Manga : pourquoi un titre devient-il introuvable ?

Manga : pourquoi un titre devient-il introuvable ? "Ce manga épuisé coûte 70€, c'est du vol !", "Pourquoi arrêtez-vous cette série que j'aime ?", "Vous avez déjà remboursé ce manga en le vendant, alors pourquoi le sortir de votre catalogue ?". Quel lecteur de manga n'a pas entendu l'une de ces phrases ? Mais au fait, pourquoi un éditeur choisit-il d'arrêter la commercialisation d'un titre ? Petite histoire de la vie d'un manga…

Les libraires spécialisés manga ont déjà du mal à présenter les centaines de nouveautés chaque mois, comment feraient-ils pour maintenir les précédents ? Pour les fans des mangas la demande est simple : accéder au titre recherché sans difficulté, c'est au libraire de satisfaire son attente.

Généralement l'on priorise ses achats, dans ce cas les licences qui l'emportent concernent les titres les plus populaires (principalement pour éviter le spoil, ou tout simplement car ces séries ont un rythme de parution plus régulier). L'on repousse alors à plus tard l'achat de tel ou tel autre titre… Pour finalement s'en mordre les doigts quand celui-ci est devenu indisponible en librairie. Si l'éditeur gagne de l'argent avec un best-seller, pourquoi en arrêter la commercialisation ? Selon quels critères ?

Nous avons enquêté auprès de plusieurs éditeurs: Marie Vautrin (Chargée des Relations Libraires et Diffuseurs aux éditions Pika et Nobi Nobi), Iker Bilbao (Directeur éditorial des Éditions Soleil Manga), Arnaud Plumeri (Directeur éditorial des éditions Doki Doki), John Easum (Directeur de Crunchyroll EMEA) et Pascal Lafine (Directeur éditorial des éditions Delcourt-Tonkam) afin de répondre à ces questions.

Découvrons ensemble pourquoi les éditeurs décident d'arrêter la commercialisation d'un titre.

Linternaute.com : combien ça coûte de fabriquer un manga ?

Chaque édition est unique et chaque éditeur a ses spécificités, nous allons donc utiliser des valeurs moyennes pour un manga de format classique (11x18cm), avec une jaquette sans effet particulier, un papier standard, imprimé en Europe et sans goodies ou autre extra.

© piktochart

Le coût de fabrication d'un manga comprend les coûts fixes de l'éditeur : ce sont l'ensemble de ses salariés, la location des locaux, etc. Ce coût doit être lissé sur l'ensemble de la production et ils sont constants, qu'il s'agisse d'une première impression ou d'une réimpression.

Viennent ensuite les coûts de création : à savoir la rémunération du traducteur, du lettreur et du relecteur/adaptateur. Le lettreur n'est payé qu'une fois, sauf s'il faut apporter des corrections lors des réimpressions. Le coût de direction artistique pour la création du logo et la charte graphique de la série sont eux aussi unique et à lisser sur toute la série. Le traducteurs et l'adaptateur eux perçoivent des droits d'auteurs, ils reçoivent une avance appelée  un " à valoir " (comptez de l'ordre de 800 à 1200 € par volume pour la traduction d'un manga et 100 à 250 € pour la relecture/adaptation) sous forme d'avance de droits et si les réimpression dépassent la somme perçue en amont alors ils toucheront un % de droits d'auteurs une fois par an. Ceci n'arrive évidemment que sur les grosses ventes.

Enfin, s'ajoutent les coûts de fabrication: papier et impression. Il y a un coût initial de création des fichiers et des plaques d'impressions (sauf si l'impression est numérique) et le coût physique unitaire de l'impression. Ce dernier diminue avec le volume. Plus un tirage est important, moins le coût unitaire de chaque manga est élevé. S'il y a des mises à jour lors des réimpressions il peut arriver d'avoir des nouveaux coûts fixes côté imprimeur. " Depuis quelques années, les imprimeurs sont passés aux plaques en aluminium, ces dernières sont plus faciles à créer mais surtout à recycler. Ce qui fait que pour une réimpression les imprimeurs recréent les plaques. Avant ils les stockaient et il y avait un coût d'archivage de ces dernières " explique Marie Vautrin.

