Daniel Maghen : "Pour une vente aux enchères de BD, il faut absolument une pièce de Hergé!"
Daniel Maghen, le "bédédidacte", est un homme de flair. Très tôt, en 1990, il comprend que les planches de BD sont des œuvres d'art à part entière. Il organise sa première vente d'originaux sur un stand d'un salon BD, du Moebius, déjà l'œil avisé. Puis il ouvre une librairie, une galerie, une maison d'édition... En 2014, souhaitant donner une nouvelle impulsion à la vente de planches et originaux de BD, il s'associe à la maison de ventes aux enchères Christie's pour six ventes records. En 2018, il décide de monter sa propre maison de vente aux enchères. Avant sa troisième vente solo, il se confie à L'Internaute pour expliquer à quel point la construction d'un catalogue de vente est un travail de fond et un combat sans fin.
L'Internaute - Que ressentez-vous à l'idée d'organiser à nouveau une expo-vente en public ?

Daniel Maghen - Cela nous permet enfin de sortir d'une période très négative, très triste, sans voir nos clients! Pour une galerie d'art, le plus passionnant, c'est de montrer les œuvres et de rencontrer les gens. Bien sûr, nous avons vendu de belles choses sur Internet, sans que les clients ne se déplacent. Nous avons cartonné avec Rosinski - je crois qu'il s'agit d'ailleurs de la plus grosse vente en expo de l'histoire de la BD. Nous avons dépassé les 4 millions d'euros grâce à ses planches de Thorgal, que les passionnés voulaient acquérir depuis plus de 30 ans. Des œuvres très connues comme celles-ci peuvent être achetées sans les voir. Mais pour de très nombreux auteurs, l'exposition des originaux change tout...
Comment construit-on le catalogue d'une vente ?
C'est le plus difficile! Dans les ventes aux enchères, on ne peut présenter que des pièces que les gens ne voient quasiment jamais. Je ne peux pas y mettre le fond de ma galerie. Il faut aller récupérer des œuvres d'artistes majeurs des trois générations de la BD. Pour la première génération, il est obligatoire d'avoir du Hergé (Tintin), du Franquin (Gaston Lagaffe) ou du Uderzo (Astérix). Il n'y a qu'une dizaine de collectionneurs qui ont du Hergé, on les appelle tout le temps - c'en devient même presque gênant. Il faut également du Franquin et là aussi, les œuvres sont entre très peu de mains… Pour la deuxième, du Moebius (L'Incal, Blueberry), du Bilal (L'Immortel), du Tardi (Le Cri du peuple). Pour la troisième, le choix des artistes est plus ouvert. Cela dit, il est très rare qu'on puisse mettre un nouvel auteur tout de suite dans une vente aux enchères, sans qu'il y ait un marché en galerie auparavant.
Vous savez, les négociations ne sont pas faciles. Je joue au représentant de commerce: je rends visite ou j'appelle mes clients en Belgique, en Suisse, dans toute la France. Je leur demande s'ils veulent bien vendre une pièce de leur collection. Ce sont des clients à qui je vends des planches depuis 20, 25 voire 30 ans! Ensuite, il faut demander aux auteurs s'ils veulent bien se séparer de l'une de leur belle pièce, ou s'ils pourraient créer une pièce exceptionnelle pour la vente. J'ai commencé le métier en 89. C'est 30 ans de réseau et de relationnel qui me permettent de monter une vente aujourd'hui. Il faut aussi tomber au bon moment, où les collectionneurs acceptent de vendre. Soit pour un autre achat soit pour se séparer de leur collection car leurs enfants ne partagent pas leur passion.
Mais nous n'attendons pas que les artistes soient connus comme Moebius ou Bilal pour mettre en avant leur travail. C'est ce que nous avons fait par le passé avec des artistes comme Gibrat que j'ai contacté avant la sortie du Sursis, et nous travaillons avec lui depuis. Ou plus récemment avec des artistes comme Ralph Meyer ou, pour la vente du 12 juin, avec Roger pour Jazz Maynard.
Chaque pièce semble porter l'histoire du vendeur en plus de celle de l'auteur...

