Alice au pays des cauchemars : entretien avec Orval et Macchiro, auteurs de Bibliomania

Alice au pays des cauchemars : entretien avec Orval et Macchiro, auteurs de Bibliomania À l'occasion de la sortie en France de leur manga dans une édition luxueuse signée Mangetsu, le scénariste et le dessinateur japonais ont répondu avec entrain aux questions de Linternaute.com.

Sorti le 29 mars 2023, Bibliomania revisite Alice aux pays des merveilles en mode horrifique. Son héroïne doit s'échapper d'un "manoir" dont chaque "chambre" met en scène une grande peur de la société japonaise contemporaine. Visuellement grandiose, narrativement très malin, le manga d'Orval et Macchiro s'impose d'emblée comme l'un des incontournables de 2023. Le duo s'est plié au jeu de l'interview avec un plaisir communicatif.

Le serpent Ophis accueille Alice un peu trop chaleureusement. © Orval & Macchiro / Mangetsu

Linternaute.com : Bonjour à tous les deux. Pouvez-vous vous présenter ?
Orval: Bonjour à tous les lecteurs français ! Je suis Orval, scénariste de Bibliomania. Sur le plan professionnel, je fais de la gestion de projet et de la direction artistique dans les domaines de la télévision et de la publicité. En ce moment, je m'occupe de la production d'un programme éducatif pour les tout-petits sur le thème des sons qui s'intitule Otoppe. Je suis responsable de la réalisation, du character design et des paroles de cette émission, qui est diffusée depuis 2017 et rencontre un immense succès, avec environ 200 millions de vues sur YouTube.

Elle n'est pas disponible en français, mais n'hésitez pas à y jeter un coup d'œil si vous avez des enfants. Je sais que Bibliomania décline un propos extrêmement sombre, mais rassurez- vous, Otoppe est un dessin animé joyeux et lumineux (rires). Je travaille également avec Macchiro sur une version en réalité virtuelle de Bibliomania. Si vous avez apprécié le manga, n'hésitez pas à aller voir notre travail en VR. Ça devrait sortir entre 2024 et 2025. 

"Je dessine pour mon propre plaisir depuis que je suis enfant, alors je n'apprécie pas tellement de dessiner pour les autres", confie Macchiro. © Orval & Macchiro/Mangetsu


Macchiro : Je m'appelle Macchiro. Je vis de mes illustrations. J'aime dessiner. C'est un fantastique moyen d'expression pour moi, puisqu'il me suffit d'une feuille et d'un crayon pour coucher sur le papier l'univers que j'imagine. Plus je dessine et plus je m'améliore, ce qui est une grande source d'amusement. Comme je le disais, j'aime beaucoup dessiner. Et j'aime tout autant mes pairs et leur travail. L'art est un compagnon de route inestimable dans mon existence. Mais je dois vous avouer secrètement que je n'aime pas mon métier. Je dessine pour mon propre plaisir depuis que je suis enfant, alors je n'apprécie pas tellement de dessiner pour les autres. Je n'ai pas beaucoup le sens du service. Et je déteste les deadlines, car j'ai horreur de courir après le temps. Je crois que je maudis un peu la personne qui a inventé les deadlines. Je ne serais pas contre lui donner un petit coup de pied bien senti dans le tibia, avec des chaussures aux bouts bien durs. Ou cacher sa deuxième chaussette. Voilà le genre de personne que je suis. 

Bibliomania a été prépublié sur un site web, Manga Hack. Quelles ont été les conséquences dans la manière de concevoir votre œuvre et dans sa réception par le public ? 
Orval : En fait, l'ouvrage a été prépublié sur le site KAI-YOU.net. Comme je l'expliquais dans ma présentation, je ne suis pas scénariste de manga à temps plein, et Macchiro, qui a réalisé les dessins, est illustrateur. J'ai travaillé sur ce projet pendant mon temps libre. Nous avons donc estimé que nos emplois du temps ne nous permettaient pas de viser une publication dans l'un des grands médias dédiés au manga. Les illustrations de Macchiro sont uniques et je ne pouvais imaginer personne d'autre pour transposer mon scénario en images.

À un moment, j'ai quelque peu hésité sur le mode de publication de notre travail, car j'avais la conviction que ses planches seraient sublimes. Et puis, un jour, j'ai montré certains de ses story-boards à une connaissance en lui expliquant qu'on songeait à en faire un manga. Cette personne a été immédiatement conquise et m'a répondu que ça promettait d'être génial. Nous avons donc eu la chance immense qu'elle nous introduise auprès du rédacteur en chef du plus grand portail culturel du Japon, KAI-YOU.net, à qui nos story- boards ont beaucoup plu et qui a accepté de nous confier un espace pour publier notre histoire en précisant qu'il tenait absolument à travailler avec nous, quel que soit notre rythme de travail ! 

Bibliomania met en scène les angoisses et les souffrances de la société japonaise. © Orval & Macchiro/Mangetsu

Dès les premiers chapitres, Bibliomania a reçu un accueil extrêmement chaleureux des lecteurs. KAI-YOU.net n'est pas une plate-forme consacrée au manga, mais un site de pop culture de tous horizons et je pense que c'était l'écrin parfait pour notre travail. Il paraît même que nous avons été classés n°1 des pages consultées par les internautes. J'éprouve beaucoup de reconnaissance envers nos lecteurs.

