Shihei Lin : l'homme qui murmurait à l'oreille des mangakas !

Shihei Lin : l'homme qui murmurait à l'oreille des mangakas ! Spy x Family, Chainsaw Man, Heart Gear, Dandadan... ces mangas qui cartonnent au Japon ont un point commun que beaucoup de gens ignorent: ils sont sous l'égide du même tantô : Shihei Lin. Qui est ce responsable éditorial qui propulse tous ses auteurs vers les cimes du succès ? Entretien exclusif.

Le tantô, ou responsable éditorial, est en charge du quotidien d'un mangaka. C'est lui qui supervise son travail, l'aide à recueillir de la documentation, l'accompagne dans ses déplacements, relit son story-board et fait ses retours pour améliorer le manga…  On le dépeint parfois en père Fouettard, ne lâchant pas d'un pouce son auteur et le menant à la baguette pour qu'il achève son œuvre. Mais certains préfèrent une toute autre approche. C'est le cas de celui qui est considéré aujourd'hui comme le meilleur responsable éditorial du Japon. Shihei Lin a à cœur d'aider un auteur à exprimer la quintessence de son œuvre. Il est d'ailleurs le premier à suivre les adaptations en dessins animés tirés des mangas qu'il chapeaute. En 2020, il a supervisé la publication de plus de 50 mangas, one-shots compris. Un record. On pourrait croire que la qualité des titres en pâtirait, mais au contraire les séries qu'il supervise battent records sur records, en particulier Chainsaw Man, dont le premier arc narratif frôle les 10 millions de vente au Japon, et Spy x Family, qui a été le manga le plus rapide à atteindre la barre d'un million de lectures sur Jump Plus le magazine en ligne (et application smartphone) de lecture gratuite de Shueisha sur lequel de nouvelles séries sont publiés régulièrement (disponible uniquement en japonais), à ne pas confondre avec Manga Plus, un service en ligne et application mobile qui propose une lecture gratuite des titres sélectionnés dans le monde entier dans sept langues dont le français (depuis septembre 2021).

Roue lors d’une de ses expéditions quotidiennes trouve un hangar désaffecté et un étrange amas de matériel de haute technologie. Que se cache-t-il à l’intérieur?     HEART GEAR © 2019 by Tsuyoshi Takaki/SHUEISHA Inc.

Pour L'Internaute, Shihei Lin a accepté d'expliquer son quotidien, sa manière de travailler et son approche du manga. Morceaux choisis d'un entretien avec un homme de l'ombre qui pousse les auteurs à se sublimer.

Linternaute.com : quelle est la qualité la plus importante d'un tantô selon vous ?

C'est compliqué parce que s'il y avait une qualité unique requise, on aurait des œuvres qui se ressembleraient toutes. De même pour les dessinateurs, si tous étaient comme Oda-sensei (auteur de One Piece, NDLR), je ne pense pas que le monde du manga se porterait aussi bien qu'il ne l'est aujourd'hui. Même au niveau de l'entreprise, c'est dans leur intérêt qu'il y ait une certaine versatilité. Une variété de tantôs aux compétences différentes enrichit l'offre éditoriale et convainc plus de lecteurs.

Mais je dirais avant tout qu'il est crucial d'avoir une bonne maîtrise de la langue japonaise, une certaine aisance avec les mots. Il y a beaucoup de dessinateurs qui s'expriment parfaitement via leurs dessins mais qui ont parfois du mal à retranscrire ce qu'ils veulent communiquer à l'écrit. Et c'est là qu'on peut intervenir et qu'on peut leur apporter notre soutien le plus efficacement.

