La communication, le nouveau nerf de la guerre des mangas !
Quarante six mètres ! C'est la taille de l'habillage de la bibliothèque François-Mitterrand aux couleurs du manga Kaiju n°8 mis en place par les équipes marketing de l'éditeur Kaze. Pour comparaison, c'est la taille de la statue de la Liberté à New York sans son socle. Si la Bibliothèque nationale de France (BnF) avait déjà connu des habillages, notamment aux couleurs du jeux vidéo World of Warcraft, c'est la première fois qu'elle accueille un manga. Kaze n'est pas le seul à repousser les limites de la communication : l'éditeur Kurokawa a organisé la soirée de lancement du manga Spy x Family à la Cité des sciences pour profiter des synergies avec l'exposition "Espions", la plateforme de streaming Crunchyroll a envoyé dans la stratosphère une figurine de Dr Stone et, au Japon, l'éditeur Kodansha est rentré dans le Guinness des records avec son édition colossale du manga L'Attaque des Titans (1 mètre de haut, 70 cm de large et 13,7 kilos pour ce album collector). Viz USA s'est même payé en 2020 une publicité pleine page dans le New York Times pour One Piece. Comment et pourquoi les éditeurs se lancent dans une surenchère de communication ? Comment ont-ils apprivoisé les réseaux sociaux ? Témoignages d'acteurs majeurs du milieu.
Attack on Titan Manga's Titan-sized Edition Recognized by Guinness World Records as "Largest Comic Book Published"https://t.co/gHVoiRd7Nc pic.twitter.com/EUS0Ng4Ir6
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Les années 90 et le début du marketing manga
"Dans les années 1990, il n'y avait de la publicité que dans de la presse spécialisée et parfois, sur certains gros titres comme le nouveau Taniguchi chez Casterman, il pouvait y avoir une page de pub dans Télérama, se rappelle Sébastien Agogué, responsable communication et marketing des éditions Vega-Dupuis, anciennement chargé de la communication aux éditions Delcourt-Tonkam. La presse grand public n'était pas friande de mangas et son lectorat n'était à l'époque pas la cible des éditeurs. On destinait nos goodies aux salons de type Japan Expo et consorts." C'est avec l'arrivée des gros éditeurs institutionnels et de Ki-oon que le milieu du manga a commencé à appliquer des méthodes de marketing plus grand public.
"Il a fallu aussi que les éditeurs prennent le temps de construire un catalogue, d'avoir des licences fortes pour pouvoir dégager du budget pour des opérations marketing", ajoute Jérôme Manceau, directeur marketing de Crunchyroll France.
Le boom des années 2000
Dans les années 2000, le marché connaît une croissance folle : des nouveaux acteurs, pléthore de titres : Hunter x Hunter, Naruto, Bleach, Monster, Fruit Baskets... C'est le début de la hausse des enchères, par exemple avec Death Note, pour qui les éditeurs francophones vont proposer à l'ayant droit nippon non pas un simple achat de licence mais un dossier de publication comprenant les termes classiques en matière de droits d'auteur et de minimum garantie (nombre de vente minimal que l'éditeur s'engage à payer) mais aussi un plan de communication.
Aujourd'hui on achète un middle-seller japonais le prix d'un best-seller dans les années 2000
"Aujourd'hui, on est sur un marché d'enchères où, pour acquérir un titre, la proposition financière doit impérativement être accompagnée d'une proposition sur la promotion et l'accompagnement du titre, explique Nicolas Ducos, responsable marketing des éditions Kana. Comme le marché est très dynamique, on constate une inflation à tous les niveaux : sur les droits d'auteurs mais aussi de facto sur les plans de communication. Aujourd'hui on achète un middle-seller japonais le prix d'un best-seller dans les années 2000." L'éditeur Kaze, lors de l'acquisition de la licence The Promised Neverland, avait proposé un plan de communication sur trois ans à la Shueisha, depuis c'est devenu la norme pour tous les achats de l'éditeur français.
Ne cherchez plus le One Piece, il était dans ma boîte aux lettres.
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Merci @Eiichiro_Staff @Glenat_Manga pic.twitter.com/4d4LQF2Mew
Le lecteur passionné peut avoir l'impression que les éditeurs ne communiquent que sur les titres aux succès garantis et qu'ils devraient se concentrer pour faire décoller les titres mineurs, mais ce serait ignorer le principe de base d'une action marketing : l'investissement. "Il faut se poser la question en termes de ROI (retour sur investissement, NDLR). Si on ne met pas de budget sur les séries phares, alors on ne peut investir nulle part, explique Jérôme Manceau. Si j'investis un euro sur une série majeure, je sais que j'aurai dix fois plus de transformations en vente, en visibilité, en notoriété que sur une série mineure."
