Manchuria Opium Squad, entretien exclusif avec le trio créatif à l'origine du manga

Manchuria Opium Squad, entretien exclusif avec le trio créatif à l'origine du manga Découvrez la plongée en enfer d'Isamu et de Lihua, un duo atypique et intriguant dans la lignée de Breaking Bad. Pour percer les secrets de ce qui est sans contexte l'un des page-turners les plus addictifs de l'année, L'Internaute a interrogé son scénariste Tsukasa Monma, son dessinateur Shikako et leur éditeur Hidemi Shiraki.

En 1931 le gouvernement japonais envahit la Mandchourie, créant un état assujetti appelé le Mandchoukouo. Conscrit de l'armée japonaise du Guandong, Isamu Higata est déclaré inapte pour la guerre après une blessure à l'œil. Il est transféré dans le corps d'une armée de l'ombre : les agriculteurs chargés de nourrir le contingent militaire. Las, sa mère contracte la peste. Pour payer ses soins, Isamu se lance dans la fabrication d'opium et va rencontrer Lihua, la fille d'un grand parrain local, ne se doutant pas qu'il a mis le doigt dans un engrenage des plus vicieux…

L'occupation de la Mandchourie (qui durera jusqu'à 1945) par l'armée japonaise du Guandong transforme cette région en terroir de la terreur : exactions militaires, mafia et surtout explosion de la culture du pavot pour la production d'opium deviennent le quotidien d'un peuple qui peine à survivre. C'est ce contexte propice aux drames en tout genre que Tsukasa Monma a choisi pour sa nouvelle série Manchuria Opium Squad. Découvrez les origines et les contraintes de la création de ce manga semi-historique.

Isamu Higata, de simple conscrit à baron de la drogue. Une dramatique plongée dans l'enfer des opiacés. © Tsukasa Monma, Shikako / Kodansha Ltd.

Tsukasa Monma, scénariste: "Je réfléchis souvent aux rôles principaux par paires"

Comment vous est venue l'idée de ce manga ? Quelle a été l'étincelle ?
C'est un mélange de deux facteurs. Tout d'abord j'ai eu l'idée d'un fumeur d'opium pendant le développement d'une autre série. Puis monsieur Shiraki m'a proposé un jour de faire une œuvre autour de l'opium, trouvant que c'était un sujet assez riche. Voilà les deux étincelles à l'origine de ce manga.

Nous avons d'abord imaginé une histoire au Japon pendant l'ère Meiji. Mais alors que je travaillais sur la documentation, je suis tombé à de très nombreuses reprises sur la mention "Mandchourie". Cela m'a intrigué et j'ai creusé le sujet. Très vite, il m'est apparu évident qu'un manga historique sur l'opium devait se situer en Mandchourie.

La majorité de vos œuvres ont pour personnage principal une héroïne. Ou a minima une femme très forte. Pourquoi ? Comment décidez-vous des genres de vos protagonistes ?

Dans mes œuvres, en effet, les personnages féminins forts sont assez mis en avant. Les raisons sont très simples : je réfléchis souvent aux rôles principaux par paires. Je trouve que cela facilite le développement de mon intrigue et la visualisation de l'atmosphère de l'œuvre. En parlant de visualisation, il m'arrive de concevoir le physique de mes protagonistes avant leur psyché. Dans Manchuria Opium Squad, il me fallait un personnage au charme indéniable, un côté femme fatale qui domine le héros masculin. J'adore cette image. Voilà pourquoi Isamu et Lihua forment un duo masculin et féminin. De plus, je compte sur Lihua pour charmer aussi les lecteurs (rires).

L'opium, la drogue qui a conquis la Mandchourie. © Tsukasa Monma, Shikako / Kodansha Ltd.

Drogues, tortures, viols, meurtres… Comment garder du recul et ne pas être trop marqué par une telle série quand on travaille dessus ?