Il faut aussi savoir s'adapter aux différents auteurs que l'on encadre. On leur demande de quelle façon ils souhaitent communiquer avec notre rédaction, la fréquence des réunions, la façon de diriger ces réunions. Certains veulent un encadrement strict sur le planning, d'autres souhaitent des échanges le plus en amont possible, etc. On adapte notre communication tout au long de leur carrière, ça commence même avant qu'ils ne soient publiés. Dans mon cas, par exemple, j'ai très souvent supervisé des auteurs débutants, avec lesquels il s'est passé du temps avant qu'ils n'aient de série publiée. Ce qui fait qu'on a eu l'occasion de communiquer sur comment s'organiser en amont, parce qu'une fois la publication hebdomadaire commencée, le rythme devient trop effréné pour pouvoir discuter en longueur, et la communication devient moins régulière.

Racontez-nous votre parcours pour devenir tantô…

J'ai un diplôme universitaire de lettres modernes. Au Japon, quand on arrive en 3e année d'université, les étudiants s'occupent de chercher l'entreprise dans laquelle ils vont entrer après la fin de leurs études. J'ai postulé dans de nombreuses entreprises dans des domaines d'activités variés, et parmi celles qui proposaient de m'embaucher, si j'ai choisi Shueisha, c'est tout simplement parce que c'était l'entreprise qui me proposait le plus gros salaire à la sortie de la fac (rires). Une fois chez Shueisha, j'ai commencé en 2006 dans le Monthly Shônen Jump, ce mensuel s'est arrêté un an après mon arrivée, et je suis ensuite passé sur le magazine appelé Jump Square au sein duquel je suis resté une dizaine d'années puis je suis rentré à la rédaction de Jump Plus où j'occupe un poste de rédacteur en chef. Cela fait donc environ 15 ans que je travaille au sein de la maison d'édition Shueisha.

En plus de votre travail d'éditeur, vous êtes crédité dans la production de dessins animés (Binbougami ga!, Blue Exorcist). Comment est-ce arrivé ?

À l'époque où j'ai commencé à travailler pour Blue Exorcist, il était peu courant pour un responsable éditorial d'aller travailler avec les studios d'animation. Mais pour moi, vu que l'auteur me confiait sa série, il était de mon devoir d'aller dans un maximum de réunions afin de m'assurer que sa vision était respectée. Donc je me suis rendu à tous les meetings, que ce soit la lecture de scénario, l'enregistrement du doublage, et même les réunions marketing. J'étais présent sur place, non pas seulement en tant que superviseur de l'œuvre originale, mais aussi pour apporter des idées, des suggestions, pour faire en sorte que le projet soit un succès. Et par la suite, j'ai adopté la même façon de travailler pour tous les projets dont je me suis occupé qui ont été portés sur d'autres supports.

Vous accompagnerez au plus près les futures adaptations anime de Chainsaw Man ou de Spy X Family ?

En ce qui concerne Chainsaw Man, tout à fait, je suis actuellement très pris par ce projet et je participe activement aux réunions de l'équipe de production. Concernant Spy x Family, il est trop tôt pour en parler (rires).

Il nous arrive avec les auteurs d'imaginer à quoi pourrait ressembler une adaptation en anime mais ça n'influence jamais la direction d'un manga ni sa mise en scène.

Cette scène tirée du premier chapitre de Spy x Family est l'une des scènes préféré de Shihei Lin.       SPY X FAMILY © 2019 by Tatsuya Endo/SHUEISHA Inc.

La supervision des oeuvres en cours de publication n'occupe que 50 à 60% de mon temps

Comment se passe une de vos journées de travail types ?

Quand on travaille dans le service éditorial de la Shueisha, on devient forcément le tantô d'un auteur. Par contre, ça ne veut pas forcément dire que cet auteur est publié, que ce soit dans un hebdomadaire ou dans un mensuel. Ça arrive même très fréquemment que l'on doive s'occuper d'auteurs qui sont entre deux publications ou attendent de se faire valider une publication.

Quand j'ai commencé ce travail, j'étais justement dans cette situation où les auteurs dont je m'occupais n'avaient pas de publication en cours. Maintenant, évidemment, mon travail a beaucoup changé depuis cette époque.

