"Les traducteurs sont sous-payés !" Interview de Lambert Wilson et Régis Roinsard

"Les traducteurs sont sous-payés !" Interview de Lambert Wilson et Régis Roinsard

A l'occasion de la sortie du film Les Traducteurs, nous avons rencontré Régis Roinsard, son réalisateur, et l'acteur Lambert Wilson. Interview.

Derrière le film Les Traducteurs, il y a l'ambition de faire une proposition alternative telle qu'on en voit encore peu dans les production françaises. Régis Roinsard, réalisateur et co-scénariste de ce thriller original, et Lambert Wilson, tête d'affiche du projet, nous ont accordé une interview où ils évoquent tour à tour les inspirations du film, les coulisses de sa création, le métier de traducteur, la place du genre dans le cinéma français mais aussi le manque d'ambition d'une certaine partie de la production en France.

Oscar Brach est une sorte de Dan Brown à la française. C'est lui qui vous a donné l'idée des Traducteurs ?

Régis Roinsard : Oui, la lecture des articles sur la traduction d'Inferno qui s'est déroulée dans un bunker dans la maison d'édition italienne de ce livre m'a donné l'idée du film. Douze traducteurs avaient été réunis pour empêcher tout piratage du livre en avance. Je me suis demandé " Et si le livre avait été volé ? " C'est à partir de là que l'idée de ce scénario est venue.

Avez-vous eu d'autres inspirations ?

R. R. : Pas d'autres inspirations mais j'aime bien me renseigner sur les mondes que j'aborde donc j'ai rencontré beaucoup de traducteurs. Essentiellement des traducteurs de best-sellers. Le traducteur de Harry Potter, la traductrice de 50 nuances de Grey, la traductrice de Harlan Coben et aussi le traducteur de Thomas Pynchon [Nicolas Richard, que nous avons interviewé ici, ndlr], qui est plus confidentiel mais dont on ne connaît pas l'identité. Ça m'intéressait par rapport au personne d'Oscar Brach dans le film. Je me demandais quel rapport avaient les traducteurs avec des écrivains qui ne montrent pas leur visage. Ça me fascine dans cette époque assez narcissique de voir comment des auteurs arrivent à être masqués. J'aime beaucoup le masque donc quand je vois Banksy, les Daft Punk… c'est des manières de faire qui m'interpellent parce que dans l'idéal j'adorerais qu'on ne me voie pas. Ce serait assez ludique mais pour un réalisateur c'est très difficile.

Lambert Wilson : Et pour un acteur, c'est encore pire !

Encore qu'on puisse faire du doublage.

L. W. : Et on peut se mettre des masques aussi…

"Le film est imprévisible jusqu'à la dernière seconde"

Lambert Wilson

Lambert, qu'avez-vous pensé du scénario quand vous l'avez lu pour la première fois ?

L. W. : J'en ai un souvenir très précis. Je me souviens avant tout d'une conversation qu'on avait eue dans un café avec Régis et son producteur. Ils ont commencé à me raconter le principe et je leur ai dit "C'est bon, je sais déjà qui c'est !" Ils avaient une façon de présenter l'histoire telle que j'ai pensé que j'étais suffisamment fine mouche pour avoir décelé quelque chose. Je me suis trompé bien évidemment.

R. R. : Deux fois en plus, je me souviens.

L. W. : Oui c'est vrai. Mais ça c'était avant de l'ouvrir et quand je l'ai lu j'ai trouvé que c'était très bien fait. Haletant. Toujours imprévisible, jusqu'à la dernière seconde. Le pari que je trouve très réussi c'est de ne donner la solution qu'à la dernière minute. Mais ce n'est pas parce qu'on distille artificiellement, c'est parce que cet écheveau de tromperie, de masque et de faux-semblant est tellement bien tissé que pour le défaire il faut tout ce temps. C'est très jubilatoire à lire. Je ne suis pas très amateur du genre parce que pour moi les films à suspense à suspense sont anxiogènes. Je suis un peu trop impatient, j'ai toujours envie de lire la fin pour me débarrasser du malaise, de la tension, du non-savoir. Ou alors, je suis un peu crétin. Dans des histoires de suspense, d'espionnage, de thriller, je ne comprends rien. Souvent je rate des pans énormes de l'histoire. Ce n'est pas ma grande spécialité. Je suis un peu irritant de ce côté-là, j'aime bien montrer là où il y a des faiblesses. Là où les scénaristes ont fait des erreurs. Je ne pense pas avoir pu te coincer…