Oui. Récemment, un auteur que je connais a décidé de vendre une pièce d'Uderzo. Il a demandé à un ami chez qui il devait mettre en vente cette pièce et cet ami en commun m'a recommandé. Cette illustration déclenche l'arrivée d'une autre... Et, finalement, je me retrouve avec les deux dernières œuvres d'Uderzo avant qu'il n'abandonne Astérix.
Je connais depuis 10 ans le propriétaire de la pièce d'Hergé qui figure dans la prochaine vente. Il l'a cédée à son fils, mais comme il y avait un conflit dans la famille, j'ai dû la garder au frigo pendant sept ans. C'est un travail de diplomate que de faire l'intermédiaire entre des gens qui ne se parlent plus...
La Franquin? C'est miraculeux! C'est un collectionneur belge avec lequel je travaille depuis vingt-cinq ans qui me contacte en me disant: "Un ami à un beau truc, regarde." Quand je reçois la photo de la pièce, je me dis que cela ne peut pas être possible, que ça ne peut pas être un original. Mais les expertises sont formelles, c'en est un! Il y a des cas comme ça: stupéfiants!
Mais la plupart des œuvres sont le résultat d'un travail de forçat...
Dans une vente il y a trois ans, j'avais obtenu une aquarelle d'Hergé. Elle était depuis quatre-vingt ans dans la famille. Son propriétaire était surpris que je connaisse l'existence de cette oeuvre. Il en avait parlé une fois à quelqu'un qui l'a montré à quelqu'un d'autre... J'ai fait tout le bottin belge pour remonter jusqu'à lui… Il me demande alors un prix extravagant. À l'époque, j'avais un client qui était prêt à payer n'importe quel prix. Alors j'ai dû accepter son prix de vente à 500.000 euros, alors que j'aurais préféré la proposer à 300 000 euros. Quand je viens le voir pour finaliser la vente, il me prévient qu'il a sa carabine si ça se passe mal. Je lui ai dit que l'on ferait encore des affaires pendant des années. Il me répond alors que je me trompe, parce qu'il a appris qu'il était condamné et qu'il lui restait six mois à vivre. Il est décédé 15 jours après la vente. Il y a aussi des aspects humains derrière certaines ventes...
Comment évalue-t-on la valeur d'une pièce ?

J'explique aux déposants que s'ils veulent que leur pièce fasse un bon prix, il faut qu'ils la mettent au-dessous du marché. Un prix qui donne envie d'acheter. Les amateurs qui ont commencé à acheter, à enchérir, pris par la frénésie de la vente aux enchères, vont continuer et aller de plus en plus loin. Ils peuvent dépenser jusqu'à trois fois leur budget initial. C'est le jeu de la vente. Quand on veut une pièce, on a du mal à la lâcher.
J'établis les prix que je juge corrects et raisonnables. Si le prix est trop irréaliste, je ne mets pas la pièce en vente. J'ai le taux record d'attribution dans mes ventes: entre 80 et 100% de ventes en valeur grâce à ce principe. Je n'ai pas envie de me retrouver dans une vente avec 50% d'invendus à cause de prix trop élevés.
Comment repérer les nouvelles pousses ?
Il faut être bien informé des albums qui sortent et avoir une vision et le nez pour repérer les auteurs qui vont pouvoir percer. c'est là le vrai travail du galeriste. Ce qui me permet de travailler maintenant depuis plus de dix ans avec Ralph Meyer (The Undertaker), depuis 25 ans avec Emmanuel Lepage ou plus récemment avec Roger, dont j'ai pu monter l'exposition dès son troisième tome...
Conseillez-nous un artiste à surveiller.
Franck Bonnet est pour moi le meilleur dessinateur en ce qui concerne les bateaux. Ses illustrations sur USS Constitution sont à couper le souffle. Dans la vente il y a aussi Riff Reb's, Jordi Lafebre, Benjamin Flao, Schwartz, Grun Gauckler, Alex Alice, Varanda, Sylvain Vallée...
Est-ce important de négocier des exclusivités ?
C'est indispensable! Un artiste ne peut pas être vendu par 10 galeries. Cela rassure les acheteurs de savoir qu'il y a une galerie qui défend l'auteur. Tous les grands peintres ont eu leurs marchands qui ont fait leur carrière avec eux. C'est le même principe.

Il y a souvent des écarts de prix entre les planches et les dessins. Pourquoi ?
