Yuzuru Tachikawa : "ce que je demande au cinéma, c'est de dépasser la réalité"

L'année 2023 est une année particulière pour le réalisateur Yuzuru Tachikawa, car le hasard du calendrier a fait que deux films d'animation majeurs qu'il a réalisé sortent au Japon et en France la même année. Le 26e opus de Détective Conan qui a battu les records de la licence et passé la barre des 10 milliards de yens de revenu, mais aussi le film événement Blue Giant, adaptation du manga éponyme.

Yuzuru Tachikawa est un réalisateur dont la popularité à explosé suite aux projets Mob Psycho 100 et Deca-Dence, et depuis les plus grands studios s'arrachent ses services. En 2018, il supervise la réalisation du 22ème film d'animation de Détective Conan : Zero no Shikkounin. Une licence sur laquelle il revient en 2023 pour le 26e opus de la saga : Détective Conan le sous-marin noir.

Calendrier très chargé pour le réalisateur émérite, car il signe aussi l'adaptation en film d'animation du manga de Jazz Blue Giant (la sortie de ce dernier a été décalée pour cause de covid-19). En France, les deux films seront distribués en salles en 2023 par Eurozoom.

Présent au festival d'Annecy, ce dernier revient pour l'Internaute sur ces doubles sorties.

© 2023 GOSHO AOYAMA/DETECTIVE CONAN COMMITTEE ALL RIGHTS RESERVED

Linternaute.com : qu'est-ce qui vous a fait tomber dans l'animation ? D'où vient cette passion ?

Yuzuru Tachikawa : Ma rencontre avec le monde de l'animation résulte d'un coup de foudre. Depuis aussi loin que je m'en souvienne, je souhaite devenir réalisateur. Et, à l'université où j'étais en cursus de cinéma, dans l'optique de devenir réalisateur de films en prise de vue réelle, entre deux projets de films amateur j'ai eu un cours sur l'animation. C'est une rencontre qui m'a profondément marqué, j'ai tout de suite aimé les libertés absolues qu'offrait ce médium. Et aujourd'hui, bien des réalisations plus tard me voici devant vous à présenter des films dans un festival à la renommée mondiale (rires).

Quelles sont vos références en termes de réalisation ?

Mon envie de faire des films est née à l'époque du lycée, j'ai donc énormément de références de cette période. Terminator 2, Retour vers le futur, Matrix… On peut voir un certain attrait pour la science-fiction.

Le film Detective Conan : Le Sous-Marin noir a battu tous les records de la licence au Box Office. Pourquoi à votre avis ?

La plupart des films de Conan ont été des productions qui prenaient en compte le cours du récit du manga. C'est-à-dire des sorties non canon, chaque long-métrage étant autonome et n'impactant pas l'histoire du manga. Avec ce film, nous avons pris une décision radicalement différente, l'histoire du film et du manga résonnent entre elles. Nous avons mis des éléments majeurs de la série dans ce film, cela permet de créer bien plus de tensions et un engagement des spectateurs plus fort.

Qu'avez-vous ressenti suite à cet incroyable succès ?

Quand on travaille avec des personnages qui sont déjà des " stars", il y a un phénomène d'accélération de la popularité. On voit avec ce film très choral qu'on a attiré les fans de tous les personnages et aussi qu'on a eu pas mal de fans qui sont venus voir le film plusieurs fois.

J'ai fait très attention à ne pas tomber dans le piège classique d'un film choral, à savoir utiliser ces personnages comme des caméos, comme de simples outils. Chacun a un rôle important et s'intègre de manière logique dans l'histoire. C'est un respect que l'on doit aux personnages de Maître Aoyama, mais aussi aux spectateurs. Là aussi, ça aide à renforcer la tension dramatique.

© 2023 GOSHO AOYAMA/DETECTIVE CONAN COMMITTEE ALL RIGHTS RESERVED

Aoyama-sensei est très impliqué dans le projet, il réalise même des cuts qui sont envoyés par coursier. Comment est-ce que vous supervisez ses cuts en tant que réalisateur ?

Il y a un processus particulier sur ces plans. Ce ne sont pas des plans qu'il a dessinés entièrement, il y a un travail de base des animateurs, que je vérifie et corrige. C'est ensuite que Maître Aoyama vient faire la finalisation. Il applique l'ensemble des modifications qu'il souhaite sur ces cuts. En tant qu'auteur pour l'ensemble des plans, je discute avec lui sur Line, très directement et très rapidement. Il est incroyablement impliqué.