Néanmoins, les éditeurs sont unanimes: l'enveloppe marketing globale augmente ainsi que le nombre de titres auxquels un budget est alloué. "Si un libraire vend demain 10 exemplaires de Kaiju n°8, alors cela valorise pour lui la marque Kaze. Lors de sa prochaine commande, il prêtera plus attention au reste de notre catalogue. La valeur des titres "fer de lance" n'est pas que pécuniaire", explique Pierre Valls, le directeur éditorial des éditions Kaze.
Pour qui, pourquoi et comment communiquer autour du manga ?

Les éditeurs, dans leur communication, s'adressent historiquement aux libraires et à la presse (spécialisée ou grand public), mais avec l'essor des réseaux sociaux, ils s'adressent aussi dorénavant aux créateurs de contenu et aux lecteurs. Pour les lancements majeurs, le dossier de presse cède aujourd'hui sa place à un kit de presse, et pas seulement pour séduire les influenceurs et récolter des likes sur Instagram. Pour Sébastien Agogué, si les éditeurs semblent s'appuyer davantage sur ces créateurs de contenu en 2021, ça n'est pas seulement lié à l'explosion de consommation numérique pendant le Covid : "Les influenceurs sont un nouveau groupe de personnes suivi par des communautés plus ou moins importantes. On apprécie leur audience au même titre que celle d'un magazine ou d'un site web. L'explosion de leur nombre de followers liée au Covid est un plus indéniable, mais tous les éditeurs ont pris du temps pour apprendre à les connaître, à les jauger, voir comment leur image pouvait coexister avec celle de nos maisons d'édition."
L'annulation des salons, traditionnels lieux d'échange entre les éditeurs et les lecteurs, a dégagé du budget marketing et accéléré l'adoption d'une communication directe via les réseaux sociaux. "Tout le monde était stupéfait lors du premier confinement, on ne savait pas si ça allait durer ou non, alors on a surtout observé ce qu'il se passait, explique Nicolas Ducos. Quand on a compris que cette pandémie allait durer, alors on s'est tous réinventés: Facebook Live, Twitch, etc."
Il faut toujours repasser par le circuit de validation parfois complexe et très long des ayants droit, chaque kit étant unique
Jérôme Manceau explique travailler huit mois en amont d'une sortie pour la conception et la réalisation d'un dossier de presse : "Le plus important est d'inscrire la box dans la stratégie de communication globale autour d'une licence. On doit aller au-delà de l'introduction à la série, on souhaite raconter une histoire, pourquoi cette licence nous plaît, comment elle s'ancre dans le marché français, à quel lectorat elle s'adresse… C'est un travail collégial qui regroupe les équipes éditoriales, marketing et créatives." Ces créations de plus en plus imposantes et complexes, que ce soit au niveau des kits presse ou des PLV (publicité sur les lieux de vente), impliquent une validation des ayants droit, un délai à anticiper dans les plannings déjà chargés des éditeurs. Il faut justifier pourquoi tel ou tel objet se retrouve dans le kit presse, ou expliquer l'intérêt de telle ou telle option sur un support de librairie. Si le principe même de ces outils de communication est acquis, il faut toujours repasser par le circuit de validation parfois complexe et très long des ayants droit, chaque kit étant unique. Il arrive que certaines idées trop tardives soient abandonnées par manque de temps de validation.
À collectors et à travers ?
Si les éditions collectors de mangas existent depuis longtemps - celle de Fairy Tail aux éditions Pika remonte à 2011 -, ces dernières ont connu une explosion en parallèle de l'essor du marché. Amenant leurs lots de profiteurs, scalpeurs et autres vautours de la pop culture, comme les lecteurs l'ont tristement constaté avec l'édition collector du tome 99 de One Piece (nldr scalpeur = les profiteurs qui achètent en masse un produit limité pour le revendre au prix fort).
Tas ceux qui se lèvent tôt et qui achètent un tome parce quils sont fans de One Piece puis ceux qui se lèvent tôt pour empêcher les fans daccéder à ce genre de tomes sous prétexte quils faut se faire des sous
— Young Cap | One Piece (@Kawamatsu95) September 15, 2021
Jespère que vous allez rien vendre pic.twitter.com/lrCKtVsXxA
Pour les libraires spécialisés, l'explosion des éditions collectors coïncide avec la sortie tome 33 de L'Attaque des Titans. "Cette édition collector offrait des badges en plus du manga, une opération que nous avions déjà réalisée à plusieurs reprises pour d'autres titres, explique Clarisse Langlet, chargée de communication chez Pika Édition. Mais la popularité de la licence, portée par son dessin animé sur Wakanim et Netflix, était si forte que cette édition s'est arrachée. Depuis le phénomène s'est étendu à la majorité des licences."