R. R. : Non, même pas une petite fois. Mais en même temps, ses questions étaient justes. Il me demandait "mais tu crois pas qu'on va savoir ça ?" Donc on avait des explications mais, dans le doute, j'essayais de magnifier un peu la chose pour que ça marche.

L. W. : J'ai une faculté qui me sauve c'est que j'oublie vraiment ce que j'ai lu. Il y a une grande partie du développement de l'histoire que j'avais oubliée. Il y avait toute une sous-histoire que j'avais oubliée et que j'ai trouvé magnifique en redécouvrant le film.

© Magali Bragard / Mars Films

Ce n'est pas évident de produire ce genre de films en France. Est-ce que vous trouvez que ça manque ?

R. R. : Il n'y a pas que ce genre, il y en a plein d'autres. Y a quand même une majorité de comédies sociales ou dramatiques… Moi quand j'ai fait mon premier film qui était une comédie romantique, déjà ça commençait à disparaître.

L. W. : C'est vrai, tu trouves ?

R. R. : Ouais, parce qu'il y en a eu beaucoup. Donc moi je me suis attaché à faire une comédie romantique et sportive. Comme là, c'est un thriller mais au début on pense que c'est un whodunnit [un film d'enquête à la Agatha Christie, ndlr], et puis ça se transforme. C'est pas ce que vous imaginiez une fois et puis une deuxième fois. Quand on me dit que c'est impossible, j'aime bien ça. Mais quand les films ne se font pas, il ne faut pas taper uniquement sur les producteurs ou les réalisateurs, c'est une volonté des spectateurs aussi. On a le cinéma qu'on mérite. Et en même temps, les choses changent. Il suffit à un moment qu'un film plaise, comme le nôtre je l'espère, pour que ça en entraîne d'autres. Que ce soit réalisé par moi ou par un autre, ça me ferait véritablement plaisir. Le côté américain, pas simplement pour sa direction artistique mais pour sa stylistique aussi, il y en a peu en France. Il y a encore peu de réalisateurs qui se frottent à tout ça. Il y a aussi certains à qui on ne fait pas encore confiance. Mais je pense que ça va venir.

"Je suis témoin d'un manque total d'originalité et d'ambition"

Lambert Wilson

Lambert, c'est important de soutenir ce genre de projets qui peuvent être vécus comme risqués ?

L. W. : Totalement et je suis entièrement d'accord avec Régis. Je suis surpris par son analyse et je lui donne raison. Le public est lui aussi responsable mais je suis également témoin d'un manque total d'originalité et d'ambition. Stylistiquement parlant, c'est tellement réduit. (Soupire) J'envie tellement les acteurs anglo-saxons à qui on peut en même temps proposer des projets de grands films historiques ou d'heroic-fantasy… On va aussi m'opposer la question de l'argent mais je pense que ce n'est pas simplement ça. On voit par exemple que dans les séries anglo-saxones il y a une originalité d'écriture qui n'implique pas nécessairement une folie financière de dépenses. Quand on voit Black Mirror, c'est une série que je trouve très intéressante et qui ne doit pas être systématiquement. Episode par épisode, tout est très différent. Quelle débauche d'imagination et de propositions pour les acteurs, c'est fabuleux ! Nous on tourne en rond… En même temps, je ne suis pas auteur donc c'est difficile pour moi de les blâmer. Mais il y a une non prise de risque. Je suis pas producteur non plus. Eux ils vous diront que les films historiques ça coûte extrêmement cher et qu'on n'a pas une culture de bande-dessinée suffisamment développée pour trouver un filon. C'est pour ça que quand on a une proposition comme Les Traducteurs, je me précipite dessus mais elles sont vraiment très rares.