Les clients qui achètent une planche cherchent à retrouver le plaisir associé à un moment de lecture, et ne s'arrêtent pas seulement à la beauté intrinsèque d'une planche. Cela dit, il y a un tel potentiel de séduction dans les dessins comme ceux de Gibrat ou de Roger que je suis capable de vendre leurs dessins à des gens qui ne sont pas des lecteurs de BD. Aujourd'hui, ces clientèles se mélangent et ne sont pas exclusives.
Quand on parle de dessins, il faut distinguer les couvertures, les planches et les illustrations non publiées. Les couvertures valent en effet en règle générale beaucoup plus cher que les planches. Et il peut y avoir des écarts de 1 à 5 entre deux planches d'un même album en Franco-Belge, et de 1 à 30 dans le monde du Comics.
Je suis l'un des premiers à avoir fait des écarts de prix entre les planches sur le marché franco-belge, et ce marché est d'ailleurs en train de rejoindre la dynamique de celui des comics...
Vos acheteurs sont-ils plutôt des passionnés ou des investisseurs ?
J'ai fait des ventes avec Christie's en espérant élargir ma clientèle à des acheteurs d'art contemporain. Or, les gens qui achètent des œuvres en bande dessinée, qui dépensent jusqu'à un million d'euros, ne sont pas des investisseurs: ce ne sont que des passionnés. Ils achètent pour leur plaisir, qu'ils aient 100 ou 100.000 euros à dépenser, c'est le même profil. Dans l'art contemporain, il y a 10, 20 ou 30% de passionnés et 70% d'investisseurs, dans le marché de la BD c'est l'inverse.
Ce dernier pourrait toutefois exploser: si les investisseurs arrivent sur le marché de la BD j'aurai 10 fois plus d'acheteurs.

L'essor du numérique est-il un danger pour les ventes aux enchères ?
Non, pas du tout. Les auteurs qui ont une dimension artistique exceptionnelle sur les originaux, soit par la beauté, soit parce que la série est devenue un mythe, ont de plus en plus d'acheteurs. Pour ces artistes comme Gibrat, Lepage, Ralph Meyer, la vente de planches originales représente de 50 à 70% de leurs revenus.
Même des auteurs qui font du numérique reviennent vers de l'analogique quand ils voient le potentiel. Mathieu Lauffray par exemple a refait ses couvertures de Long John Silver afin de les proposer en vente aux enchères.
J'ai vendu une illustration de Gibrat à François Pinault en le convaincant que c'était une œuvre d'art figurative contemporaine.
Tous les auteurs vendent ?
Concernant le marché des originaux, les chiffres sont énormes et font rêver. Mais il y a 5000 BD publiées par an, et seuls peut-être 50 ont un vrai potentiel. Et il n'en reste que 20 ou 30 qui en vivent très bien. Les meilleurs dessinateurs figuratifs classiques évoluent dans la bande dessinée. Il n'y a que trop peu de place pour eux dans l'art contemporain. Regardez comment Gibrat traite sa lumière: il l'apprend des illustrateurs, des peintres. La façon dont Lepage traite ses pages évoque Caravage. C'est d'ailleurs avec ce discours que j'ai vendu une œuvre de Gibrat à François Pinault.
Comment est née votre collaboration avec Christie's ?
J'ai fait ma première vente avec Tajan en 2010, et déjà un premier record avec un total d'un million d'euros. En 2014, je suis allé voir Christie's et j'ai eu la chance d'être reçu à l'époque par des gens réceptifs et intéressés. Je leur ai dit que je voulais faire des ventes avec eux mais que je voulais carte blanche totale sur les pièces, les commissions pour les déposants, les auteurs et le choix des œuvres et réaliser le catalogue. Ils m'ont dit que cela ne se passait pas comme ça et qu'il y avait des règles. J'ai négocié de ne prendre une commission qu'en cas de succès de la vente. Et j'ai fait un pari: je leur ai dit que si la première vente était un succès, je voulais que pour la deuxième vente on fasse une expo à New York. Ils m'ont dit d'accord. La première vente a été de 4 millions d'euros, la deuxième 6 millions. Je leur ai dit: "On va à New York?" Et j'ai proposé de payer le catalogue, les auteurs et d'être remboursé si tout se déroulait bien. Et c'est ce qui s'est passé.
