Luc Jacquet et Francis Hallé "La forêt est une source d'émerveillement incroyable"

Après "La Marche de l'Empereur" et "Le Renard et l'enfant", Luc Jacquet revient au cinéma avec "Il était une forêt", un documentaire sur la forêt primaire tropicale dont l'idée lui a été suggérée par le botaniste Francis Hallé. Rencontre avec deux passionnés.

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Luc Jacquet © The Walt Disney Company France

Linternaute.com : Qu'est-ce qu'une forêt primaire ?
Luc Jacquet :
Pour moi, c'est vraiment une forêt qui n'a jamais été touchée par l'homme, dans laquelle l'homme a sa place en tant qu'espèce animale comme toutes les autres. C'est une forêt prodigieusement vivante, avec des arbres jeunes, des arbres vieux, des arbres morts. Un sentiment de foisonnement, d'interconnexion entre toutes les créatures. C'est comme si la nature s'était laissée aller à sa plus grande créativité. Quelles que soient les formes que vous allez prendre, qu'elles soient animales ou végétales, vous avez l'impression – pourtant, je ne suis pas du tout créationniste – que quelqu'un s'est amusé à créer des animaux qui ressemblent à des feuilles, des feuilles qui ressemblent à des animaux... Un truc totalement dépaysant dont nous, Occidentaux, n'avons pas du tout l'habitude. Vous avez l'impression d'être dans un grand bain vital.
Francis Hallé : Je rajoute juste un détail : elle a pu avoir été abîmée, même profondément détruite, mais ça a eu le temps de se reconstituer. On peut y revenir après la destruction et l'exploitation. C'est d'ailleurs pour ça qu'on a laissé tomber le terme ancien de "forêt vierge", parce que cette virginité récurrente, ça faisait rigoler.
 

Luc Jacquet, connaissiez-vous et aviez-vous un intérêt particulier pour le monde du végétal avant de faire ce film ?
J'avais fait un DEA d'écologie végétale, donc j'avais déjà un petit sentiment du végétal, mais le végétal tel que le raconte Francis Hallé, je n'avais jamais vu ça. Il a une capacité à comprendre le végétal et à vous faire partager son amour du végétal qui est absolument extraordinaire. Ce qui est surtout singulier, c'est qu'il revisite le monde d'un point de vue végétal. Il a une phrase que j'aime beaucoup qui dit : "Finalement, être mobile, c'est à la portée de tout le monde. Il faut avoir de l'imagination pour vivre immobile." C'est vrai que les végétaux, les arbres en particulier, sont des êtres humains comme nous, qui ont les mêmes besoins : vivre, se reproduire, se nourrir, échapper à leurs prédateurs, échapper à des maladies, croître, gagner du terrain... Pourtant ils sont fixés. A partir de là, quand vous commencez à revisiter la question du vivant du point de vue de l'immobile, vous vous rendez compte qu'il y a une espèce de génie là-dedans. Un génie embarrassant puisque c'est un génie qui est mû par quelque chose qu'on ne comprend pas. Chez les animaux, il y a un cerveau, ça nous ressemble. Quand vous voyez que les végétaux sont capables, par exemple, d'imiter des animaux ou, je pense à des arbres qui sont dans le film, d'imiter des œufs de fourmis à la perfection, vous vous dites : "Comment un arbre sait qu'un œuf de fourmi c'est comme ça ?" Vous allez voir que le végétal communique, les arbres communiquent entre eux, non pas avec des mots, mais avec des odeurs. Il n'y a pas de nez dans un arbre non plus, vous ne savez pas vraiment comment ça fonctionne, donc pour moi c'était une source d'étonnement incroyable. C'est aussi cette capacité qu'a Francis Hallé de vous emmener dans ce monde qu'on ne connaît pas et que je me suis plu à révéler dans ce film, parce que j'étais le premier émerveillé. C'est vraiment cet émerveillement-là qui a été fondateur. Cette envie de partager ça.
 