Mes semaines sont essentiellement calées sur le travail des auteurs. Tout d'abord, on fait une réunion pour décider du contenu du prochain chapitre. Ensuite, environ 2 à 3 jours plus tard, je reçois un nemu (story-board). Une fois que je l'ai consulté, on peut faire une nouvelle réunion avec l'auteur et, selon ce qui a été fourni, il peut y avoir comme ça plusieurs allers-retours. La majorité des auteurs travaillent sur plusieurs chapitres en parallèle, ils peaufinent le nemu tout en finissant un autre chapitre. Évidemment, cela va dépendre des auteurs. Une fois qu'on a trouvé un terrain d'entente, le story-board est validé, et l'auteur peut commencer à finaliser les planches. Quand elles sont terminées, moi je les transmets à la fabrication et mon travail avec les auteurs s'arrête là.

Par contre, ça ne veut pas dire que je n'ai rien d'autre à faire. J'ai beaucoup d'autres tâches à remplir. Si une série doit être adaptée dans d'autres médias (dessin animé, jeu vidéo, etc.), il faut que j'aille aux réunions sur le scénario, sur le plan marketing. S'il y a des produits dérivés, je dois aussi m'occuper de la supervision de ces produits. J'ai aussi des réunions internes avec le marketing pour la sortie des volumes reliés du manga, qui ont lieu en général quelques jours avant la mise en vente.

Les œuvres qui sont en cours de publication représentent environ 50 à 60% de mon temps de travail. Les 40-50 % qui restent concernent le travail avec les auteurs qui n'ont pas encore de publication en cours. Ça consiste à discuter, faire des réunions, avec soit des jeunes auteurs qui vont débuter, soit des auteurs qui ont déjà été publiés chez nous ou chez des concurrents, et qui cherchent à publier une nouvelle série.

Je suis totalement dépendant de mon calendrier et des réunions qui sont inscrites dedans. Si mon calendrier venait à être effacé ou à disparaître, je pense que je serais incapable de fonctionner (rires).

Ce rêve du personnage d'Aki est l'une des scène que Shihei Lin préfère dans la série Chainsaw Man.       CHAINSAW MAN © 2018 by Tatsuki Fujimoto/SHUEISHA Inc.

Comment savez-vous quand un nemu est bon ?

C'est assez difficile à expliquer… Pour faire simple, je dirais qu'il faut surtout que l'histoire soit intéressante, et qu'il n'y ait pas de contradictions avec ce qui a été raconté jusque-là.  Pour les personnages, il faut que leurs réactions, leurs paroles correspondent bien à leur caractère qui a été montré jusque-là. Comme le scénario principal a plus ou moins été défini en amont avec l'auteur, certains arcs narratifs en tout cas, il s'agit de vérifier que ce qui a été fait cette semaine rentre bien dans les clous et n'est pas complètement en dehors du tracé qu'on a imaginé.

Heart Gear, Kono Oto Tomare, Spy x Family, Chainsaw Man, et maintenant Dandadan : tout ce que vous touchez devient un méga-hit. Comment expliquez-vous ça ?

Je pense que je suis extrêmement chanceux ! Je ne sais pas comment l'expliquer, mais le destin m'a placé sur le chemin de ces auteurs bourrés de talent. J'ai l'impression que le succès dans mon travail repose peut-être à 50/60% sur la chance. Pour le reste, je pense que c'est aussi mon caractère très jusqu'au-boutiste qui fait que quand on sort un manga, c'est parce que j'estime qu'on a vraiment donné le maximum possible et que l'on peut en être satisfait.

Une autre scène que le tanto affectionne particulièrement.   SPY X FAMILY © 2019 by Tatsuya Endo/SHUEISHA Inc.

Tatsuki Fujimoto et Tatsuya Endo sont tous les deux passés - sous votre tutelle -  de titres très sombres à des titres avec un peu d'humour. Comment s'est passée cette transition ?