Rappelons à toute fin utile, que lorsqu'un éditeur acquiert les droits d'un manga, il s'engage à vendre une quantité minimale de chaque volume, c'est ce que l'on appelle le MG (Minimum Garantie). Ce MG sert à calculer une avance sur droits d'auteur, montant qui dépend du prix hors taxe, du nombre d'exemplaires garantie et du pourcentage des droits d'auteur.

Exemple : un manga vendu à 7€ TTC avec un taux de droits d'auteur à 8% et un MG à 2 000 exemplaires génère une avance de droits de : 1058,40€

Si comme on l'a vu, pour un tel titre l'éditeur gagne 1,33€ par tome, il ne commence à réellement gagner de l'argent qu'après avoir vendu 756 exemplaires. Mais pour avoir ce coût à l'impression l'éditeur à dû imprimer 5 000 volumes, il doit donc payer les coûts d'impression de l'ensemble et ne gagne finalement de l'argent qu'à partir de 1 500 exemplaires vendus, et ce, sans compter les potentiels coûts de stockage, frais de communication etc. L'édition de manga est une industrie avec une économie stricte.

" Notre seuil d'équilibre a augmenté avec le temps. Non seulement les MGs sont plus conséquent porté par un marché concurrentiel, mais nous avons aussi augmenté nos dépenses en communication et marketing. Pendant très longtemps à nos débuts le seuil d'équilibre était à 3 000 ventes, puis on est passé à 4 000, puis 5 000… " explique Arnaud Plumeri, directeur éditorial des éditions Doki Doki.

L'éditeur Isan Manga en 2015 avait un seuil de rentabilité qui oscillait entre 8 000 et 10 000€ selon les séries. Ce qui à 30€ le tome représente dans les 1 000 exemplaires vendus avant gagner le moindre centime. Et comme cet éditeur vendait beaucoup en direct, cela lui permettait d'obtenir un meilleur retour par exemplaire.

" Le seuil d'équilibre est différent pour chaque titre, plus une édition est luxueuse, plus son point de rentabilité est bas " explique John Easum. Ceci explique peut-être l'explosion des éditions collectors constatée ces dernières années.

C'est en tout cas la solution choisie par les éditions Delcourt-Tonkam pour terminer la série Love Dilemma, Pascal Lafine nous explique " avec l'effritement du lectorat propre à toute série longue - et les faible ventes, pour éviter des sorties annuelles ou très espacées nous avons opté pour une approche différente. Publier le livre sous deux formes, une première édition de versions collector enrichies jusqu'à la fin de la série. Cela permet ainsi de terminer la série avec un rythme de parution régulier. Le tirage est calculé sur les ventes de l'édition courante donc destinés au lecteur fidèles. Puis une édition normale espacée dans le temps, pour ceux souhaitant rattraper ou découvrir ce titre. C'est une opération test qui si elle fonctionne pourrait permettre aux éditeurs de conclure plus rapidement les série à faible vente et éviter les série annuelles ".

Afin de diminuer les coûts d'impression, on pourrait être tenté d'imprimer une grosse quantité d'un coup, or cela accroît les coûts de stockage, et les impôts sur les stocks en fin d'année.

En effet, à la fin de l'année fiscale, les impôts taxent les bénéfices à venir en estimant la valeur du stock et en considérant qu'il sera entièrement vendu. Ils sont beaucoup plus optimistes que les contrôleurs de gestion…

À l'inverse, si on n'imprime pas assez, non seulement le coût unitaire augmente, mais on prend le risque d'une rupture et de voir certains acheteurs potentiels se lancer sur un autre titre.

Iker Bilbao - Directeur éditorial des Éditions Soleil, ajoute " à chaque nouvelle licence nous créons un compte d'exploitation provisoire (CEP) qui comprend les coûts de productions  incompressibles et les coûts d'impressions, etc. C'est un vrai mikado, si l'on bouge une ligne cela impacte toutes les autres. Cela nous permet de calculer le seuil d'équilibre par tome d'une série. Il y a un écart très grand selon les titres. En fonction du titre et de son coût d'acquisition on peut avoir des seuils à 2 500 exemplaires vendus comme d'autres à 30 000". Avec l'explosion des coûts des matières premières (le papier et le bois ont plus que doublé depuis la Covid-19) les réimpressions à 1 000 ou 2 000 exemplaires sont beaucoup plus chères qu'avant, et la rentabilité d'un titre s'en trouve fortement impactée ", remarque l'éditeur.

