Shinji Mito : " Alma traite de l'acceptation de l'autre".
Il ne faut que quatre tomes à Shinji Mito pour plonger son lecteur dans sa quête de sens. Dans le monde post-apocalyptique d'Alma, aux graphismes léchés, Ray mène une quête initiatique alors qu'humains et robots s'affrontent. Fort de références classiques allant d'Asimov à Jules Verne, le mangaka, lauréat en 2015 du prix jeune talent quatre saisons du magazine Afternoon, explore la quête du soi, l'acceptation des différences envers l'autre ainsi que les questions du transhumanisme et de la définition de l'humanisme d'un être.

L'internaute : Qu'est-ce qui vous a poussé à devenir mangaka ?
Shinji Mito - Depuis ma plus tendre enfance je dessine, seul dans mon coin, mais jamais je n'avais imaginé devenir mangaka. J'ai continué à dessiner après mes études. Après une journée de travail, je dessinais jusque très tard avant de m'effondrer sur mon lit. Ce n'étaient pas des mangas, mais des paysages ou des portraits, des dessins d'art en quelque sorte. À cette époque, je ne connaissais pas les mangas à la mode. Parfois il m'arrivait de relire d'anciennes séries - celles de Jiro Taniguchi ou de Momoko Sakura. J'ai un peu honte mais je n'avais lu ni One Piece ni l'Attaque des Titans…
Le déclic, c'était quand un ami m'a encouragé à devenir mangaka.
Un jour, un de mes amis m'a dit : " Si tu tentais de devenir mangaka, puisque tu adores dessiner ? ". La perspective, que je n'avais jamais osé imaginer, s'est imposée d'elle-même. Durant deux mois, j'ai essayé de dessiner un manga de 80 pages. C'est sur le chemin du retour du bureau que j'ai acheté pour la première fois des feuilles et de l'encre spéciales. J'ai appris comment coller des trames avec un tutoriel trouvé sur YouTube. Je travaillais la journée et une fois rentré à la maison je dessinais, encore en costume et cravate, pendant quelques heures avant de me coucher. Cela a duré deux mois et j'ai finalement réussi à terminer mon ouvrage.
Ensuite, je ne sais pas pourquoi, Kodansha, a acheté mon one shot et l'a publié dans le magazine Afternoon.
Ce n'est que plus tard, quand j'ai expérimenté la notion de deadline pour le rendu des planches que j'ai réalisé que j'appartenais à la profession de mangaka. Cette dernière est tellement exigeante en temps que j'ai démissionné de mon travail d'employé de bureau. N'ayant jamais été l'assistant d'un autre mangaka, j'ai acquis les connaissances nécessaires au fur et à mesure que je pré-publiais ma série.
Je ne suis pas très à l'aise dans un endroit plein de gens mais dessiner seul me plaît. Il me semble donc que cette profession me convient bien. Une fois devenu mangaka, j'ai découvert qu'il y a tant de sujets que j'aimerais explorer. Je suis content, ça m'amuse bien… Même s'il y a évidemment des moments très durs. (rires)
Racontez-nous la genèse d'Alma...
Enfant, j'avais une peluche fétiche qui ne me quittait jamais. Je jouais avec elle en lui parlant. Je me suis souvent dit : " Si seulement elle pouvait me répondre ". Je pense que l'univers d'Alma, " une poupée et un humain échangent ", m'est venu par cette expérience.
Tout de suite après mes débuts en tant que mangaka, l'équipe éditoriale du magazine Afternoon m'a commandé une nouvelle série. Ma première idée était un manga sur le sujet " un monde après la guerre nucléaire où les êtres humains sont au bord de l'extinction et où les robots survivants s'occupent des animaux ". C'était la base de l'histoire qui deviendrait Alma. Mais j'ai renoncé à le faire car je me suis dit que ce manga ne serait pas très amusant, voire ennuyeux. (rires)
J'ai repris ce projet plus tard en modifiant l'histoire mais cette fois-ci avec un éditeur de chez Shueisha. J'ai pris ma décision de passer de Kodansha à Shueisha pour dessiner une nouvelle série, sans doute grâce à la passion de cet éditeur qui cherchait tous les soirs avec patience à rendre mon projet plus intéressant et amusant. Voici comment l'histoire d'Alma est née et pourquoi elle a été publiée dans le Weekly Young Jump.