Tatsuya Endo a une grande empathie envers ses protagonistes, il est du genre à se mettre à la place de ses personnages. Quand ils doivent traverser des épreuves terribles, cela a un impact sur lui aussi. Cela faisait deux séries de suite que je le voyais faire ses story-boards en souffrant en silence. Je lui ai suggéré qu'on fasse une œuvre sur un ton plus léger, moins pesant.

Pour Tatsuki Fujimoto, c'est vrai que sa série précédente, Fire Punch, était très sombre, mais je n'ai pas souvenir d'avoir discuté avec lui d'ajouter plus d'humour. Je pense que c'est le format hebdomadaire, la publication dans Shônen Jump, qui a influencé son style. Il faut pouvoir accrocher les lecteurs chaque semaine, et avoir un personnage trop sombre aurait été aussi plus difficile à dessiner. Le personnage principal de Chainsaw Man a un caractère bien plus simple et franc, il ne se complique pas la vie, ce qui marche très bien avec la cadence de dessin que requiert une publication soutenue comme celle du Weekly Shônen Jump.

Justement, Chainsaw Man quitte le Jump pour aller sur Jump Plus, la plateforme numérique. Au-delà du rythme de publication, pouvez-vous nous dire ce qui va changer ?

Rien n'est encore décidé, et je ne peux de toute façon rien vous dire pour l'instant sur cette nouvelle saison qui arrive. Peut-être que le héros ne sera pas la même personne ? Rien n'est moins sûr.

Ken Takakura est possédé par un fantôme et change d'apparence, c'est la première scène qui vient à l'esprit de Shihei Lin quand on lui demande une scène iconique de Dandadan.   DANDADAN © 2021 by Yukinobu Tatsu/SHUEISHA Inc.

Comment gérez-vous le degré d'humour dans les mangas ? Comment trouvez-vous l'équilibre ?

L'humour est quelque chose de difficile à gérer. Avant, l'humour consistait surtout à mettre en avant les mésaventures des personnages ou à se moquer d'un certain type de personnes. L'humour a évolué et, actuellement, se moquer d'un certain type de personnes n'est pas forcément bien vu. Donc, si je contrôle le type d'humour, c'est pour m'assurer que personne ne sera blessé, que personne ne se sente visé.

Chainsaw Man et Spy x Family se distinguent par une mise en scène incroyablement dynamique. Est-ce que votre coaching éditorial touche aussi à la mise en scène ?

Pour Tatsuya Endo, il est arrivé qu'on discute mise en scène ensemble, que parfois je relève quelques "faux raccords" ou des positions de personnages un peu alambiquées, mais c'était il y a longtemps. Maintenant on n'a plus vraiment besoin d'un parler. Pour Tatsuki Fujimoto, je me souviens qu'on discutait souvent ensemble de la mise en scène à ses débuts, jusqu'à la moitié de Fire Punch à peu près. Depuis qu'il a commencé Chainsaw Man, il arrive parfois que lorsqu'il me soumet un synopsis, je lui demande comment il prévoit de dessiner telle ou telle scène mais en général il imagine et dessine tout de lui-même.

La bravoure a géométrie variable du chien d'Anya est le genre de gag qui fait mouche à coup sûr pour Shihei Lin. SPY X FAMILY © 2019 by Tatsuya Endo/SHUEISHA Inc.

Cela fait plus de dix ans que vous êtes le tantô d'Endo-san, racontez-nous votre rencontre et comment votre relation a évolué. Certains tantôs préfèrent garder une distance professionnelle, est-ce votre cas ou au contraire une amitié s'est-elle développée ?