Arnaud Plumeri explique " chez Doki-Doki on a eu à plusieurs reprises des séries mal calibrées et de devoir les publier à pertes. Aujourd'hui grâce à un catalogue riche et stable nous pouvons assumer des séries à pertes, et c'est un vrai progrès. On peut économiquement respecter nos lecteurs et nos auteurs. J'étais mortifié à nos débuts quand nous avons dû arrêter des séries en cours de publication. Mais ça n'arrivera plus, et je m'en félicite". 

" Si pour une raison X ou Y on change d'imprimeur entre deux tirages, il faut refaire un BAT (bon à tirer) : donc leur fournir les fichier, faire les calibrages des machines, refaire le dossier et les plaques d'impressions, tout ceci à un coût " ajoute Marie Vautrin.

Rappelons aussi les dépenses liées à  la communication, aux salons et festivals, les invitations d'auteurs et les envois d'exemplaires aux journalistes et créateurs de contenus.

" Aujourd'hui, le prix de vente d'un livre dépend principalement du premier tirage mais aussi d'une rentabilité sur des réimpressions plus faibles, pour qu'il puisse vivre un peu plus longtemps " conclut Marie Vautrin.

Vous l'aurez compris, la quantité du premier tirage et du prix de vente d'un manga résultent de savants calculs dignes de ceux d'un alchimiste !

Plus un tirage est important, moins le coût unitaire de chaque manga est élevé.

Quand un éditeur décide-t-il de réimprimer un titre ?

Le choix dépend bien entendu de la popularité d'un titre, de son importance au sein du catalogue d'un éditeur. Un Naruto, One Piece, My Hero Academia ou L'Attaque des Titans ne doit sous aucun prétexte se retrouver en rupture.

Marie Vautrin explique " Nous avons des logiciels qui nous permettent de calculer quand une série risque de se retrouver en rupture de stock.  Sur certaines séries on met en place des alertes et dès que l'on a un stock qui descend à 1500 ou 1 000 exemplaires on lance une réimpression automatiquement. Aujourd'hui, sur nos best seller comme Fairy Tail, Blue Lock, L'attaque des titans s'il y a une rupture de stock c'est qu'il y a eu un phénomène mal anticipé. Par exemple avec l'arrivée de SNK sur Netflix nous avons multiplié nos ventes par cinq et avons dû recalibrer notre alerting ".

" Les séries fleuves n'ont pas la même problématique que les séries courtes ou les one shots. Maintenir un stock sur 1 à 10 titres est plus facile que sur une série  de plus de 30. Notre promesse éditoriale chez Crunchyroll est d'avoir du stock sur une série a minima tout au long de sa publication " explique John Easum.

Les paramètres qui déclenchent un nouveau tirage sont nombreux et dépendent du moment de vie du livre. Iker Bilbao précise: " Il nous est arrivé de réimprimer des titres avant même leur commercialisation, pour le premier Animal Crossing on avait fait un gros tirage mais les commandes libraires ont excédé nos attente et on a dû réimprimer. Pareil pour le premier tome de Dai Dark. Il arrive aussi qu'un livre rencontre son public très rapidement, par exemple le Capital de Karl Marx en manga a été réimprimé 3 fois en l'espace de 6 mois. Je suis particulièrement fier de ce titre car éditorialement on a pu l'enrichir avec des grandes plumes dont Olivier Besancenot ". L'éditeur ajoute par la suite que les ventes à l'étranger peuvent être un indice de garantie, ainsi lors de la sortie de Hyrule Historia, le titre s'étant écoulé à plus de 30 000 exemplaires en une semaine aux États-Unis, le risque en en tirant 3 000 pour la France était un risque maîtrisé.

© Pika

" À chaque réimpression il faut contacter les ayants droits pour leur fournir le justificatif de réimpression et les détails du tirage associé. Chez Doki-Doki on essaye d'avoir un stock avec une visibilité à 6 mois " confie Arnaud Plumeri.

La saisonnalité du marché peut aussi provoquer des vagues de réimpressions, John Easum explique " à Noël tous les éditeurs proposent des offres coffrets, mais il y a aussi des opérations pour la rentrée scolaire, des offres promotionnelles avec un goodies offert pour deux manga acheté, etc, à chaque offre nous avons une politique de réimpression calibrée pour éviter les ruptures ".