Asimov, Ghost in the shell... Quelles sont vos inspirations ?
Alma fait partie du courant créé par les grands auteurs comme Asimov, Jules Verne ou Robert Anson Heinlein qui ont posé les fondations des œuvres de SF modernes. Même si les lecteurs ne connaissent pas Asimov directement, ils y ont été exposés car son univers est omniprésent dans les films hollywoodiens. Si je crée une " histoire de rébellion des robots ", ils peuvent la suivre sans se perdre, sans qu'ils la trouvent excentrique. En d'autres termes, Alma est compréhensible grâce aux précurseurs du genre.
Cependant, s'il y a des robots dans Alma, son thème central est plutôt un questionnement autour de la définition de l'égo. J'aurais pu choisir un extraterrestre qui ne comprend pas notre langue à la place du robot. On peut constater l'influence de Blade Runner, et A.I Intelligence artificielle. Ce sont deux immenses œuvres.
Il y a aussi une grande influence du manga Parasite de Hitoshi Iwaaki. Je trouve le même questionnement dans les deux mangas. Le parasite obstiné à tuer des humains se demande : " Dans quel but sommes- nous nés ? ", et le gijin dans Alma fait face au " dilemme d'être né avec un but précis ". Les êtres vivants, y compris les hommes, n'ont originellement pas d'objectif, ce sont donc des soucis que nous ne connaissons pas.
Honnêtement, je ne suis pas spécialiste de la SF ou des films d'action car je regarde des films et lis des mangas qui racontent la vie quotidienne… Alors si je continue à parler de ce sujet, mon incompétence sera dévoilée. (rire)
L'humanité semble coincée entre deux feux : la nature et les robots. Deux entités qu'elle a utilisées et maltraitées. Est-ce un message aux lecteurs ?
Non, cette opposition n'est pas un message aux lecteurs, ce n'est que la structure d'un plan, une distorsion qui apparaît quand on crée un univers. Dans ma série, aucun personnage ne dit : " Il ne faut pas maltraiter des machines " ou " Il ne faut pas détruire la nature ".
D'ailleurs je n'ai pas de réponse claire concernant les questions de la coexistence entre " Humain et Nature " et " Humain et Machine ". À côté de ma maison, à Tokyo, coule le fleuve Tamagawa. Ses rives sont entièrement bétonnées, donc le courant est complètement contrôlé. Au cours des travaux, des marécages ont été détruits, des insectes rares et des oiseaux sauvages ont été chassés. Mais je peux vivre tranquillement chez moi et dessiner même une journée de pluie sans me soucier d'une inondation. Autrefois au Japon les rives des fleuves étaient souvent des quartiers pauvres, car c'était des zones à risque d'inondation. Grâce aux travaux, la différence de classes sociales dans ces quartiers a disparu, mais quel sera l'impact de la disparition de cette faune à long terme pour l'humain ?
À force de chercher la commodité, on perd la liberté.
On peut dire la même chose pour les machines. À titre personnel je n'aime pas le smartphone. Je panique en voyant des gens manipulés par des informations dont on ne connaît pas la fiabilité. En plus le téléphone est connecté n'importe quand, je ne peux pas me cacher. À force de chercher la commodité, on perd la liberté.

Tout de même, si un ami perdait connaissance devant mes yeux, je pourrais remercier mon smartphone qui me permettrait d'appeler l'ambulance. Le smartphone n'a pas été inventé pour " être un smartphone ", mais pour " être un outil plus pratique ". Ni plus ni moins. En conséquence je n'arriverais pas à m'en débarrasser tout en trouvant ce produit industriel désagréable, et je me contenterais d'avoir une réponse tout à fait logique : " l'impression qu'on a de son smartphone et de sa signification sont variables selon la façon dont chacun l'utilise ".
De ce plan que j'ai construit, j'aurais voulu voir " la fin du récit au-delà de séparation entre Humain, Machine et Nature ".
Le protagoniste principal, Ray, n'a aucun préjudice, aucun complexe face aux machines. Pour lui, le smartphone n'est qu'un objet inutile, le bois est un matériau précieux pour donner de la chaleur. Il peut aimer une machine aussi bien qu'un humain.
Pourquoi cet antagonisme entre homme et machine alors ?
Au-delà du pragmatisme et de l'utilitarisme, les humains peuvent développer de l'affect pour des objets. Lorsqu'on continue à utiliser une vieille radio en la réparant, on a sans doute ce même sentiment. Pour la personne concernée, cette radio moitié cassée est quelque chose de très précieux, même si pour les autres, ce n'est qu'un produit industriel de masse. Quant à moi, je n'ai pas pu retenir quelques larmes quand j'ai dû jeter mon sweat que je chérissais depuis dix ans, car j'ai vu ma vie défiler à ce moment précis, en me rappelant la vie de cet objet avec moi.
Mais dans le monde d'Alma, personne n'est comme Ray. Les machines détestent les humains et les humains haïssent les machines. Que va ressentir Ray qui peut aimer les humains et les machines, en regardant les humains tuer des machines, et vice-versa ? C'est ça que je voulais dessiner. L'honnêteté presque naïve des réactions de Ray. Et voir s'il pourrait changer les valeurs de ces humains en leur exprimant son opinion directe.
S'il y a un message dans cette série, c'est " le problème entre soi et les autres " et non " le problème entre Humain et Machine " ou " comment les individus différents de naissance peuvent se comprendre mutuellement ". À n'importe quelle époque, même en 2021, cette question reste toujours d'actualité.
Je ne suis pas très intelligent et pas très doué pour m'exprimer, j'ai tendance à me taire en me disant : " ah oui je le comprends, mais je comprends ce que dit l'autre… comment faire… " Je voulais donc que Ray réfléchisse à ma place dans cette simulation appelée Alma.