J'ai commencé à travailler avec Tatsuya Endo il y a 14 ans, lors de ma 2e année chez Shueisha et, si mes souvenirs sont bons, lui avait publié quatre one-shots jusque-là mais n'avait pas réussi à décrocher une publication sérialisée. Comme j'étais chargé d'un nouveau magazine, je lui ai proposé de faire une série pour nous. Nous sommes à peu près du même âge et comme nous démarrions nos carrières presque au même moment, le courant est bien passé entre nous, d'autant plus que nous avons pu passer une semaine ensemble à New York pour repérage. Les voyages, ça permet de créer des liens. Par la suite, nous avons toujours été en contact pour le travail, je me suis rendu plusieurs fois à son atelier, notamment pour lui présenter des assistants, etc. Je ne dirais pas que nous sommes "amis" au sens propre du terme, plutôt des partenaires de travail, avec une forte relation de confiance. Lorsqu'il a voulu déménager, nous avons regardé des maisons ensemble et c'est moi qui suis listé comme contact d'urgence si jamais il lui arrive un problème.

Spy x Family a marqué une pause en Juin 2021. Est-ce que tout va bien pour Monsieur Endo ?

Monsieur Endo va bien. C'est quelqu'un de très perfectionniste et il déteste soumettre des nemu ou des planches qui ne le rendent pas satisfait à 100%. Un des avantages de Jump Plus pour les auteurs, c'est qu'on peut ainsi moduler le rythme de publication quand le dessinateur a besoin de plus de temps. Je me souviens que lorsqu'il était publié en mensuel, Monsieur Endo avait dû rendre des planches à contrecœur pour respecter les délais et que c'était devenu une source de stress pour lui, sans compter la limitation du nombre de pages qui était aussi très précise. Actuellement, même si nous gardons toujours le format relié en tête en termes de quantité de pages, il est bien plus libre de créer le nombre de planches qui lui semblent nécessaires pour raconter ce qu'il souhaite et offrir un manga au plus proche de sa vision originale. C'est une des raisons qui fait son succès, je pense.

Mitsuki Amahara est un collégien passionné de gymnastique son monde vacille en finale du tournoi des collèges quand il voit la performance de Sakura Dogase...       MOON LAND © 2019 by Sai Yamagishi/SHUEISHA Inc.

Comment est venue l'idée de faire un concours de popularité des grimaces d'Anya ?  

On fait souvent des votes de popularité entre personnages pour faire la promotion d'un manga. Mais le problème dans Spy x Family, c'est qu'il y a trois personnages principaux, donc faire un vote de popularité n'était pas forcément intéressant. Donc, nous avons eu l'idée de proposer ce vote autour des expressions d'Anya parce qu'il y a plus d'expressions d'Anya que de personnages importants. Nous avons trouvé ça drôle et c'est une bonne manière de promouvoir le manga. C'est quelque chose dont on a discuté avec l'auteur. Faire un vote classique de popularité pour savoir lequel des trois personnages principaux est le plus populaire ne nous semblait pas très intéressant au final. Qui a vraiment envie de savoir si Lloyd est plus populaire qu'Anya ? Je ne crois pas que ça passionne vraiment les fans. C'est pour ça que nous discutons toujours avec les auteurs lors des sorties en volumes reliés pour trouver le bon moyen de promouvoir le manga. Et ça, je le fais avec tous les auteurs dont je m'occupe.

Kaiju n°8 a récemment battu le record établi par Spy x Family du manga le plus rapide à atteindre le million de lecture en ligne. Est-ce que ça vous a motivé à battre ce record ? Une saine concurrence ?

L'application Jump Plus est apparue, je pense, lors de ma 3e au 4e année chez Shueisha, et la base d'utilisateurs croît chaque année. On peut facilement dire que le nombre d'utilisateurs est très différent entre l'époque de la sortie des premiers chapitres de Spy x Family et maintenant de Kaiju n°8.

Je pense que les nouvelles séries qui vont arriver, pas forcément exclusivement celles que je supervise, ont de grandes chances d'attirer de plus en plus de lecteurs et de battre ce record à nouveau. Évidemment, j'aimerais moi aussi participer à cette émulation, mais contrairement peut-être à un hebdomadaire où il y a une possibilité qu'une série puisse être coupée et donc où chacun défend sa place, on est plus dans un effort d'équipe vis-à-vis de cette application. Donc on est très contents que le travail de tous puisse apporter plus de lecteurs. Dans un hebdomadaire papier, on est limités en nombre de pages, donc c'est évident qu'il y a une certaine concurrence sur qui va être alloué 24 ou 30 pages par chapitre, alors que ce n'est pas du tout le cas pour nous, vu que c'est tout en numérique. Du coup, on n'a pas du tout cette même sensation de concurrence. Je suis même reconnaissant envers Kaiju n°8 puisque ce sont potentiellement plus de lecteurs qui pourront aussi découvrir les séries dont je m'occupe.

