âge. Devant le succès de ce one-shot, il a été décidé de décliner ce projet en série qui aura duré 3 tomes.)

Parlons de Beck. Quel était le plus grand défi sur ce manga? Et comment avez-vous trouvé la solution ?

Le grand défi était de faire imaginer la musique au lecteur. C'était un challenge en soi. Il n'y a pas une solution à proprement parler mais un ensemble de solutions selon différentes situations. Le plus important était en effet de faire passer les sentiments évoqués par chaque musique. De la joie, de la colère, de la tristesse. Et, bien sûr, l'énergie qui émane des performances était un point crucial.

BECK © 2000 Harold Sakuishi / Kodansha Ltd.

Impossible de ne pas frissonner quand on voit la première scène de chant de Koyuki…

Afin que le lecteur ait une sensation de frisson sur cette image, j'ai fait très attention au placement de la caméra, à la mise en scène, à la mise en page en amont et en aval, pour arriver à ce résultat. En la dessinant, j'espérais que j'allais arriver à procurer cette sensation. Et je suis ravi car j'ai eu des retours très positifs. Mais même au-delà de certaines scènes majeures, je suis content à chaque retour de lecteur. Quand un lecteur remarque un détail, se projette dans une scène, c'est toujours gratifiant et grisant pour un auteur.

Chiba et Koyuki sont deux côtés opposés de votre caractère. Aujourd'hui vous penchez plus vers lequel ?

Aujourd'hui, dans le contexte d'une interview très positive, je me sens très Chiba (rires). (Chiba est un personnage très sûr de lui alors que Koyuki est plein de doute et très timide, NDLR).

À quel point Rin est-il autobiographique ?

Il y a une part de moi dans chacune de mes séries, et évidemment une plus grande part dans Rin au vu du sujet. Je dirai que Rin représente principalement ma jeunesse d'artiste. Je me suis grandement inspiré de tous les rapports humains que j'ai eus à cette époque où l'artiste que je suis devenu se construisait.  J'ai aussi nourri l'histoire des remarques que j'ai pu recevoir des éditeurs ou d'amis à l'époque, principalement celles qui m'ont fait grandir.

Fushimi, Koyuki… Beaucoup de vos protagonistes sont un peu "paumés" au départ. Pourquoi est-ce un indémodable dans vos mangas ?

Même au-delà de mes mangas. Avoir un protagoniste qui cherche sa place est un gimmick classique du manga pour adolescents. Cela permet au lecteur de se projeter plus facilement, de créer des liens avec les personnages. Et de s'intéresser aux problématiques concernées aussi, car si on ne maîtrise pas le sujet dès le départ, on peut avoir une approche un peu didactique sans que cela soit rébarbatif.

BECK © 2000 Harold Sakuishi / Kodansha Ltd.

De manière assez surprenante, vous avez ajouté un côté fantastique en donnant des pouvoirs à Rin. Pourquoi ?

Je voulais faire un manga où il serait difficile d'imaginer la suite. Or si on fait l'histoire d'un jeune qui rêve de devenir mangaka, on peut anticiper ce qu'il va se passer, dans les grandes lignes. C'est en cherchant comment je pourrais créer des éléments de surprise que m'est venue l'idée de rajouter des pouvoirs psychiques. Et aussi j'aime changer de genre, travailler sur quelque chose de nouveau permet de ne jamais tomber dans la répétition.

C'est l'opposé de Beck où l'on sait ce qui va se passer grâce à ce rêve prémonitoire ?

Oui, c'est exactement ça. Encore une fois, j'aime changer, et je pense que les lecteurs aussi apprécient ce renouvellement.

En parlant de changement. Seven Shakespeares est votre seule série historique. Racontez-nous sa genèse.

Je venais de finir Beck. Une série très longue sur un rythme de publication éreintant: 34 volumes en 9 ans. J'étais épuisé et j'avais besoin d'un peu de repos. Un ami, grand fan de Shakespeare, m'a prêté une biographie pour que je me change les idées. Et la vie de cet homme m'a bouleversé. Il y a une richesse, une profondeur, qui vont au-delà des 2-3 lieux communs que tout le monde connaît. Et je me suis remis à travailler bien plus tôt que prévu en lançant une série sur Shakespeare.

C'est ce livre qui vous a donné envie de traiter cette histoire avec un côté thriller ?