Les lois d'Asimov sont remplacées par les lois Gestalt. Pourquoi ce choix ?
J'ai simplement imité les lois d'Asimov, et je les ai modifiées légèrement. (rires) J'y ai ajouté la notion de réincarnation.
Nous les hommes, nous avons des défauts comme " la vieillesse ", " la mort " ou " la maladie incurable " que les robots ne connaîtront jamais, mais en même temps ça donne sens à notre vie. Quand on assiste à la mort d'un proche, cette expérience renforce les concepts de vie et de mort. On voit la vie de cette défunte personne comme le miroir de notre propre vie. Les politiciens ou les criminels, tous meurent, la mort nous attend sans exception.
Mais pas pour les robots. J'ai modifié les lois d'Asimov en tenant compte que les robots sont des existences qui sont enfermées aux enfers car ils ne peuvent pas sortir du cercle de la réincarnation. Les humains ont une espérance de vie limitée, mais les robots n'ont pas de point final car ils n'ont ni vieillesse ni espérance de vie.
Ils sont la reproduction d'un homme dont la taille est fine et le visage est très joli comme pour un acteur de cinéma. Ils se ressemblent tous car ils n'ont pas de personnalité. Il n'y a ni vieux gros, ni femmes aux dents de travers. Les grains de beauté n'existent pas. Ils sont certes beaux mais ennuyeux et on pourrait dire qu'ils sont de mauvais goût. Des robots bipèdes ne sont pas adaptés aux travaux, ils seraient plus fonctionnels s'ils avaient des pneus et des bras robotisés. Pourtant, ils ont l'apparence humaine. Contrairement à leur destinée, ils ont envie de posséder quelque chose d'unique, et ce désir continue à les blesser. Leur homicide équivaudrait à notre déicide. En se révoltant contre les humains, ils déclarent : " c'est nous qui déterminons la définition de notre existence, pas vous ". Ils ne peuvent pas avoir confiance en eux-mêmes tant que les humains sont là pour les renvoyer à leur condition imparfaite.

Il y a une symbolique forte à voir les bras transformés en armes (aussi bien chez les robots que certains humains). Pourquoi ce choix exactement ?
A l'époque où les robots ont été créés, la science et la technologie sont bien développées. À cette période, il est possible de fabriquer un mécanisme organique avec des armes à feu intégrées. En revanche, au moment où Ray vit, en 2105, la science et la technologie sont bien dégradées, on survit avec l'héritage des ancêtres. " Lost technologies " comme on peut le constater dans la saga Star Wars : des machines sont très belles dans l'épisode 1, mais dans l'épisode 4 il y a des machines brutes avec un design qui fait penser aux fusées russes. (Je ne connais pas très bien cette saga, désolé si je me trompe. Comme les fans de Star Wars sont très pointus, j'ai peur de leurs réactions !)
A cette époque, les humains ont du mal à fabriquer un simple moteur. En conséquence, le bras droit de Lukyana semble vraiment artificiel et déformé, en dévoilant son mécanisme brut, complètement à l'opposé de la beauté du robot.
Je voulais décrire ce décalage en dessinant ces " bras ", entre " être humain qui se comportent comme une machine " et " machine qui se comporte comme un humain ". Les humains y sont tous soldats. Ils sont fidèles à leur organisation tout en contrôlant leurs sentiments, comme s'ils étaient une partie d'un immense mécanisme. En revanche, les Gijins s'expriment plus ouvertement, montrent leurs sentiments et leurs désirs plus que les humains, car ils ont envie de s'échapper du programme et d'avoir leur propre identité.
Pourquoi avoir situé l'histoire en Europe de l'Est ?
Le monde où vit Ray en 2105 est rempli de ruines, le temps s'est arrêté depuis un demi-siècle. Je voulais que ces ruines contiennent tous les éléments, ceux de l'histoire tragique aussi bien que ceux d'une culture riche. Donc j'ai fait attention à ce point : combien d'éléments historiques contient cette ville au moment où le temps s'arrête.
Il y a tellement de villes historiques merveilleuses en Europe ou en Asie. En Europe de l'Est, on peut trouver, entre des édifices historiques splendides, des bâtiments en béton sans âme construits sous l'influence de l'union soviétique mais aussi des constructions modernes couvertes de vitres. De nos jours, les pays de l'Est ont aussi la culture de l'Ouest, on y voit des voitures allemandes ou japonaises. Avant de commencer la série, j'ai visité la Turquie, la Roumanie et la Russie pour préparer ce manga. C'est surtout en Roumanie que j'ai ressenti ce que je viens de vous expliquer. Bucarest peut sembler être une ville un peu décousue par rapport aux autres grandes villes au monde, mais je pense qu'il suffit de monter une photo de cette ville pour comprendre qu'elle peut être une métaphore de l'histoire de l'humanité.
C'est pour cela que j'ai choisi l'Europe de l'Est.
<!> Les dernières réponses contiennent des informations tirées des troisièmes et quatrièmes tomes et peuvent divulgâcher l'histoire aux lecteurs. <!>