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Francis Hallé © The Walt Disney Company France

Francis Hallé, vous soutenez aujourd'hui que dans 10 ans, les grandes forêts primaires des tropiques auront disparu...
Vous dites ça comme si c'était une hypothèse, vous n'avez qu'à m'en trouver des forêts primaires ! C'est la réalité et n'importe qui peut vérifier que c'est vrai.
 

C'est donc vous qui avait sollicité Luc Jacquet pour faire ce film. Pourquoi faire appel au cinéma plutôt qu'à un autre moyen pour défendre cette cause ?
J'ai essayé plein de moyens, vous savez. J'ai écrit des bouquins, j'ai fait des articles, des publications scientifiques, etc. Mais si on veut toucher beaucoup de monde et faire passer un message, je crois que c'est le cinéma. Pas la télé, hein, le cinéma !

On ne détruit pas quelque chose qui nous émerveille

Pensez-vous que le cinéma est le meilleur moyen de sensibiliser le public à la cause environnementale ?
Luc Jacquet :
J'en suis convaincu. Je pense que le cinéma est un média porteur d'émotion et, ça, c'est tout le pari que je fais aujourd'hui. Je crois qu'il faut revisiter la question de la préservation de la nature, puisque tout ce qu'on a essayé jusqu'à présent, de toute évidence, ne fonctionne pas. C'est un constat d'échec. Ce film, c'est une autre proposition. C'est une tentative - je n'ai pas la solution -, mais je crois qu'on ne détruit pas quelque chose qu'on a compris. On ne détruit pas quelque chose qui nous émerveille. On ne détruit pas quelque chose qui nous importe. Ce travail de pédagogie, de renouer le lien entre les hommes et le monde dans lequel ils vivent, c'est peut-être ça le b.a.-ba. Il ne faut pas hésiter à revenir au niveau zéro, si j'ose dire. Poser la question : "Finalement, c'est quoi une forêt ?" Parce que tout le monde sait ce que c'est que la déforestation, mais une forêt ? Et comme, me targuant d'un peu de culture scientifique, j'ai été le premier à finalement être surpris de mon inculture, c'est-à-dire à être démunis par rapport à ce monde-là, je me suis dit : "Repartons de zéro et expliquons aux gens ce que c'est." Et là vous rentrez dans un monde qui est absolument fascinant et dont vous savez qu'on ne sait encore à peu près rien. Il y a une source de connaissance potentielle là-dedans qui est considérable. A partir de là, on ne peut pas détruire ça. Il y a tellement de choses encore à comprendre et à y puiser potentiellement. Je crois qu'il faut faire prendre conscience de ça très très vite à tout le monde. C'est le pari de l'émotion.
 

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"La forêt met en échec la caméra" © The Walt Disney Company France

Les arbres sont immobiles et mettre des années à grandir. Comment avez-vous fait pour rendre la forêt cinématographique ?
Luc Jacquet :
C'est l'art de retourner une contrainte en un stimulateur de créativité. Pour moi, c'est ça le jeu. Effectivement, rien n'est cinématographique dans la forêt. Rien. La forêt met en échec la caméra en tous points. L'idée, c'était de transgresser ça, puisque tout cela était mû par l'envie de faire passer le message. Quand vous êtes cinéaste et que vous avez quelque chose qui vous tient à cœur, une émotion que vous avez envie de transmettre, vous allez trouver la ressource. C'est vraiment ça qui m'a fait avancer. Et le cinéma a un truc fabuleux, c'est qu'il a la capacité de faire voir l'invisible. Je crois que j'offre aux spectateurs, à travers ce film, la capacité de se projeter dans le temps comme jamais ils ne pourront le faire. J'ai envie de mettre les gens dans une capsule qui va leur permettre de voir le monde végétal, l'esthétique végétale... Il y a un plan où on voit Francis Hallé, qui joue son propre rôle, et un arbre qui se développe devant lui. C'est un fait : on sait que les arbres poussent, sauf qu'on ne les a jamais vus pousser. C'est ça qui devient fabuleux avec cet outil du cinéma : on a la capacité de voir des choses qu'on ne verra jamais, qui nous sont interdites.
 