" Aujourd'hui, entre les titres Pika et Nobi Nobi nous avons plus de 2 700 références manga chez les libraires. Autant dire qu'on ne pourrait pas survivre avec un simple fichier excel. L'utilisation d'un logiciel spécialisé est autant salvateur qu'obligatoire " ajoute Marie Vautrin.

Les éditeurs essayent aussi d'éviter au maximum les ruptures pour les séries en cours, ce qui pourrait nuire au bon développement de cette dernière. Chez Pika il y a une réunion mensuelle pour décider des réimpressions non automatisées, les discussions impliquent les équipes du contrôle de gestion, du marketing et éditoriales. " Par exemple, si on a une actualité autour d'un auteur, qu'on a une opportunité marketing, alors on s'assure d'avoir du stock. Ainsi pour La Courtisane d'Edo nous avons réimprimé le titre et ça a été un succès ".

Il peut arriver aussi que le planning d'un imprimeur soit plein et qu'il faille faire des choix. " Pendant le boom du covid nous avons réimprimé plus de 2 millions d'exemplaires de l'Attaque des titans, et on a dû se focaliser sur quatre autre grosses séries, notre imprimeur n'était pas en capacité de suivre la cadence au-delà, mais aujourd'hui les créneaux sont moins tendu" raconte Marie Vautrin.

Quand les libraires passent commande d'un titre qui n'est pas en stock ils peuvent décider de laisser la commande en " notée "  jusqu'à réimpression/restockage du titre. Cette commande peut selon les distributeurs rester " notée " jusqu'à six mois, voire même un an. C'est une aide dont se servent les éditeurs pour décider du volume d'une réimpression. 

" On essaye d'extrapoler les besoins à partir de notés des libraires, mais ça n'est pas une simple règle de trois, surtout pour les titres de niche. En 2022 chez Delcourt-Tonkam nous avons réimprimé plus de 700 titres en rupture totale ou partielle et nous nous retrouvons malheureusement en fin d'année à devoir en pilonner. Et c'est un cercle vicieux car cela refroidit les ardeurs éditoriales pour les réimpressions à venir " explique Pascal Lafine.

À l'inverse, il existe le " dénoté", c'est le titre qu'on choisit de supprimer de la base de donnée, et si le logiciel de commande n'est pas automatisé alors il restera indisponible malgré les réimpressions éventuelles. " Méfiez-vous des informations de stock chez Amazon, demandez à chaque fois à votre librairie de vérifier auprès du distributeur " conseille Pascal Lafine.

Il peut arriver que des arbitrages aient lieu si les plannings de réimpression chez l'imprimeur sont tendus " pendant le covid c'était le far west, surtout pour l'achat de papier, un stock pouvait disparaître du jour au lendemain. On a dû décaler certaines sorties pour garantir le stock sur d'autres titres, comme Alice in Borderland " raconte Iker Bilbao.

Un éditeur peut perdre de l'argent lors d'une réimpression ?

Comme expliqué précédemment, chaque série possède un seuil de rentabilité. Pour certaines séries, la réimpression est donc un pari économique. La majorité des éditeurs interrogés explique qu'une réimpression à moins de 3 000 exemplaires n'est pas viable, sauf pour un tirage numérique standard et en noir et blanc. Aujourd'hui certains imprimeurs comme Jouve ou Grafica Veneta ont une jaquetteuse mais la pose de jaquette dans certains cas peut entraîner un surcoût, de même pour des habillages promotionnels comme des stickers, bandeau, cadeau bonus…

Plus le tirage est faible, plus le coût unitaire d'un manga est élevé. Les frais fixes ne bougent pas, seuls les coûts d'impression baissent avec le volume. Mais s'il imprime une trop grande quantité l'éditeur prend le risque d'avoir à payer des coûts de stockage énormes. Donc une réimpression est toujours " plus chère"  que le premier tirage car le retirage est plus petit. " Pour un tirage entre 5 000 et 6 000 exemplaires d'un format standard le coût unitaire oscille autour des 1€ " explique Iker Bilbao. Ce dernier précise " réimprimer un titre ce n'est pas juste envoyer un email à l'imprimeur. C'est un combat en interne, on doit justifier l'intérêt éditorial et financier de la manœuvre, vérifier que toutes les corrections ont bien été intégrées, tout ce travail humain s'ajoute à la charge des calendriers éditoriaux déjà bien chargés.