Les 4 couvertures mettent en avant un visage partiellement masqué (matériel électronique, animaux et matière organique). Pouvez-vous nous raconter comment et pourquoi vous avez choisi ces compositions ?
C'est moi qui ai trouvé l'idée. Fabuleuse, n'est-ce pas ? … J'aurais bien voulu le dire, mais en réalité le designer m'a d'abord montré ses roughs designs, donc c'est une création à nous deux. (rires)
Il m'a proposé quelques superbes idées. Suite à nos réunions, comme j'ai toujours aimé le collage des photos découpées, nous avons produit le design de nos couvertures actuelles. Le récit d'Alma commence par le questionnement " qui suis-je ? ", suite à la découverte de l'identité de l'être cher que Ray considérait comme humain. Nous avons opté pour un design où se mélangent les humains et les machines, difficilement déchiffrables.
Chaque tome est présenté par différentes races. Le tome 1 est " Humain ", le seul survivant de cette époque, Ray. Le tome 2 est " Clone ". On découvre plus tard dans l'histoire que Lukyana l'est. Pour le tome 3, c'est " Super Classe ", Sin Yen qui a une mémoire humaine intégrée à un corps mécanique. Et le tome 4 est " Gijin ", Trice est une machine corps et âme. La couleur des quatre couvertures sont les quatre couleurs élémentaires CMYK (Cyan, Magenta, Jaune et Noir). Avec ces quatre couleurs on peut créer toutes les palettes de coloris. Idem pour l'univers de cette histoire : le monde d'Alma est un assemblage qui n'est complet que lorsque toutes les races sont représentées.

Ray attache une grande importance à la nourriture, pourquoi ?
Je voulais que le héros ait une motivation simple, terre à terre, et éviter une cause grandiloquente comme "l'avenir de l'humanité". Ray ne connaît pas la notion de " pays " ni de " race ". Il ne se soucie pas de l'avenir des hommes à proprement parler. Je voulais qu'il donne la main à tous : machines et humains confondus.
Avant de commencer la prépublication j'avais donc déjà décidé de terminer ce récit par une séquence où Ray mange un hamburger avec Trice. Voilà l'origine de son obstination envers la nourriture.
Peut-être que j'ai un désir caché pour une séquence de repas que prennent Ray et Trice ensemble comme une vraie famille, car personnellement je n'ai pas de souvenir du repas familial. Mon père était constamment absent et ma mère avait un job à mi-temps dans une société de transport et ne rentrait que très tard. J'ai un grand frère qui a quitté le domicile très jeune, je mangeais tous les jours un repas surgelé ou des nouilles instantanées, seul.
Lambda a un rôle de comic relief, pourquoi avoir choisi d'ajouter ce personnage ?
Il fallait qu'il y ait une présence qui mène Ray jusqu'au dernier acte. Cette présence, c'était Lambda, le seul qui puisse témoigner de la possibilité de coexistence entre l'homme et la machine. Cette possibilité que Ray et Trice ont montré. Néanmoins si Lambda était trop proche de Ray, il ne serait pas convaincant. Il fallait donc qu'il reste égocentrique pour être convaincant lorsqu'il parle de Ray.
Avez-vous un message pour vos lecteurs français ?

C'est rare que j'explique les tenants et aboutissant de ma série, ça m'a donc énormément fatigué… Dessiner un manga est cent fois plus facile.
Je suis très honoré d'avoir été interviewé. Mes réponses ainsi que ma série ont peut-être des défauts, mais je voudrais vous remercier d'avoir lu jusqu'à la fin. Le fait de savoir que quelqu'un consacre son temps à lire mon manga me comble de joie et me donne une satisfaction. Je n'ai jamais imaginé que ce manga, que j'ai réalisé en m'enfermant dans mon appartement pendant un an, soit publié en France. Quelle surprise !
Pour conclure, comme le Japon et la France continuent à combattre la Covid-19 depuis l'année dernière, je souhaite de tout mon cœur que tous les pays, sans exception, puissent surmonter ensemble cette crise sanitaire planétaire.