Avant toute chose, je n'ai pas poussé la documentation jusqu'à consommer de la drogue (rires). Je me suis documenté en interrogeant des consommateurs et en regardant de nombreux témoignages. J'ai aussi lu plusieurs livres. Tout cela pour essayer de me construire une représentation des dépendances liées à la drogue. Concernant l'opium, j'ai lu un témoignage dans lequel une expression m'a marqué: "Quand on fume, toute sa cupidité est satisfaite". Cette citation m'a fortement inspiré dans l'écriture de ce manga.

Est-ce que vous vous êtes mis des limites vis-à-vis de cette violence ?

Le niveau de violence change à chaque scène en fonction des personnes impliquées. Elle est définie aussi bien par le tortionnaire que par la victime. Néanmoins, j'évite toute violence qui pourrait entraîner une censure lors de la publication du manga.

À quel point vous êtes-vous inspiré d'une histoire vraie pour votre scénario ?

Il y avait une division militaire assez proche de celle à laquelle appartient Isamu au début de l'histoire. Par contre, il n'y a aucune preuve pour étayer l'hypothèse selon laquelle l'armée se prêtait à la culture de l'opium. Certains de mes personnages, comme To Gestusho, le chef du Chin Pan, sont basés sur des personnes ayant réellement existé, mais j'ai un petit peu changé leur noms. Enfin, il y a des figures historiques célèbres comme Du Yuesheng. Mon but avec ce manga était d'écrire une histoire où le lecteur puisse s'imaginer à chaque instant que c'est réel. C'est pour cela qu'il était essentiel de bien décrire l'atmosphère de la Mandchourie de l'époque. Pour mettre en place un drame réaliste, crédible, et donc poignant. Voici mon approche avec cette œuvre.

Quelles sont les principales contraintes à respecter quand on réalise un manga historique ?

Ma règle absolue est qu'il y a des détails qu'il ne faut pas creuser, parce qu'il n'y a pas assez d'informations ou de documentation et que cela pourrait provoquer des mésinterprétations. Si ce sont des faits historiques avérés alors il n'y a pas de problème, mais en cas de doute il faut s'abstenir. C'est plus prudent ainsi. Dans cette œuvre, la période se situe entre la guerre sino-japonaise et la guerre du Pacifique. Il y a plein de zones grises historiques que j'ai sciemment évitées.

Les puissants exploitent les plus pauvres. Ce postulat ne semble pas avoir changé depuis la nuit des temps. Pensez vous que la société est condamnée à reproduire les inégalités sociales sans fin ?

Je crains malheureusement que cet état de fait perdure. Même chez les animaux sauvages, on voit les prédateurs chasser leurs proies. Je ne pense pas que l'humanité évolue assez pour cesser de se battre ou du moins d'avoir cette attitude prédatrice envers son prochain. Dès que plus de trois personnes se réunissent, il y a forcément de la disparité et une prise d'ascendant.

L'argent est le vecteur principal de motivation de la majorité des acteurs qui entrent dans un cercle vicieux. Pensez vous qu'aujourd'hui encore "l'argent ne fait pas le bonheur" ?

Dans un film que j'ai vu récemment, il y avait un dialogue qui m'a beaucoup plu: "On ne peut pas acheter le bonheur avec de l'argent, mais on peut éviter d'être malheureux". Je suis assez d'accord avec cette assertion. Je pense que la majorité des gens qui touchent au trafic de drogue dans la vie réelle sont au bord du précipice et font ce pari malsain pour s'en sortir. Ils ne pensent même pas au bonheur quand ils se lancent dans le trafic, mais à leur survie. Finalement, ce milieu entraînera leur chute, mais au départ ils y pénètrent par espoir. C'est cette illusion d'une possible vie nouvelle qui les attire.

Isamu Higata semble pris dans un engrenage sans fin. Comment peut-il s'en sortir et à quel prix ?