" Ce qui me tient à cœur, ainsi qu'au reste de l'équipe, c'est d'innover dans notre travail, ajoute Jérôme Manceau. On a été parmi les premiers à proposer des jaquettes alternatives avec l'opération Rediscover, puis des coffrets en starter pack, ou même des intégrales en éditions prestige. Il y a bien sûr un intérêt commercial à proposer ce type d'éditions mais on s'amuse énormément à innover."
"Le lectorat manga est un public de passionnés qui se regroupe par communauté d'affinités, surtout sur le cœur de cible adolescents et jeunes adultes. De nos jours, les fans s'arrachent tout ce qui est collector ou les goodies, analyse Nicolas Ducos. Chez Kana, nous réalisons des goodies depuis plus de quinze ans, avec des opérations comme les serviettes de plages qui sont très populaires, mais aujourd'hui la gourmandise pour ces produits dérivés a atteint un niveau jamais égalé."
Que dire de plus ...
— Librairie Bulle en Stock (@BulleEnStock) August 21, 2021
ON A HÂTE et en plus il y aura du FOIL ARGENT pour le plus grand plaisir des yeux !
Histoire de pouvoir commencer la série tranquille ou se mettre à jour avec la sortie du T14 chez @Glenat_Manga !https://t.co/hqnppLWhFg
Collection exclu @BulleEnStock pic.twitter.com/pocRVE9ST7
Les premiers conseillers des équipes marketing des éditeurs sont les libraires - témoins directs de cette appétence - qui poussent de plus en plus pour des goodies : poster, marque-pages, etc. Parfois même personnalisés à l'image de la librairie comme au Renard doré ou chez Bulles en stock. Ces goodies et collectors permettent aussi de se distinguer au milieu d'un marché en saturation à la limite de la surproduction. "Le lecteur de mangas sait souvent ce qu'il veut, il y a très peu de demandes de conseils de sa part car il a tendance à s'informer en amont. Alors les goodies, collectors ou PLV sont un outil de prescription pour les libraires", explique Nicolas Duclos.

Une communication qui s'adapte au besoin
La communication doit être au bon moment et à bon escient pour ne pas rater sa cible. Et cette communication ne peut plus se contenter d'accompagner le lancement d'un titre, surtout sur une série longue, sinon le risque d'érosion du lectorat au profit de la nouvelle série tendance est bien réel. Ainsi, pour capitaliser sur la hype de L'Attaque des Titans à l'approche de la fin de la série, les éditions Pika ont réalisé un dossier de presse au format A3. "Notre objectif était de réaliser un dossier de presse introductif à la série. Pour présenter son univers mais aussi mettre en scène son importance dans le marché du manga et au sein des éditions Pika, détaille Clarisse Langlet. Réaliser un dossier géant réussit à faire écho aux titans du manga mais aussi à l'importance de ce titre dans tout l'écosystème. C'est pour cela qu'en plus du traditionnel chemin de fer - histoire, personnages, lore -, nous avons inclus énormément de chiffres. Nous avons aussi interviewé des spécialistes et pu insérer des exergue de l'auteur." Et ça a marché. Suite à l'envoi de ce dossier de presse géant, des acteurs comme Lire, Ouest-France, Les Inrocks et plusieurs radios, des médias où le manga n'a pas encore une place acquise et dédiée, ont sollicité l'éditeur et publié des chroniques. Cerise sur le gâteau, ce dossier de presse visuellement impressionnant était un très bon outil pour embraser les réseaux sociaux.

Kaiju n°8 : la folie des grandeurs ?
Depuis le lancement de The Promised Neverland, les équipes Kazé conçoivent leurs plans de com' sans se poser la moindre contrainte, aussi bien en termes de budget qu'en termes de faisabilité. C'est une fois que le concept est trouvé que se posent les questions de la réalisation. "Il faut lutter contre toute forme d'autocensure. Il y a cinq ans, on n'aurait même pas osé émettre l'idée d'habiller la BnF", explique Pierre Valls.