L'époque a changé, les lecteurs ne se contentent plus d'un simple ersatz d'un manga à succès

On a l'impression aujourd'hui avec le Weekly Shonen Jump de retrouver la période de l'âge d'or avec des titres très variés qui se côtoient et pas " juste" du shônen nekketsu. Pourquoi à votre avis ?

C'est surtout l'époque qui a changé. Il y a une offre culturelle bien plus importante que par le passé. On a aussi accès plus facilement aux anciennes séries, ce qui fait que là où il y a 10-20 ans, on pouvait se permettre de réitérer sur une formule connue, j'ai l'impression que c'est plus difficile de nos jours, les lecteurs s'en rendent compte plus facilement et ne se contentent plus d'un simple ersatz d'un manga à succès. Le succès vient de l'originalité, du facteur surprise d'un titre. Bien sûr, un manga à succès peut respecter et s'appuyer sur les canons d'un genre mais il faut un élément bien à lui. Les séries qui ressemblent de trop près à ce qui a été populaire par le passé ont au final une faible chance de survivre dans le milieu. C'est ce qui pousse à mon avis cette variété dans les genres.

SPY X FAMILY © 2019 by Tatsuya Endo/SHUEISHA Inc.

Savez-vous pourquoi Endo-san met des fauteuils de designers sur chacune de ses couvertures ?

C'est un fan de design de meubles. Lors des réunions autour du manga, nous avions dit que nous aimerions bien que les personnages soient assis de manière un peu cool. Comme le mangaka est fan de design, il a décidé de mettre ces meubles.

Momo Ayase et Ken Takakura ont fort à faire avec le fantôme de la "Mamie vive".   DANDADAN © 2021 by Yukinobu Tatsu/SHUEISHA Inc.

Le dernier titre que vous supervisez Dandadan semble être le nouveau carton à venir. Pouvez-vous nous raconter sa genèse ?

Je suis devenu responsable éditorial de l'auteur, Tatsu Yukinobu, il y a 7-8 ans à peu près je crois. Il avait fait 2-3 one-shots qui avaient été plutôt populaires, mais aucune de ses propositions de série n'avait abouti. Il avait soumis des séries à Jump Square mais malheureusement elles n'ont pas été retenues, de même pour Shonen Jump. Il m'a donc demandé s'il ne pouvait pas travailler comme assistant chez un auteur en cours de publication pour apprendre ce qui lui faisait défaut, et c'est ainsi qu'il a aidé Tatsuki Fujimoto sur la fin de Fire Punch puis sur Chainsaw Man. Comme il était vraiment très doué en dessin et surtout très rapide, je me suis dit que ce serait vraiment dommage de pas lui offrir le moyen de faire sa propre série, alors on a travaillé à un nouveau concept ensemble. C'est comme ça que Dandadan est né, et la série a été acceptée. Pour être franc, ça n'a pas été une haie d'honneur, mais la rédaction a quand même bien voulu le laisser publier cette série. Je vous disais que j'étais jusqu'au-boutiste et que je n'aimais pas perdre, c'est ce genre d'histoires qui le montre bien. Et je ne suis pas le seul à soutenir Monsieur Tatsu, ses anciens mentors sont très satisfaits de son travail, et je pense que même les lecteurs de Chainsaw Man ont pu reconnaître son trait sur certaines planches.

Le premier volume relié de Dandadan devrait sortir sous peu et nous sommes tous très motivés pour en faire le succès que mérite Monsieur Tatsu. J'espère que le public sera au rendez-vous, et que la série sortira aussi très vite en dehors du Japon. Je ferai en tout cas tout mon possible pour qu'elle réussisse.