" La réimpression peut se faire à perte en effet, tous les choix ne peuvent être dictés par une pure logique commerciale. Il existe énormément de contraintes au-delà du seul spectre économique. Par exemple, nous avons décidé chez Crunchyroll d'optimiser au maximum les synergies entre nos catalogues mangas et animés. Il y a un rapport très intéressant entre nos spectateurs AVOD et nos lecteurs. Quand l'anime de Hell's Paradise est arrivé au catalogue on a réintroduit le manga auprès des libraires bien que sa publication ait pris fin plusieurs années auparavant. Et cela a bien marché " explique John Easum.

" J'ai de la chance de ne pas avoir un catalogue gigantesque, alors on peut se permettre de garder vivante plus de séries. Mais des fois des questions se posent, par exemple sur une série comme Freezing, 34 volumes disponibles mais la série est en pause au Japon. Est-ce que l'on réimprime pour faire vivre la série en espérant un retour potentiel ? Une réimpression répond à une stratégie éditoriale : est-ce que la série se vend, est-ce que l'on souhaite faire plaisir à un auteur ou un éditeur, est-ce un titre important pour légitimer son catalogue ? " questionne Arnaud Plumeri.

Avec la hausse des coûts de stockage certains éditeurs ont revu leurs calculs à la baisse, Iker Bilbao confie : " avant la crise on calculait le stock sur 14 mois, dorénavant on le calcul sur 12 mois. De plus pour les micro tirages de 500 à 600 exemplaires nous avons mis en place une logique d'impression groupée en Chine pour lisser les frais de port sur un gros volume de titres. Ceci a permis de sauver certains titres, comme Dorohedoro qui a connu une période de creux, on a empêché la rupture de stock et maintenant que le titre a trouvé un public on a repris les réimpression en Europe avec des tirages d'un peu plus de 1 000 exemplaires ". 

Sur une réimpression d'un titre avec des effets comme Homonculus, le coût de fabrication peut devenir une contrainte pour l'équilibre du titre. Pascal Lafine explique " sur Homonculus, si on avait réimprimé le titre à l'identique au premier tirage il aurait fallu en imprimer 3 000 exemplaires et en vendre 2950 pour que ce soit rentable. Ou en imprimer 5 000 et en vendre 2 550. C'était irréaliste comme projection, on a donc été contraint de proposer une version sans les effets de couverture, ce qui implique un nouvel EAN et surtout une nouvelle validation auprès des ayants droits ". Mais qui dit nouvel EAN dit nouvel identifiant dans les bases de données, et donc il peut arriver que des libraires manquent l'information de cette nouvelle impression.

" Doki Doki est un peu un ovni dans le milieu, nous appartenons au groupe Bamboo qui a son propre entrepôt de stockage en plus d'un stock chez notre distributeur Hachette. Nous avons en interne un stock de 500 000 albums, dont 10% pour le manga, soit 50 000 tomes. Cela nous permet de garder un stock " dormant" à moindre coût. Mais il faut faire super attention à bien l'emballer pour éviter le jaunissement du papier lié à l'oxydation. Et puis 50 000 ça semble gros mais il faut constamment faire de la place pour les nouveautés et recycler le papier à cette occasion " confie Arnaud Plumeri.

© FUSINA Dominik

Parfois il est préférable de concevoir une nouvelle édition pour donner un coup de boost à une licence qui était à bout de souffle. C'est le cas des Tezuka ou des Junji Ito.

" Quand une série est terminée depuis plusieurs années, nous essayons de la redynamiser en proposant une nouvelle offre. C'est le cas par exemple avec Hokuto no Ken, où nous avons publié différentes éditions enrichies. Ou bien Ikegami, préavis de mort. Un nouveau format, que ce soit édition double, triple, hardcover, grand format est toujours une opportunité de refaire parler d'un titre qui n'était plus en haut de l'actualité " ajoute John Easum.

La problématique des retours, une spécificité française.

Les libraires en France ont le droit de renvoyer un titre invendu pendant un an au distributeur. Ces derniers ont plusieurs politiques quant à la gestion des retours.