Mais ces dernières années, ils ont montré moins d'intérêt pour la BD. Puisque la majorité des acheteurs étaient mes clients, je me suis dit qu'il était temps que je crée ma propre maison de ventes aux enchères. Et d'avoir une autonomie complète.
De quelle pièce rêvez-vous la nuit ?
L'un de mes dessinateurs préférés est Bilal (La Foire aux Immortels, Nikopol). Je lui ai acheté des planches quand j'avais 20 ans grâce à un prêt étudiant. Pendant un moment, nous étions en froid et il a vendu la première couverture de La Femme piège qui était un de mes dessins préférés. C'est un client belge qui l'a. Il est dingue de ce dessin et moi, maintenant que j'ai la galerie, je ne peux plus acheter ces pièces pour moi puisque je ne peux pas concurrencer mes clients. Dans 10 ans, peut-être, il me dira que son fils s'en moque - et alors il la mettra en vente…

Votre plus grande satisfaction ?
J'ai couru après Rosinski (Thorgal) pendant plus de 25 ans. J'ai un fils qui s'appelle Matteo Thorgal. C'est ma série préférée. Peu de temps avant la vente, Piotr (NDLR : le fils de Rosinski) m'a dit : "Est-ce que tu te souviens, Daniel que tu es venu nous voir en 93 et que tu nous as proposé un million de francs pour acheter toutes les planches de tous les albums. C'était une somme folle, on a beaucoup hésité". Puis il a ajouté : " Quelle patience tu as eue". Effectivement, il m'a fallu 28 ans pour les convaincre. Heureusement pour lui qu'il ne me les a pas vendu un million de francs à l'époque parce qu'aujourd'hui elles valent 10 millions d'euros.
Récemment, les ventes de Goldorak ont très bien marché. Est-ce que cela vous intéresse de vous ouvrir aux comics et aux mangas ?
Je suis de la génération Goldorak, j'ai bien entendu envie de vendre ces œuvres uniques. Mais mon domaine de prédilection c'est la BD franco-belge - et le manga est un marché à part. Pour l'anecdote, il y a 20 ans, Tsutomu Nihei, l'auteur de Blame, m'a acheté une planche de Bilal en noir et blanc. Je lui ai demandé s'il vendait ses originaux et là il a eu l'air presque choqué. Il m'a répondu qu'en France c'est normal qu'un auteur vende ses planches mais qu'au Japon cela veut dire que l'auteur ne gagne pas assez d'argent avec sa vente d'albums...
Chaque vente est un musée éphémère de la BD.
Y a-t-il un spleen après une vente ?
Tout à fait. Au début de ma carrière, j'étais vraiment triste après une vente, parce que je passais un an ou deux entouré des œuvres de tous les auteurs que j'adore. Chaque vente est un musée éphémère de la BD. Le musée de la BD que j'aimerais voir et qui n'existe pas à Paris avec du Moebius, du Bilal, du Hergé, du Franquin, du Uderzo...
Vous aviez d'ailleurs un projet de musée de la BD, où en êtes-vous ?
Malheureusement, la mairie de Paris ne veut pas s'investir dans du culturel ou alors ils se désintéressent tout simplement la bande dessinée. Au niveau du ministère de la Culture, c'est la même chose. C'est pour moi une énigme et une incompétence de nos décideurs politiques, parce qu'il y a une demande énorme.
Les expositions Hergé au Grand Palais rassemblent 500.000 personnes. L'expo Moebius-Miyazaki à l'Hôtel de la monnaie a réuni plus de 150.000 visiteurs. La bande dessinée est l'un des arts majeurs de la culture française ! Ce n'est pas pour rien qu'on appelle ce mouvement la BD " franco-belge".
C'est un comble, George Lucas va ouvrir un musée avec de la BD franco-belge avant qu'il n'y en ait un à Paris.
Est-ce qu'il y a une clientèle américaine ou asiatique ?
Des auteurs comme Moebius, Mézières (Valérian et Laureline) ont beaucoup influencé des réalisateurs comme Lucas, Spielberg aux Etats-Unis. Ils ne sont pas forcément connus du grand public là-bas mais sont adulés par des gens qui ont une ouverture d'esprit et des moyens. George Lucas achète des planches de BD franco-belge pour son futur musée. C'est ça le comble: il va ouvrir un musée avec de la BD franco-belge avant qu'il n'y en ait un à Paris...