D'où vient le nom de ce manga ?

Je ne peux pas le révéler cette information cruciale, mais il y a un sens.

Nous ne réfléchissons plus vraiment en terme de lectorat cible ni d'âge des lecteurs.

On retrouve des thématiques très sombres (viol, meurtres) dans Dandadan (mais aussi dans Spy x Family, Chainsaw Man). Est-ce que le lectorat de Jump Plus est plus âgé que celui du Weekly Jump ?

Que ce soit Chainsaw Man ou Dandadan, mis à part éviter les scènes de sexe explicites ou de violence trop gore, nous ne réfléchissons plus vraiment en terme de lectorat cible ni d'âge des lecteurs. On ne fait pas plus sombre parce que c'est publié sur internet, si ces mangas avaient été prépubliés sur papier, ils auraient été identiques. Ce qui nous préoccupe avant tout c'est : "est-ce intéressant pour nos lecteurs ? Est-ce qu'ils vont être happés par l'histoire ?". On essaie de ne pas non plus limiter notre vision des lecteurs à un certain groupe. Pour nous, les lecteurs potentiels sont tous les gens qui ont envie de se plonger dans un récit, un nouveau monde, les gens qui aiment la pop culture en général, qu'ils soient fans de cinéma, de séries TV ou même de K-pop après tout.

Kono Oto Tomare est un manga qui à l'aide de l'instrument de musique traditionnel qu'est le "Koto" aborde les principales problématiques de l'adolescence. Amitiés, effort, pression sociale, anxiété face à l'avenir, etc.       KONO OTO TOMARE! © 2012 by Amu/SHUEISHA Inc.

Moonland et Kono Oto Tomare sont des mangas sur des sujets "de niche", et pourtant ils ont rencontré un franc succès. Est-ce que vous pouvez nous expliquer pourquoi à votre avis ? 

Ces deux mangas ne sont pas encore publiés en France, il me semble. J'espère que des éditeurs auront le déclic en lisant cet article car c'est vraiment très dommage que ces œuvres ne soient pas plus connues hors du Japon. Que ce soit pour la gymnastique ou la musique, les deux mangakas sont vraiment des spécialistes, ils sont passionnés.

Pour Moonland, quand la publication a été décidée, nous avons fait appel à l'ancien médaillé d'or et entraîneur de l'équipe du Japon, Hisashi Mizutori, pour superviser la relecture du manga. Il a apporté sa collaboration sur beaucoup de choses, nous permettant d'aller voir et interviewer les athlètes. Je pense sincèrement que dans l'histoire du manga de sport, ce titre propose quelque chose de vraiment nouveau et unique. Même si cela peut sembler un sujet de niche, tout comme la danse classique ou le patinage artistique, la gymnastique est aussi un moyen d'expression artistique par le corps et ce manga devrait ravir les amateurs de spectacles vivants.

Pour Kono Oto Tomare, la mangaka joue elle-même du koto, sa sœur est joueuse professionnelle et sa mère enseigne cet instrument, donc elle connaît extrêmement bien son sujet. Je dirais même qu'il n'y a qu'elle au monde qui pouvait dessiner un tel manga avec ce niveau de justesse. Le koto a beau être un instrument traditionnel qui peut sembler obscur, il reste assez pratiqué, en loisir comme professionnellement, en solo ou en groupe. Je sais que beaucoup de musiciens de tous bords au Japon sont très fans de cette série. Je pense que n'importe qui ayant un tout petit peu d'intérêt pour la musique devrait se sentir immédiatement à l'aise avec ce manga et peut l'apprécier à sa juste valeur. C'est d'autant plus rageant qu'aucun éditeur français ne se soit montré intéressé pour le publier. Si vous nous lisez, vous savez ce qu'il vous reste à faire.

