"Les Traducteurs décrit bien la profession" Interview de Nicolas Richard, traducteur et auteur

"Les Traducteurs décrit bien la profession" Interview de Nicolas Richard, traducteur et auteur

Traducteur et auteur, Nicolas Richard a eu l'occasion de répondre aux question de Régis Roinsard lorsqu'il préparait son nouveau film Les Traducteurs. Il accepté de répondre à nos questions sur ce qu'il a pensé du film et de sa description de la profession.

Au moment de préparer l'écriture de son nouveau film, Les Traducteurs, Régis Roinsard a souhaité s'approcher au plus près de la profession qu'il allait décrire. Il a donc rencontré de nombreux professionnels de la traduction. Parmi eux, Nicolas Richard a répondu à ses questions. Traducteur et écrivain français, il a traduit une centaine de livres de la littérature anglo-saxone dont les romans de Thomas Pynchon, auteur mystérieux qui garde un voile de secret sur son identité. De ses discussions avec Nicolas Richard, Régis Roinsard a très certainement tiré une partie de la personnalité d'Oscar Brach, auteur à succès qui souhaite à tout prix rester caché dans son film Les Traducteurs. A l'occasion d'une interview téléphonique, Nicolas Richard nous apporte un éclairage sur le métier de traducteur et la façon dont il est dépeint dans le film de Régis Roinsard.

Régis Roinsard, le réalisateur du film Les Traducteurs, vous a rencontré lorsqu'il préparait le film. Que recherchait-il ?

Il s'intéressait au fait que j'aie traduit Thomas Pynchon, un auteur américain assez mystérieux, encore vivant, dont on ne sait quasiment rien ; Pynchon n'a jamais donné une seule interview de sa vie, n'est jamais apparu en public, une seule photo de lui circule, très ancienne ; certains ont même douté de son existence ! Alors forcément, une telle figure fait fantasmer. Régis Roinsard s'est peut-être plus ou moins inspiré du mythe de cet auteur invisible.

Vous lui avez prodigué des conseils au sujet de la profession de traducteur ?

Je ne sais plus précisément ce que je lui ai dit – ou pas dit ! - de ma profession. Mais non, je n'ai donné aucun conseil ! En tout cas, en voyant le film, je me suis dit que le réalisateur s'était drôlement bien renseigné parce qu'il a réussi à présenter une galerie de personnages de traducteurs et traductrices assez convaincants.

Quels types de traducteur avez-vous reconnus dans le film ?

Tous sont assez justes. Aucun n'est à côté de la plaque ! Chacun a sa propre méthode, sa propre histoire, sa façon de se tenir et de parler, son approche personnelle de la mission à accomplir. Le personnage qui traduit du français en grec est attachant : c'est un universitaire, un intellectuel, qui prend le projet de haut et affirme à la cantonade qu'il a accepté la mission uniquement pour le fric. C'est le seul qui ose dire haut et fort : "Je traduis un mauvais texte mais il va se vendre à énormément d'exemplaires donc je fais ça pour l'argent". Bon, à un jeune qui chercherait un métier pour faire fortune à coup sûr, je ne conseillerais pas nécessairement la traduction !  Il y a aussi la traductrice qui s'identifie à un personnage du livre. C'est un des phénomènes qu'on peut retrouver quand on traduit ; tel personnage d'un roman qu'on traduit entre en résonance avec nos préoccupations personnelles, mais j'ai l'impression que c'est davantage à l'autrice ou l'auteur que celui qui traduit cherche à s'identifier, pour aboutir à une voix originale qui sera celle de l'autrice ou de l'auteur dans une autre langue.

"Il y a une vraie porosité entre l'activité d'auteur

et celle de traducteur"

Il y a aussi le profil de l'écrivain frustré. C'est quelque chose que vous avez pu constater chez d'autres traducteurs ?

Il existe historiquement une vraie porosité entre l'activité d'auteur et celle de traducteur. Baudelaire a traduit Allan Poe ; Proust a commencé en traduisant Ruskin. Paul Auster a traduit René Char, Mallarmé, Blanchot.  Ils sont nombreux, les auteurs qui sont à la fois traducteurs, ou les traducteurs qui sont aussi auteurs, sans qu'il y ait nécessairement de frustration. De toute façon, traduire c'est écrire.  André Markowicz, qui a retraduit tout Dostoïesvki, est aussi auteur ; le grand traducteur Claro est l'auteur de plus d'une vingtaine de romans. Alors, bien sûr, on peut imaginer un traducteur en écrivain frustré, pourquoi pas ? Mais si un film montre un boulanger qui commet un meurtre, ce n'est pas pour autant que tous les boulangers sont des assassins, si ?!

© Magali Bragard / Mars Films

Régis Roinsard définit les traducteurs comme des passeurs. Comment définiriez-vous votre métier ?

C'est une population discrète, à peine visible, qui fait le plus beau métier du monde, et qui permet que des livres inatteignables (car écrits dans une langue étrangère) deviennent lisibles !  Le traducteur est un transformateur, une sorte de "transfo" comme on dit en électricité. Grâce à lui, une voix au départ inaudible est entendue, ou lue. Il doit être attentif à l'intensité du courant. Ce métier consiste à s'investir corps et âme pour réussir à donner une voix à un auteur. Il faut réfléchir, faire appel à ses lectures, puiser dans sa culture, écrire, raturer, enquêter, se renseigner, reprendre un texte, le relire jusqu'à arriver à façonner un texte recevable. Ce n'est pas juste un plat qu'on fait passer à l'identique dans une autre langue. Il y a tout un travail de mutation, de transmutation. La remise d'une traduction à l'éditeur est d'ailleurs souvent l'occasion de discussions passionnantes entre traducteurs, correcteurs et éditeurs.