Ce livre m'a tout de suite inspiré par rapport aux situations. Je n'ai pas pu m'empêcher d'imaginer un scénario, des scènes clés pendant ma lecture. Et alors que mes notes s'accumulaient, j'ai soudainement eu l'idée d'ajouter un côté mystérieux à ce récit. C'est de là que vient cette approche un peu thriller.

Vous rencontrez le succès avec votre première série, Gorillaman. D'où vient votre inspiration ?

J'avais un ami qui était un peu dans ce style-là, pas au niveau du caractère mais physiquement, dans sa manière de se vêtir, de se comporter. C'est à lui que je dois Gorillaman.

Gorillaman a été un succès quasi instantané. Comment gère-t-on quand sa première série est un succès ?

Je garde le souvenir d'une incroyable pression. On se demande sans cesse ce que l'on va faire pour la semaine prochaine. Est-ce que l'on va réussir à satisfaire les lecteurs? Est-ce que l'on va progresser? Est-ce que la série va finalement les lasser et se faire annuler? C'est cette pression que j'ai ressentie de manière exacerbée, non seulement car c'était ma première série, mais en plus car elle était populaire. Cela génère de grandes attentes de tous les côtés. Surtout que je m'étais lancé un peu dans l'inconnu avec cette série.

BECK © 2000 Harold Sakuishi / Kodansha Ltd.

Quand vous avez commencé Beck, connaissez-vous la fin ?

Tout à fait. Avec Gorillaman, j'ai dû battre le fer pendant qu'il était chaud. Chaque nouveau chapitre était un énorme labeur. Et je n'avais pas assez de recul pour bien visualiser en amont la fin de l'histoire. Et ce pendant 19 volumes… Quand je me suis lancé dans la sérialisation de Beck, tout était prêt. Non seulement je connaissais la fin mais chaque arc narratif et chaque moment clé étaient définis.

Est-ce que cela aide à mieux gérer la pression de savoir où on va ?

Oui et non. Disons qu'on a une approche différente. Pour Gorillaman, j'étais comme un aventurier qui explore un "donjon" nouveau chaque semaine. Alors que dans le cadre de Beck, j'étais le maître du jeu qui choisissait les passages à explorer, connaissait la trame de l'histoire, posait trois portes et savait ce qui se cachait derrière chacune d'entre elles... Mais, dans tous les cas, il y a ce côté aventurier, défricheur d'histoires, qui est certes grisant mais donne quand même un peu de pression, sans parler du rythme de publication.

C'est votre passion pour Dokaben de Shinji Mizushima qui vous a poussé à faire un manga sur le baseball avec Stopper Busujima ?

Je suis un grand fan de l'ensemble des œuvres de Shinji Mizushima, pas que de Dokaben. Quand nous étions jeunes, on jouait au baseball avec mes copains dès que l'on pouvait. Ma série préférée du maître est Otoko do Ahô Kôshien. D'ailleurs, si Daihiro (Daihiro Busujima, le protagoniste de Stopper Busujima, NDLR) est un gaucher, c'est en hommage à Fujimura Koshien, le lanceur gaucher et héros de Otoko do Ahô Kôshien dont la balle rapide droite est destructrice.

C'est rare de ne pas choisir le lanceur titulaire comme protagoniste… Pourquoi ce choix original ?

Si j'ai choisi de centrer l'histoire sur le poste de stopper (lanceur remplaçant que l'on fait rentrer en fin de match pour éliminer les derniers batteurs de l'équipe adverse, NDLR), c'est parce que l'histoire met en scène des clubs professionnels et donc qu'il ne s'agit pas de tournois avec des matchs éliminatoires. On peut gagner ou perdre des matchs lors du championnat de baseball mais, ce qui compte, c'est le bilan à l'année. Et pour moi les stoppers sont des éléments clés qui donnent le ton non seulement des matchs mais aussi de la saison. C'est très intéressant dramatiquement parlant de mettre en scène ce type de personnage. Ils sont responsables de l'issue d'un match qu'ils n'ont pas débuté. La pression est à son paroxysme et c'est très excitant.

Beck perfect édition de Harold Sakuishi, éditions Delcourt-Tonkam, 15€, le 10e tome est prévu pour le 12 Avril 2023 en France.

Rin de Harold Sakuishi, éditions Delcourt-Tonkam, 7,99€, série complète en 14 tomes.

Merci à Emmanuel Bochew pour l'interprétariat.