La règle qui est le cauchemar des éditeurs est le destysisme - qui consiste à détruire systématiquement tout retour - c'est une politique assez répandue pour les ouvrage dit de poche, car le tri pour savoir si un ouvrage retourné est en assez bon état pour être remis dans le circuit de vente est une action humaine. Ceci a donc un coût.

" Un ou deux best sellers permettent à un éditeur de maintenir et gérer un stock de titres " à perte ", c'est pour celà que ces locomotives sont essentielles pour tous les éditeurs.

De la difficulté d'exister dans un marché surchargé :

Les éditions Delcourt-Tonkam peu après la fusion étaient les premières à passer le cap à l'époque mirifique des 12 sorties par mois. Aujourd'hui plusieurs éditeurs sont bien au-delà, certains ont même un taux de publication supérieur à 20 nouveautés par mois en moyenne sur l'année 2023. Certains mois on frôle l'asphyxie avec plus de 380 nouveautés (Octobre 2023). Dès lors, il devient de plus en plus difficile pour un titre de rester en tête de gondole, ou bien placé sur une table.

" Aujourd'hui, les ventes de la première semaine sont aussi importantes pour la vie d'un titre que le succès la première matinée aux Halles pour un film. Les libraires suivent de plus en plus les tendances de ventes pour piloter leurs commandes. Lectrice, lecteurs, si vous avez un budget de X € par semaine, privilégiez les nouveautés de niche que vous aimez " plaide Pascal Lafine.

" Aujourd'hui, si un titre est indisponible, il risque de disparaître des radars et de se retrouver noyé dans la masse. C'est une mort silencieuse pour ce dernier. C'est pour ça qu'il est crucial de ne pas se rater sur les réimpressions " analyse Arnaud Plumeri.

De nombreux éditeurs s'accordent pour dire qu'une nouveauté du Jump qui réalise moins de 1 000 ventes en première semaine n'est pas un succès. En dessous de 500 on parle même d'échec. Alors quand un titre dépasse les 10 000 ventes en S1, il est mis sur l'autoroute du succès et bénéficie d'un cercle vertueux de commande et de mise en avant.

" Avec plus de 50 éditeurs et plusieurs centaines de sorties mensuelles il est impossible que tous les titres soient mis en facing chez votre libraire, on doit se battre pour faire vivre tout le catalogue. C'est une des raisons qui nous a poussé à prendre la décision de nous concentrer sur moins de titres mais pour leur accorder une plus grande attention, celà nous semble une stratégie plus viable " ajoute John Easum.

" Quasi toutes les ventes déclinent avec le temps, c'est pour celà que la célérité de la première semaine est devenue si importante. Il reste des exceptions avec des titres comme Nana où l'on continue de vendre à peu près 700 exemplaires du tome 1 certaines semaines " ajoute Pascal Lafine.

Pourquoi, quand et comment décider d'un arrêt de commercialisation ?

Les contrats d'éditions sont au tome avec renouvellement tacite pour chaque nouveau tome d'une série. Une fois la série terminée c'est très variable. Certains contrats restent valables sans date de fin, d'autres doivent être renouvelés tous les trois ou cinq ans. Dans certains cas ; lors du renouvellement il arrive que l'éditeur japonais demande à ce qu'un nouveau MG soit négocié et payé. Tout ceci entraîne de nombreuses questions économiques lors du renouvellement d'un titre et peut provoquer l'arrêt de commercialisation de ce dernier.

" Dans le cas de Gundam, le contrat était arrivé à expiration, on a réfléchi longuement. On a proposé de rééditer le titre au format édition double, pour que ce soit viable, mais l'ayant droit nous a alors dit qu'il fallait se baser sur l'édition américaine avec une couverture cartonnée. Cela aurait été trop cher pour le marché français de l'époque et pour la niche que représentait Gundam, on a donc à contrecœur décidé d'arrêter cette licence ".

Il faut aussi distinguer les arrêts de commercialisation complets des arrêts qui ne concernent que l'édition papier. Certains éditeurs comme Pika, Crunchyroll ou Glénat aiment à garder les titres au catalogue, quitte à ne les proposer qu'en édition numérique si jamais il y a trop de ruptures de stock mais que des réimpressions ne seraient pas rentables. Dès que plus de 50% des tomes d'une série sont indisponibles pendant plus d'un semestre, la question se pose. Sachant que les contrats en éditions physiques et numériques sont différents, qu'il n'y a pas de coût de réimpression ni de stockage en édition numérique.