"La profession est assez bien croquée dans le film"

Qu'est-ce que vous avez pensé du film au final ?

La première qualité du film, je dirais, c'est que la profession des traducteurs et traductrices est assez bien croquée. Je trouve le film plutôt juste. C'est amusant de voir comment les différents traducteurs/trices réagissent aux mêmes conditions de contraintes et de pression. La deuxième qualité, c'est l'intrigue avec le double coup de théâtre de la fin. Quelle bonne idée de concevoir un scénario façon Cluedo (qui est le coupable ? Où ? Comment ?) en le transposant dans l'univers de la traduction et de l'édition. Avec Les Traducteurs,  on est en plein scénario à énigme, le spectateur reçoit des indices et est invité à découvrir le coupable ! Et, bien sûr, c'est assez jouissif de voir le bouchon poussé un cran trop loin ! Mais les histoires qui méritent d'être racontées poussent souvent le bouchon un cran trop loin, non ? D'autant qu'il n'est pas inédit qu'un éditeur de taille relativement artisanale connaisse avec un livre au succès phénoménal. "En Attendant Bojangles", aux éditions Finitude, a par exemple été un carton dans le monde, traduit dans je ne sais combien de langues.

En dehors de la traduction d'Inferno de Dan Brown, qui a inspiré le film, ça arrive souvent d'être enfermé avec d'autres traducteurs qui doivent traduire le même roman ?

Personnellement, ça ne m'est jamais arrivé. Moi je travaille tranquillement au café, à la bibliothèque ou chez moi. Mais je sais que ce type de contraintes existe concrètement. Pour J.K. Rowling (en tout cas certains de ses romans post Harry Potter sous pseudo), un collègue traducteur a été enfermé à Londres pendant une partie de l'été avec un cahier des charges drastique : pas de communication possible avec l'extérieur et un grand nombre de pages à traduire chaque jour. Il arrive que, pour des raisons d'actualité brûlante ou de sortie internationale d'un livre (quand le livre doit sortir dans toutes les langues en même temps que la version originale), l'éditeur veuille que la traduction soit exécutée au pas de course. Le traducteur peut alors tout à fait refuser ces conditions de travail. Il faut être capable d'arriver à fonctionner dans ces conditions de forte pression ! Moi, j'aime prendre mon temps, je ne sais pas si j'y arriverais.

© Magali Bragard / Mars Films

Dans le film, les traducteurs n'ont pas le droit de lire le manuscrit en intégralité et doivent traduire page après page. Dans le monde réel, ça ne se fait pas, si ?

J'ai dû traduire une centaine de livres à ce jour, et ça, ça ne m'est jamais arrivé ! Mais après tout, pourquoi pas ? Dans le film, l'éditeur annonce que les traducteurs auront la moitié du temps alloué pour pondre un premier jet et l'autre moitié pour reprendre leur traduction, la relire, la peaufiner. Ça prouve que le réalisateur s'est intéressé de près à la façon dont nous procédons. Je pense que ce serait frustrant mais pas inenvisageable, pour un traducteur, de travailler comme ça, un peu à l'aveugle, pendant un mois et demi, à condition d'avoir ensuite un mois et demi de relectures.

Deux mois et demi, trois mois, c'est des délais habituels pour traduire un roman de cette taille ?

Oui, à peu près. Enfin, bien entendu, tout dépend de la longueur du livre et de sa difficulté. En général, quand un éditeur nous propose un texte, avant toute chose, on le lit, et ensuite on l'accepte ou pas. Et c'est après qu'on discute des conditions, du tarif à la page, de la date de remise de la traduction etc. Souvent l'éditeur sait quand il veut sortir la version française, donc il établit un rétro-planning. S'il y a de grosses contraintes de temps, le traducteur est libre de les accepter ou de les refuser.

"On peut gagner sa vie en traduisant...

à condition de travailler beaucoup !"

Le film évoque un peu la précarité de la condition de traducteur. Est-ce qu'il est compliqué de vivre de cette profession ?

Un certain nombre de traductrices et traducteurs ont un autre métier : prof, scénariste, journaliste. Nous ne sommes pas si nombreux à être traducteurs/trices à plein temps.  En fait, je me demande s'il a véritablement existé un âge d'or pour les traductrices et traducteurs. Je n'en suis pas sûr… C'est un métier paradoxal parce que d'un côté on est relativement protégés, en France, par rapport aux autres traducteurs dans le monde, dans la mesure où le tarif au feuillet est à peu près standard (autour de 20 Euros le feuillet). Que l'on travaille pour le compte d'un éditeur de taille modeste comme Cambourakis, Le Castor Astral, Finitude ou pour un gros éditeur comme Gallimard, Le Seuil ou Flammarion, on est payé à peu près pareil. D'un autre côté, pour beaucoup, il n'est pas évident d'enchaîner les traductions sans avoir des périodes de chômage forcé. C'est une activité finalement assez aléatoire. Alors oui, on peut gagner sa vie en traduisant... à condition de travailler beaucoup ! Il faut savoir aussi qu'en France le traducteur touche 1 ou 2 % du prix de vente. Donc, une fois l'avance recoupée,  si le livre se vend bien, (ce qui arrive rarement, il faut bien le dire) alors le traducteur retouche des droits d'auteurs. Je me souviens d'avoir multiplié la mise par quatre ou cinq avec "L'Erreur est humaine" de Woody Allen. Mais est-ce que les traducteurs vivaient mieux dans les décennies antérieures ? Je ne sais pas… Je n'ai pas une vision globale de la situation. Beaucoup de collègues souhaiteraient pouvoir traduire davantage mais ne trouvent pas toujours de contrat. Je suis conscient de faire partie des chanceux qui bossent non-stop.

Les Traducteurs – Sortie Cinéma le 29 janvier 2020