élevé par un exorciste qui l'a adopté le jeune Rin découvre un jour qu'il est le fils de Satan...   AO NO EXORCIST © 2009 by Kazue Kato/SHUEISHA Inc.

Avec 27 volumes, Blue Exorcist est le manga le plus long parmi ceux que vous avez supervisés. Est-ce que l'on peut s'attendre à ce que Spy x Family le dépasse ?

Je ne sais pas. À ce stade, je ne peux pas vous le dire. Nous essayons de laisser le récit, les personnages se construire au fil du temps, mais il peut arriver qu'on trouve un bon moment pour conclure. Cela dépend aussi de la volonté de l'auteur. Je pense que quand l'autrice de Blue Exorcist s'est lancé, il ne s'imaginait pas qu'il continuerait aussi longtemps. Mais avec le temps, son récit a pris de l'ampleur, il a ressenti le besoin d'en raconter plus, d'en montrer plus. Je pense qu'elle doit être sacrément fatiguée à l'heure qu'il est (rires). Il nous arrive souvent d'en rire ensemble en se disant "la vache, c'est bien plus long que ce qu'on avait prévu, non ?", mais tant que le manga reste passionnant à la lecture, on va continuer. Donc pour ce qui est de le dépasser avec Spy X Family, il y a vraiment trop de facteurs en jeu, je n'en ai honnêtement aucune idée !

Est-ce que vous connaissez au moins la fin de Spy x Family ? Vous l'avez déjà mise au point avec l'auteur ?

Pour toutes les séries, on discute en général très brièvement de comment va se terminer le manga. Même si ce n'est bien souvent que des grandes lignes. Mais souvent, au fil de nos discussions, ce final a tendance à changer. Alors nous avons une idée de ce vers quoi nous allons, mais la fin n'est pas gravée dans la roche. Pour Spy x Family, je ne peux pas vous dire avec certitude, comme le fait Oda-sensei pour One Piece, que nous avons déjà décidé de comment va finir exactement l'histoire.

Draft King, un manga de Kuromatsu Tetsuro, met en scène la vie de Monsieur Gôhara un recruteur atypique d'une équipe professionnelle de baseball.        DRAFT KING © 2018 by Tetsuro Kurokuma/SHUEISHA Inc.

Tous éditeurs confondus, quels sont vos 5 mangas préférés ?

C'est un peu difficile à dire parce que cela change au fur et à mesure de mes lectures. En ce moment, c'est :

  • Bôkyô Tarô de Yoshihiro Yamada (Kodansha)
  • Skip and Loafer de Misaki Takamatsu (Kodansha)
  • Onna no Sono no Hoshi de Yama Wayama (Shodensha)
  • Hinemosu Notari Nikki de Tetsuya Chiba (Shôgakukan) publié en France aux éditions Vega Dupuis sous le nom Journal d'une vie tranquille
  • Kaijû Jieitai de Junya Inoue (Comic Bunch)

Mais redemandez-moi dans quelques temps et je vous répondrai sûrement complètement autre chose. Il y a beaucoup de titres chez nos concurrents par contre… Ah ! Chez nous, j'aime beaucoup Draft King de Tetsurô Kuromatsu, mais je doute que ce soit un titre très parlant en Occident, c'est vraiment très spécifique au baseball japonais, je pense que c'est impubliable.

À force de guider tous ces jeunes auteurs, n'avez vous jamais eu envie de devenir scénariste ? Des projets ?

Dans le privé, j'écris souvent, c'est un peu une sorte de hobby. J'ai déjà fait quelques prototypes, mais vraiment en restant dans un cercle très privé. Dans mon travail, ce sont souvent des idées que j'échange lors des réunions avec les mangakas et que j'approfondis plus tard dans mon coin. Ces petits synopsis que je m'imagine, il m'arrive souvent de les partager, parfois avec des auteurs, mais aussi avec des gens du milieu de l'animation : des réalisateurs ou des scénaristes. Il nous arrive souvent d'échanger nos idées un peu folles autour d'un verre.