Entre ceux qui travaillent en numérique et ceux qui travaillent en analogique, comment est-ce que l'on partage les fichiers ? Et garantit l'homogénéité du rendu ?

On a une équipe d'animateurs qui travaillent depuis très longtemps sur la licence Conan. Nos directeurs de l'animation (chef Sakuga) sont très sénior et ils travaillent tous en analogique. Ils s'occupent des corrections analogiques. L'ensemble est vérifié par le directeur général de l'animation au format papier.

Pour le numérique, ce sont les directeurs adjoints qui supervisent les fichiers et appliquent les corrections. Ils échangent en permanence et sont très proches. L'homogénéité vient de ce travail en synergie.

Le film Blue Giant  est l'un des projets sélectionnés pour célébrer les 100 ans de la maison d'édition Shogakukan. Est-ce que cela vous a mis une pression particulière ?

Quand on m'a proposé le projet, je n'avais pas cette notion de centenaire en tête. Heureusement, j'ai pu travailler sans aucune pression particulière (rires).

Monsieur Shinichi Ishizuka a relevé le défi de faire un manga sur la musique, sans le support du son. L'une des clés de son adaptation est l'usage de ligne de force (traits) lors des scènes où Dai joue. On sent la puissance, on ressent l'énergie de la musique. Or dans une adaptation en film, il n'y a pas la contrainte " pas de son". Comment est-ce que cela vous a affecté dans l'adaptation ?

En effet, il aurait été très difficile d'inclure toutes ces lignes de force. Même au-delà de la représentation du son, par exemple lors de la phase de chara design des protagonistes, on a simplifié l'apparence des personnages pour faciliter l'animation. Mais comme nous souhaitions respecter ce côté " nerveux" du trait de Maître Ishizuka, on a mis ces tracés sur les ombres. Ceci nous a permis de ne pas surcharger le travail des animateurs et de décaler l'ajout de ces lignes lors de la prise de vue numérique. L'inconvénient, c'est que si l'on procède par un aplat simple, cela donne un effet très " plat", très 2D, pour avoir une ombre, garder un volume alors nous avons retravaillé ces tracés à la main dans certains cas. L'idée n'était pas de nous inclure dans un simple mimétisme mais de restituer l'élan des protagonistes, la puissance qu'ils dégagent quand ils jouent de la musique.

© 2023 BLUE GIANT Movie Project

Dans Blue Giant, vous avez utilisé une approche très originale pour représenter le son. Est-ce un héritage de votre amour de la SF ?

Représenter le son avec l'image est un défi intéressant. Dans le manga de Maître Ishizuka il n'y a pas de son, alors il brise ce mur avec des astuces visuelles incroyables d'une intensité palpable. Mais dans l'animation nous avons le son et le mouvement. Il fallait trouver une autre solution pour rendre justice à son travail. Ce que je demande au cinéma, c'est de dépasser la réalité. Je veux que le spectateur sorte de la salle avec une satiété complète, qu'il ait vu des choses qu'il n'a jamais vu. C'est pour cela que je travaille à chaque fois à trouver de nouvelles grammaires de réalisation. C'est peut-être ce côté innovant est un héritage de mon affection pour la SF.

Vous avez mis énormément de jeux de lumières sur les phases musicales, comment vous est venue cette idée ?

L'une des caractéristiques de ce film, c'est les nombre important de " live" musicaux. Quand on compose un film de cette nature, avec des répétitions de thématique, on a peur d'être redondant. Si l'on a plusieurs concerts, il faut s'assurer d'avoir de la variété pour le spectateur.

On a mis en place une charte d'ensemble, pour illustrer la progression ascendante du trio, de leur capacité d'expression musicale. Plus on progresse dans la seconde moitié du film, plus c'est flagrant.

Combien d'essais avez vous fait avant de vous dire " ça y est, on a trouvé la bonne solution pour visualiser le son"

Il y a des moments où l'on s'est rendu compte en cours de route que ça ne marchait pas aussi bien qu'on l'espérait, où l'intention n'était pas assez forte. Dans ces cas de figure, on a modifié et réagit au fil de l'eau. En modifiant la charte ou en allant au-delà. De manière souple, comme les séquences en solo d 'une musique, on a improvisé. Difficile de vous donner un moment précis, car nous n'avons pas cessé d'évoluer dans notre technique et dans notre appréciation.