R. R. : On parle de bandes-dessinées mais ça fait 10-15 ans qu'on a des auteurs dont on pourrait s'inspirer. Ça a commencé avec Trondheim, Sfar, Blain, Sattouf...

L. W. : Et pas forcément les héros populaires qu'on connaît.

R. R. : Y a plein de choses à faire. Après, tu parlais des producteurs mais Alain Attal [qui a produit le film, ndlr] cultive aussi ça : faire des propositions de cinéma. Et elles sont pas forcément américaines parce qu'elles sont aussi très ancrées dans la France ou dans l'Europe. C'est pas comme faire les Américains. Je savais qu'on n'aurait jamais le budget de La Mémoire dans la peau. Donc pour proposer quelque chose de nouveau, il faut qu'on soit encore plus fort qu'eux ailleurs. Ça peut être dans le scénario, dans la stylistique ou dans le jeu et l'incarnation. Ce que dit Lambert sur le fait qu'on puisse envier le jeu anglo-saxon, je peux très bien l'imaginer parce qu'il est dans le jeu. Il a presque un rapport de l'enfance à ça. Faut pas l'oublier. Il faut faire plaisir au spectateur, comme le disait Hitchcock. Pas au sens comptable de faire 4 millions d'entrées. Il faut donner quelque chose au spectateur pour qu'il soit ému, renversé… C'est ce rapport là que j'aime. C'est pour ça que j'aime particulièrement le cinéma. Evidemment, j'aime beaucoup les séries mais quand on est dans une salle qui réagit à un film, c'est très jouissif.

Les Traducteurs est une œuvre originale. Comment vous y êtes-vous pris pour écrire l'intrigue de ce film à mystère ? Comme dans les films policiers, vous avez tracé des traits sur un mur ?

R. R. : Oui, il y a une certaine mise en abîme parce que quand on construit ce genre de film, comme il s'agit d'un vol, il faut se mettre à la place du voleur. Et, bien souvent les films de vol, sauf quand ils ont une partie fantastique, sont inspirés de vols qui ont eu lieu. Il y a même des scénaristes qui vont voir d'anciens gangsters pour savoir comment ça se passe. Nous, pas du tout. Les étapes du scénario ont été assez grandes : concevoir le vol, puis...

L. W. : Le quoi ?

R. R. : Concevoir le vol du roman…

L. W. : Tu révèles des choses, là !

R. R. : Non pas du tout, c'est dans la bande-annonce. T'inquiète pas.

Vous êtes comme les acteurs américains, vous avez peur qu'on révèle quoi que ce soit sur le film !

R. R. : Ça j'aime bien ! Pour en revenir à la question, on était plus comme des mathématiciens avec un tableau. Parfois, quand on enlève un élément, tout se casse la figure. Donc c'est une forme d'écriture difficile. Après, quand on a obtenu toute cette mécanique, il faut insuffler de la chair à tout ça. C'est aussi pour ça qu'on a écrit à trois, parce que chacun a des forces différentes. C'était mes complices en fait. Au final, c'est un film de personnages. Le souvenir qu'on doit avoir après la séance, c'est l'humain. Donc, pour le coup, on a travaillé comme des Américains parce qu'ils travaillent longtemps sur un scénario. Le producteur du film nous a donné tous les moyens d'écrire. Pendant deux ans, on a eu la possibilité d'écrire dans un bureau que la production nous a gracieusement offert et où on pouvait se retrouver. Parce que des fois c'est difficile aussi. On habite pas tous des grandes surfaces à Paris. C'est la réalité de l'écriture aussi !

"Je vis mon propre physique comme un handicap"

Lambert Wilson

© Mars Films

Lambert, vous avez pu vous inspirer de quelqu'un pour ce personnage d'éditeur ?