Nous avons souhaité réaliser un kaiju en 3D de 20 mètres de haut, mais les réglementations parisiennes rendaient ce projet impossible
"L'aspect gigantesque des "kaiju" est un des piliers de notre campagne de communication. Une fois que nous avons posé ce concept de gigantisme, nous avons réfléchi aux actions que l'on pouvait mener. Nous avons souhaité réaliser un "kaiju" en 3D de 20 mètres de haut, mais les réglementations parisiennes rendaient ce projet impossible. C'est une agence de communication - Hype notice - avec qui nous travaillons qui nous a suggéré cet habillage", raconte Jérôme Manceau. "Quand l'équipe marketing est venue nous expliquer le concept d'habiller la BnF avec un "kaiju" de 46 mètres de haut, je n'ai pas pu penser à autre chose que WAOUH !", se remémore Pierre Valls.
Très fier quavec mon agence Hype Notice et les copains de Brainwash nous ayons pu mettre à lhonneur un Manga sur la façade de la Bibliothèque nationale de France (BnF) et ce pour la première fois ! #KaijuNo8 est dispo,cest une tuerie, Foncez ! Merci @KazeFrance pr la confiance pic.twitter.com/6FrqPToY4d
— Sebastien-Abdelhamid (@SAbdelhamid) October 7, 2021
La popularité des mangas est telle aujourd'hui que non seulement les éditeurs osent proposer des partenariats à des institutions comme la BnF, mais ces dernières les reçoivent avec attention et bienveillance. Les années où l'ostracisation du manga était la norme semblent tout à coup très loin. Pour la première fois de son histoire, la Bibliothèque nationale de France accueillera une exposition dédiée au manga et sa librairie proposera plusieurs titres à la vente. Une pierre blanche dans l'histoire du médium. Techniquement, cet habillage est fabriqué par un prestataire de la BnF qui traite les images pour les imprimer à la taille souhaitée sans perte de qualité et surtout en répondant à un cahier des charges exigeant. L'image est découpée en centaines de panneaux, apposés à l'intérieur des fenêtres du majestueux bâtiment. Chaque panneau, à l'instar d'une vitre sans teint, permet de voir de l'intérieur vers l'extérieur, et répond à des normes anti-incendie drastiques.

"Nos actions de communication ont des timings qui dépendent des cibles, précise Jérôme Manceau. Un autre pilier est le côté cinématographique de l'œuvre: nous avons réalisé par exemple un mini-film et nous allons diffuser en novembre des publicités au cinéma. Cette publicité pour le "mass market" est décalée histoire d'avoir une meilleure transformation si la connaissance du titre est déjà établie. On a aussi un timing différent entre les primo-recommandants comme les journalistes ou les créateurs de contenu qui oeuvrent pour la notoriété et les libraires, clé de voûte de notre succès, qui reçoivent des PLV, poster et goodies au moment de la sortie, communiquer trop tôt en point de vente peut générer de la frustration auprès du lecteur qui ne peut pas acheter son manga. Nous avons mis en place un "corner" dédié à la Fnac mais aussi pour la première fois nous avons envoyé un système de "photocall" dans toute la France : Lyon, Strasbourg, Rennes, Bègles et Saint-Herblain. Enfin, nous avons déployé des vitrophanies (décoration autocollante à coller sur les vitrines des librairies, NDLR) jusqu'au Luxembourg et on a répondu à toutes les sollicitations des libraires."
Personne ne sait vraiment d'où ils viennent ni comment prévoir leur arrivée..
— Hakim (@LeZit_) September 22, 2021
La propagande #KaijuNo8 est là ! Quelle surprise de TAILLE @KazeFrance !
Kaiju No8, c'est l'uvre la + emblématique du mangaka Naoya Matsumoto qui arrive en France le 06/10/21 chez Kazé ! # pic.twitter.com/cLYo0olNeL
Kaiju n°8 est le lancement le plus important de l'histoire de Kaze
"Kaiju n°8 est le lancement le plus important de l'histoire de Kaze. C'est un super titre qui s'inscrit dans notre ligne éditoriale. Depuis une décennie, on essaye de trouver des titres qui se démarquent du pur shônen classique : The Promised Neverland, Mashle, Chainsaw Man. Kaiju n°8 est dans cet esprit avec un héros adulte, qui n'est pas sur un chemin initiatique, avec un trait nerveux mais qui reste du shônen. On a hésité longtemps pour traduire ou non le titre - Monstre n°8 - mais grâce aux films de Godzilla et surtout Pacific Rim, le terme de "kaiju" est assez commun dorénavant tout en restant exotique", conclut Pierre Valls.