Le cinéma permet de montrer l'invisible

Pourquoi avoir mélangé images réelles et images de synthèse ?
Luc Jacquet :
Pour cette même et bonne raison, car pour aller dans le temps végétal, je n'avais pas la capacité humaine de me projeter dans des time-lapse de sept siècles. Donc il fallait que je trouve un moyen et, comme j'étais le médiateur de la manière de voir de Francis, j'ai repensé au fait qu'il utilise beaucoup le dessin. Cette capacité de comprendre, de  singulariser, mais aussi déjà d'intégrer la projection dans le temps du dessin, j'ai voulu la prolonger. Je suis parti de cette observation-là et je l'ai tirée pour finalement en faire un vrai parti pris artistique dans le film. 
Francis Hallé : Je me passionne pour la différence entre le temps des animaux et le temps des plantes. Ce n'est pas le même, alors si on ne veut pas changer de temps, on ne comprend rien à la forêt. C'était ça, une espèce de gymnastique entre ces deux temps tellement différents.
 

Francis Hallé, dans le film on vous voit monter jusqu'au sommet de ces arbres. Que ressent-on lorsqu'on émerge ainsi de la forêt ?
Pour moi, c'est un bonheur. Je fais ça depuis 30 ans, donc ça ne me pose aucun problème... Sauf quand il faut descendre parce que je suis bien là-haut.
 

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Du haut des arbres © The Walt Disney Company France

Le film montre également que les animaux et les insectes jouent un rôle primordial dans la vie des arbres...
Francis Hallé :
C'est vrai aussi dans l'autre sens : sans arbre il n'y aurait pas tout ça.
Luc Jacquet : Moi, je l'ai vraiment envisagé de façon inverse, c'est-à-dire que ce sont les arbres qui mènent la danse. En tout cas, tel que j'ai compris la forêt. C'est quelque chose encore une fois qui est philosophiquement embarrassant, parce qu'on a l'impression que ce sont les êtres cérébrés qui dominent tout ça, mais non. Nous sommes le fruit du désir des arbres en permanence. Vous allez vous arrêter devant une fleur par rapport à sa beauté, par rapport à son parfum. Vous allez voir un fruit mûr, vous allez tendre la main pour le saisir. Ce n'est pas par hasard. L'arbre vous fait une proposition parce qu'il a intérêt à ce que vous preniez son fruit et que vous transportiez sa graine. Une anecdote assez fascinante : il y a des arbres qui vont jusqu'à rendre la chair de leurs fruits adhérente aux noyaux, parce que si vous prenez le fruit, vous le mangez, vous crachez le noyau, le noyau va tomber près de l'arbre et l'arbre n'a pas intérêt à ça. L'arbre a intérêt à ce que vous le transportiez longtemps, donc il a intérêt à ce que vous suçotiez la graine le plus longtemps possible pour la déposer. Et là, c'est qui le patron ? Ce n'est plus l'animal. Toute l'ironie de l'histoire et l'aspect jubilatoire, c'est de retourner ce point de vue-là. Alors vous reconsidérez le monde d'une manière vraiment différente. J'aime bien ça, parce qu'en plus, quelque part, ça nous rend modeste. Je trouve ça intéressant.

Ce sont les arbres qui mènent la danse

Francis Hallé : Vous savez que si on prend une baguette magique et qu'on retire tous les animaux, les arbres s'en fichent. Alors que l'inverse durerait 48 heures, pas plus.
 

Qu'est-ce que vous aimeriez que le public retienne de ce film ?
Francis Hallé :
Quelque chose de très beau. Qu'ils aient envie d'aller voir avant que ce soit trop tard et qu'ils s'aperçoivent que ce n'est pas l'enfer vert, mais un endroit magique.
Luc Jacquet : Si les gens pouvaient épouser ce changement de point de vue, c'est-à-dire considérer le monde aussi du point de vue des végétaux... Là, c'est un potentiel d'émerveillement, de découvertes et de joie, de jubilation, qui est extraordinaire. Et je vous dis, c'est presque une révolution philosophique. C'est vraiment amusant.


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EN VIDEO : la bande-annonce du documentaire "Il était une forêt"


"Il était une forêt"