L. W. : Non et surtout pas dans le milieu de l'édition parce que je ne le connais pas si bien que ça. Et puis lui c'est un patron, il a une cupidité, une avidité, un goût du pouvoir tels que j'ai plus observé des chefs d'entreprise. On les voit partout. Il suffit de voir Carlos Ghosn. Ils sont tout le temps là, du matin au soir, sur les chaînes d'information, à la radio le matin. Ils ont un discours extrêmement en contrôle de leurs émotions et de leur langage. Ils sont d'une avidité qui fait qu'on détruit la planète. On est entourés par ces gens qui tiennent tout. Là, ce personnage il a peu de responsabilités mais il a tout de même vendu son âme au diable. C'est facile à imaginer, je n'ai pas eu besoin de modèle. Je me questionnais plus sur l'allure du personnage : comment est-ce qu'on le coiffe, comment on l'habille, comment il se déplace ?  Mon problème c'est que je vis mon propre physique comme un handicap. J'aimerais pousser plus loin la transformation mais j'ai malheureusement un visage qui est difficile à gommer. Je suis toujours rattrapé par mes traits parce qu'ils sont forts d'une certaine façon. J'aimerais être un bout de chewing gum. Comme je ne peux pas porter un masque absolu, ce qui a été le cas cet été pour De Gaulle où on utilise des techniques particulières, il faut assumer en développant ses caractéristiques naturelles en les exacerbant presque. Ça devient un aigle, un personnage extrêmement aquilin qui est prêt à foncer sur les petites musaraignes.

R. R. : C'est ça. J'ai beaucoup aimé travailler avec Lambert parce que j'aime travailler la direction artistique. Je suis plus à même d'aller chercher une certaine vérité à travers le costume, à travers le masque. Je trouve que c'est d'autant plus organique.

L. W. : C'est libérateur pour les acteurs.  Enfin pas pour tous mais souvent le masque fonctionne de manière désinhibante. On se sent protégé, on lâche beaucoup plus de choses de soi.

Dans le film, on entend plusieurs fois que les traducteurs sont des écrivains frustrés. Qu'en pensez-vous ?

R. R. : Je n'ai jamais senti ce genre de choses chez les traducteurs que j'ai rencontrés. Ils sont très bien dans leur peau. Ce sont des passeurs, ils ont envie de transmettre. Personnellement, jusqu'à 15-16 ans, je lisais très peu. Et j'ai réussi à lire quand un libraire m'a fait découvrir la littérature américaine. Je me suis rendu compte que les livres que j'aimais étaient traduits par le même traducteur, Brice Matthieussent. A partir de là je n'ai plus lu que ses traductions. J'ai d'abord lu de la littérature traduite avant de lire la littérature directe. Beaucoup de gens ont tendance à dire que ce n'est pas la même chose. Oui, c'est une adaptation mais c'est pour le bonheur des lecteurs. C'est extrêmement dur de traduire. Ça ne veut pas dire juste avoir un dictionnaire ou bien savoir parler la langue. C'est aussi faire du travail de recherches : dans des livres, sur internet, questionner les gens, les auteurs parfois. La grande chance qu'on a en France c'est qu'on traduit énormément de livres donc on a accès à un grand spectre de ce qui se passe dans le monde. Aux Etats-Unis on ne traduit plus de livres. Je crois que c'est Brice Matthieussent qui disait qu'un pays qui ne traduit plus devient un pays de dictature.

"Les traducteurs sont victimes d'un certain mépris et totalement sous-payés"

Lambert Wilson

L. W. : J'ai des amis traducteurs et je sais qu'il n'y a pas du tout une frustration d'auteurs parce qu'ils défendent les auteurs qu'ils aiment mais ils sont victimes d'un certain mépris et ils sont utilisés et totalement sous-payés. C'est horrible à quel point ils sont mal payés. Ce sont des heures et des mois de travail méticuleux. Au prix horaire, ça peut être dix fois en dessous d'un salaire horaire d'une personne qui s'occupe du ménage. C'est extravagant. Je pense qu'on a une mission en tant que lecteur. Il faut qu'on fasse un petit effort de concentration sur ces traducteurs pour essayer de les repérer tout de même. Pour ne pas prendre ça comme une évidence.

Les Traducteurs - Sortie Cinéma le 29 janvier 2020