" Quand on décide d'arrêter un titre c'est que l'on pense qu'il est arrivé au bout de sa vie sur le marché francophone. Il y a des titres qui sont datés car ils parlent d'un quotidien qui ne peut pas parler au lectorat d'aujourd'hui, soit pour des raisons de mœurs, soit par l'absence de smartphone ou de réseaux sociaux. Avec les catalogues Soleil, Delcourt-Tonkam et les anciens titres Akata, nous avons le plus gros catalogue de France en nombre de titres. Chaque arrêt de commercialisation est un véritable crève-cœur. Depuis deux ans, on arrive à garder de plus en plus de titres en numérique " explique Iker Bilbao.

" Aujourd'hui chez Crunchyroll on essaye de garder toutes nos séries au format numérique. Donc nous n'arrêterons pas les commercialisations à proprement parler, sauf si la demande vient des ayants droits bien entendu. On ne pilote pas les arrêts d'impression juste avec des chiffres de ventes. C'est du cas par cas, est-ce que l'on a une idée pour redynamiser les ventes ? Est-ce qu'une sortie d'anime est prévue ? Est-ce qu'un spin-off est prévu ? Est-ce qu'une action de communication peut se faire ? Nous avons de très bons rapports avec nos partenaires japonais alors il est facile de nous inscrire dans une vision long terme. Par exemple, cette année les 40 ans de la série Hokuto no Ken ont été célébrés au Japon. À cette occasion, l'éditeur a mis en place une superbe exposition, et nous avons entamé les discussions pour que l'exposition Hokuto no Ken puisse voyager en France, ce serait formidable " explique John Easum.

" Si le marché du manga peut donner l'impression d'une industrie gigantesque, derrière, les équipes éditoriales sont des petites structures. Dans notre cas, on sait qu'on n'a pas les capacités humaines de suivre et faire vivre 500 séries. Parfois un arrêt de commercialisation est décidé pour faire de la place au catalogue. "

Il arrive que des contraintes externes imposent ces arrêts de commercialisations, par exemple quand le titre change d'éditeur au Japon, ce qui est arrivé pour Rosen Maiden chez Soleil ou qu'un éditeur japonais décide d'arrêter de travailler avec des contrats internationaux comme Flex Comics et le titre Les Larmes de samurai. Cet arrêt est dû à un rachat de Flex Comics par un gros conglomérat, et c'est d'autant plus dommageable, qu'un titre comme Broken Blade marchait très bien chez Doki Doki… " C'était une catastrophe à tous les niveaux, du jour au lendemain on a du pilonner tout le stock, arrêter une série porteuse en pleine publication, en terme d'image on en a payé les pots cassés pendant plusieurs années. Les lecteurs ne nous croyaient pas quand nous expliquions que la décision avait été imposée au Japon " se souvient Arnaud Plumeri.

© Crunchyroll

Certains éditeurs considèrent que des titres qui sont devenus des classiques doivent rester disponibles, même si leurs ventes se sont étiolées avec le temps. " J'enfonce une porte ouverte, mais je crois dans tous les titres que nous publions. Pour moi chaque titre de notre catalogue a vocation à devenir un classique, et de ce fait est indémodable. Une belle histoire reste une belle histoire, et c'est à nous éditeur de redonner une chance périodiquement à un titre. Par exemple, récemment le coffret Bestiarus a très bien marché. Le manga est un business long terme, il faut savoir investir sur la durée pour construire une relation de confiance avec le lectorat et les éditeurs " ajoute John Easum.

" Le manga Tales of Xillia, est une licence partagé entre l'éditeur Kadokawa et le créateur du jeu vidéo Namco Bandai, on a du arrêter ce titre car le contrat d'exploitation de Kadokawa arrivait à expiration au Japon " partage Arnaud Plumeri

" La publication de manga respecte le cycle de la vie, tout naît et meurt dans le monde, il en va de même pour une aventure éditoriale. Ce qui fait que certains titres peuvent bénéficier d'un nouveau souffle en revenant plusieurs années après, des fois même chez un nouvel éditeur comme les Junji Ito, Baki ou Stratège " explique Pascal Lafine. Ce dernier explique n'avoir aucun regret sur ces passation de titres " pour chacun je pense que l'on a fait notre maximum vis à vis du marché à l'époque. En dehors de Spiral et Tomié tous nos autres Junji Ito ne passaient pas les 1 500 ventes, ce qui a bloqué les réimpressions et maintenu ce semi échec commercial. Aujourd'hui Ito cartonne est c'est une très belle chose pour les lecteurs. Il arrive qu'un éditeur se trouve en décalage avec le marché, mais il faut persévérer et ne pas se laisser abattre. C'est très frustrant d'être en avance sur le marché. D'ailleurs des titres que nous avons publié en pionnier comme RG Veda  et Tokyo Babylon de Clamp devraient bientôt connaître eux aussi une nouvelle vie ".