© 2023 BLUE GIANT Movie Project

Et le passage où vous déformez les visuels ? Quand vous passez au crayonnés si dynamique. Comment avez-vous eu cette idée ?

À force d'écouter ce solo de Dai, de manière répété, j'ai eu en tête des images liées à l'espace, l'apesanteur, le fait de s'élever, c'est ce qui m'a amené à vouloir visualiser ces déformations aussi bien pour Dai que l'instrument. Donner une dimension cosmique à cette représentation.

Sans divulgâcher, la scène majeure avec Yukinori est magistrale, comment vous est venu l'idée de couper le son à ce moment ?

Hum, c'est compliqué sans rentrer dans les détails et gâcher l'histoire. D'une manière générale, nous avons beaucoup de scènes que j'appelle " sans fonds". Dans la majorité de ces scènes, l'émotion est soutenue par la musique. Il m'a semblé important pour cette scène particulière de suspendre le temps, et donc d'enlever le son.

Depuis Your Name et l'adaptation hyper-réaliste des décors, le Seichi Junrei (NdlR : le tourisme de contenu) explose. Est-ce que vous avez conscience que vous allez doper le tourisme à Shinjuku sanchome ?

(Rires) Le Blue Note est un lieu incroyable. Je m'y suis rendu pour la première fois de ma vie lors des repérages pour ce film. Je peux vous dire que pour moi, le club " So blue" du film correspond au Blue Note à Tokyo. C'est un site majeur de l'histoire du Jazz au Japon, et j'espère que les spectateurs du film auront l'envie de découvrir. On a d'ailleurs organisé une projection événementielle du film là-bas, et il a été très bien accueilli.

© 2023 BLUE GIANT Movie Project

Dai est un véritable tourbillon dont l'énergie débordante entraîne tout le monde. Est-ce que son énergie vous a aussi impactée 

Le personnage de Dai est formidable. Vous avez raison, il est entraînant.

Mais ce que je voulais exprimer avant tout, c'était que cette force, cet entrain était trop puissant. On ne peut pas rester aux côtés de Dai trop longtemps, c'est une force dévorante, elle n'a pas de retenu. Il est comme une étoile filante. D'ailleurs, si vous regardez l'affiche du film, Yukinori et Tamada sont éclairés par une lumière rouge, Dai est sous une lumière bleue.

Je n'ai pas eu l'impression d'être consommé par la force de Dai, mais il nous a quand même entraînés dans son aventure, nous poussant à nous surpasser dans notre travail au quotidien. J'envie sa liberté absolue.

Mais au fait, Détective Conan, c'est quoi ?

La série raconte les aventures de Shinichi Kudo, un lycéen de 16 ans passionné d'enquête qui voit son corps rajeunir et reprendre l'apparence qu'il avait 10 ans plus tôt. Cet accident arrive à la suite de l'ingestion d'une drogue expérimentale administrée par des mystérieux hommes en noir. Le jeune héros se retrouve hébergé chez son amie d'enfance Ran, dont le père Kogoro Mori est un détective privé sans grande envergure. Le jeune homme va alors chercher à percer le mystère de cette organisation maléfique et retrouver son corps d'adolescent. L'histoire avance sous forme de saga avec des enquêtes criminelles plus ou moins longues qui permettent d'apporter des conclusions de manières régulières alors que l'intrigue principale avance, elle, plus lentement.

© 2023 GOSHO AOYAMA/DETECTIVE CONAN COMMITTEE ALL RIGHTS RESERVED

Et que vaut ce film ?

Ce 26e film de la saga est le plus abouti aussi bien d'un point de vue technique que d'un point de vue scénaristique. Enfin un film qui peut être considéré comme canon dans l'univers du jeune détective. Plus que jamais la licence tend à devenir la plus grand public possible, offrant une histoire riche en action et en émotion. Un film qui plaira aussi bien aux fans de la licence qu'aux novices.

Détective Conan : le sous-marin noir, est en salle en France à partir du Mercredi 2 Août 2023.

Blue Giant, sortie prévue en France le 6 Mars 2024