Bien sûr, il aurait été possible de publier notre travail sur un site personnel ou sur les réseaux, mais l'opportunité de le diffuser sur un site aussi fréquenté que KAI-YOU.net a augmenté sa visibilité et lui a garanti une reconnaissance décuplée. Cela a permis à l'édition numérique via Manga Hack, ainsi qu'à la publication française dont cet article fait l'objet, de voir le jour, et nous en sommes très reconnaissants. D'ailleurs, nous avons appris avec surprise que l'éditeur de la version espagnole, qui est sortie à la fin de l'année dernière, avait effectué sa deuxième réimpression du tome seulement un mois après le lancement, et nous sommes très heureux que notre histoire puisse être lue par autant de monde en dehors du Japon.


Dans Bibliomania, Alice ne perd jamais son sang-froid, malgré les choses effrayantes qu'elle rencontre. Le lecteur reçoit donc directement un déluge d'énergie négative sans filtre. Était-ce une volonté consciente de votre part ? 
Orval : Oui, en effet. Le fait qu'Alice garde son sang-froid en toutes circonstances, compte tenu du profil du personnage, constituait ma toute première exigence narrative. Bien entendu, j'ai aussi beaucoup réfléchi à la lisibilité du récit en établissant les contours de sa personnalité et, en tant que scénariste, cela me fait plaisir que vous le releviez. Je crois que le tempérament d'Alice contribue beaucoup au rythme de l'histoire. 


Macchiro, de quelle manière avez-vous travaillé avec Orval? Disposez-vous d'une marge de manœuvre sur le découpage ou le contenu de l'histoire? 
Macchiro : Je n'ai pas une très bonne mémoire, alors je ne sais pas si je me souviendrai de tout, mais je vais essayer. Orval m'a livré un scénario dans lequel il n'y avait que des indications scéniques et des dialogues qui m'ont servi de base pour créer l'univers ainsi que les personnages et mettre au point les story-boards. Il me semble que j'ai aussi réarrangé certains éléments de mise en scène. L'écriture et le dessin sont certes deux tâches distinctes, mais il m'est arrivé de relever les éléments de scénario qui manquaient de clarté, tout comme il était possible pour Orval de signaler les pages de story- board qui présentaient des défauts. 

Quand j'avais tendance à prendre des raccourcis dans mes dessins, Orval s'en apercevait tout de suite et me renvoyait dans les cordes, ce qui est arrivé un certain nombre de fois, je dois dire. Orval ne fait jamais les choses à moitié. Alors que moi oui, dès que j'en ai l'occasion. Conclusion: si certains lecteurs sont impressionnés par la précision des dessins de Bibliomania, c'est Orval qu'il faut remercier. 

"J'ai voulu leur conférer aux motifs ornementaux une aura mystique et énigmatique", explique Macchiro. © Macchiro


Avec ses structures animalières et ornementées, la civilisation disparue évoque les cultures précolombiennes... Pourquoi ce choix et quelles étaient vos sources d'inspiration visuelles ? 
Macchiro : Bibliomania parle d'un monde dans lequel la magie existe. C'est la raison pour laquelle j'ai eu besoin de m'appuyer sur des motifs ornementaux aux traits à la fois dotés d'une grande régularité et empreints d'énergie. J'ai voulu leur conférer une aura mystique et énigmatique afin créer une ambiance dans laquelle il ne serait pas aberrant que des éléments magiques apparaissent. Ça, c'est l'explication rationnelle que je me suis trouvée, mais, dans le fond, je crois que j'avais surtout envie de m'essayer aux motifs orientaux. Ce choix m'a apporté pleine satisfaction, parce que c'était amusant et stylé.


Quels étaient vos plus gros challenges en matière de dessin? 
Macchiro: Lorsqu'Orval m'a confié le projet, je n'ai reçu qu'une seule requête de sa part. Il fallait que je confère une apparence que la plupart considéreraient comme "mignonne" à Alice. Pour le reste j'avais carte blanche et c'est la raison pour laquelle j'ai accepté. Sur le moment, l'idée de dessiner une héroïne adorable ne m'intéressait pas beaucoup, alors j'ai beaucoup lutté. Cette difficulté m'a collé à la patte tout au long du projet.

Le visage du personnage a d'ailleurs tendance à changer légèrement au fil de l'histoire, en raison de mes tâtonnements. Il n'est pas facile de dessiner en essayant de satisfaire les intentions de quelqu'un d'autre que soi, cela demande de l'entraînement. Mon autre difficulté s'est portée sur les deadlines, parce que j'avais beaucoup de travail et que je ne suis pas quelqu'un qui dessine vite. Je vous ai parlé de mon envie de remonter le temps pour demander à la personne qui a inventé les deadlines d'arrêter ça tout de suite ? J'ai envie de lui pincer la peau des cuisses super fort.


La dernière partie du récit propose un twist surprenant qui débouche sur une conclusion très nihiliste. Pourquoi une fin aussi sombre? 
Orval : Le sujet central de cette histoire, ce sont les peurs humaines. Les pages de Bibliomania sont constellées de ces différentes angoisses. À la toute fin, une créature qui symbolise la peur ultime apparaît. Je pense d'ailleurs que chaque lecteur aura sa propre interprétation de ces images d'effroi. 
La fin est donc sombre, mais le thème du récit étant la peur, sa conclusion ne peut être que terrifiante. Sans quoi, ce serait trahir le concept. Or, je tiens à lui rester fidèle. Cela dit, aux yeux d'un des personnages, c'est un happy end sans commune mesure, puisque son objectif personnel est atteint. Je me demande comment nos estimés lecteurs français recevront ce dénouement. J'ai hâte de découvrir leurs réactions. 

Ambiance "kaiju" et apocalypse. © Orval & Macchiro/Mangetsu


Bibliomania, d'Orval (scénario) et Macchiro (dessin), traduit par Anaïs Koechlin, Mangetsu, 336 pages, 22,95 euros. 
Un grand merci à Anaïs Koechlin pour la traduction de l'entretien.