Aujourd'hui le marché à mûri et les éditeurs établis ont les reins plus solides qu'aux débuts, il n'y a quasiment plus d'arrêt de commercialisation en cours de publication d'une série, tout du moins pour des raisons purement portées par le marché français.

Arnaud Plumeri s'en félicite " grâce à certains titres porteurs je peux maintenant finir des séries à pertes. Je crois dans tous les titres que je publie donc à chaque fois qu'une série ne trouve pas son public c'est un déchirement. Par exemple Le Cortège des cent démons, un titre qui parle de yokai, cartonne au Japon mais en France c'est un four, on ne vendait que 400 exemplaires par tome, et la série compte 30 tomes… À l'époque cela a été un véritable crève-cœur mais on a dû arrêter en cours de route. "

Mais l'éditeur ajoute, un peu plus maussade, " après deux années d'extrême euphorie le marché se contracte, et pourtant il y a non seulement plus d'éditeurs mais le nombre de séries sorties mensuelles par éditeur augmente lui aussi. Chez Doki-Doki nous sommes à 4-5 sorties par mois, mais dans le top 20 la moyenne est à plus de 10 tomes par mois. Il ne faut pas se tirer une balle dans le pied en saturant un marché qui ne peut tout accueillir. Espérons que l'on puisse sortir d'un pur marché de consommation qui pousse à la surproduction pour entrer dans un monde qui tend à une meilleure production ". 

Comment est géré un arrêt de commercialisation ?

Ces décisions, difficiles, sont prises plusieurs mois en amont. Les éditeurs suivent plusieurs étapes pour procéder à une sortie de catalogue.

En premier lieu, prévenir les ayants droits, afin qu'ils puissent le remettre à disposition pour d'autres éditeurs et ne soient pas surpris que ce titre ne soit plus listé dans les reportings de ventes. Une fois l'ayant droit notifié, l'éditeur dispose de six mois pour écouler le stock.

" Nous avons en général épuisé le stock avant de prendre cette décision, mais nous devons fournir à l'ayant droit un certificat de pilon pour tous les invendus en stock à l'échéance du contrat " explique Iker Bilbao.

" L'ayant droit à un droit de regard sur un arrêt de commercialisation. Il peut arriver qu'il nous demande de garder une série au catalogue, même si elle est en rupture" ajoute Arnaud Plumeri.

Ensuite, les diffuseurs sont prévenus et doivent en informer les libraires. Enfin, une communication officielle s'adresse aux lecteurs.

Le but est d'éviter au maximum le pilonnage.

" Nous publions à chaque arrêt de commercialisation une annonce dans Livre Hebdo, et envoyons une notification de mise à jour des bases de données de distributeurs. Mais si je devais vous donner un seul conseil : n'attendez pas une annonce d'arrêt de com pour acheter un manga, c'est trop tard. Privilégiez les petits titres lors de leurs sorties " ajoute Arnaud Plumeri.

Pour conclure, après plusieurs années d'euphorie sur le marché des ventes de manga, on peut penser que les maisons d'éditions roulent sur l'or, mais ce n'est pas la réalité. Si certains titres sont extrêmement rentables, la grande majorité des mangas sont peu bénéficiaires voire déficitaires. Bien sûr le marché a grandi, le lectorat a mûri et aujourd'hui certains titres ont plus de chance de trouver leur public, mais ce n'est jamais de gaîté de cœur qu'un éditeur décide l'arrêt d'une commercialisation. Et à cette occasion on peut saluer ceux qui maintiennent des séries à leur catalogue alors qu'elles sont terminées depuis plusieurs décennies. La palme du maintien revenant aux éditions Kana qui sont décidément les ennemies des scalpers…