Est-ce qu'un humain qui est tombé dans les tréfonds de l'obscurité peut en sortir et remonter à la surface ? Peut-il retourner à sa vie d'avant et vivre dignement ? Mais avant de pouvoir répondre à cette question, qu'est-ce que c'est que "vivre dignement" en Mandchourie, dans le chaos de la guerre ? Que devra sacrifier Isamu pour expier ses crimes ? Il faut absolument lire la fin du manga pour avoir ces réponses (rires).

Vous êtes-vous inspiré de la série TV Breaking Bad ?

Bien sûr, j'adore cette série. Mais la vision de la vie et le caractère de ses protagonistes sont déjà connus. Il m'a donc fallu adopter une direction complètement différente.

Votre pseudo sur Twitter est un hommage à Kevin Bacon. Quel est votre film préféré avec cet acteur ?

C'est difficile d'en choisir un seul. J'aime bien quand il joue dans Footloose, mais je l'aime aussi en second rôle comme dans Mystic River, Patriot Day ou X-Men, où il incarne un méchant. Si je ne devais garder qu'un seul rôle, ce serait celui de Sean Devine dans Mystic River.

Shikako, dessinateur : " Quand je définis la composition d'une scène, j'essaye de la visualiser sous tous les angles, à 360°"

Vous avez changé de pseudo d'artiste entre votre précédente série (Full Drum) et Manchuria Opium Squad. Pourquoi ?

J'ai toujours aimé l'idée d'avoir un nom de plume, et aussi je me suis rendu compte du risque d'être un mangaka avec son vrai nom. Changer de nom et passer à un pseudonyme était aussi l'occasion de changer complètement d'état d'esprit par rapport à Full Drum, mon précédent manga. Mais mon éditeur a dévoilé le lien lors de la publication de la série, alors c'était peut-être un changement futile…

Qu'est-ce qui est le plus difficile à illustrer et mettre en scène, les scènes d'action sportives ou bien les crimes urbains ?
Dans le sport, l'action est axée sur le mouvement des personnages, cela donne beaucoup de contraintes pour mettre en avant les expressions des personnages. Avec Manchuria Opium Squad, j'ai beaucoup plus de liberté. C'est très plaisant.

Quelles sont vos influences graphiques ? On sent un peu de Hiroaki Samura mais dites-nous en détail…
À l'université, un ami m'a offert le manga Ohikkoshi d'Hiroaki Samura. Et c'est l'une des œuvres qui m'a poussé à devenir mangaka. Au niveau dessin, j'ai aussi été influencé par Igarashi Daisuke et Takehiko Inoue que je vénère.

Il y a sur plusieurs planches un énorme travail de mise en scène avec des angles et points de vue très originaux et audacieux. Comment travaillez-vous votre mise en scène ?
Quand je définis la composition d'une scène, j'essaye de la visualiser dans ma tête sous tous les angles, à 360°. Le plus important n'est pas la scène en elle-même, de manière isolée, mais l'enchaînement des séquences. Il ne faut pas qu'il y ait la moindre anomalie dans une succession de plans. Bien sûr, chaque plan doit rester intéressant et titiller l'imagination du lecteur. Mais la cohérence de l'ensemble est primordiale, sinon vous risquez de faire sortir le lecteur de l'histoire. Voici comment je travaille mes compositions.

La scène préféré de Shikako dans le premier tome. Ici dans le storyboard un angle différent de celui utilisé au final. © Tsukasa Monma, Shikako / Kodansha Ltd.

Quelle est votre scène préférée du premier tome ? Pourquoi ?

Dans l'épisode 2 du premier chapitre, j'ai recherché une composition qui donne un véritable impact. Qui fasse s'exclamer le lecteur.

Le dessin est quasi intégralement réalisé en analogique. © Tsukasa Monma, Shikako / Kodansha Ltd.

Pouvez-vous nous détailler l'évolution de cette planche ?

Au niveau du processus, l'éditeur nous envoie le script, je dessine alors un rough avec les personnages et décors. Ensuite les assistants y ajoutent les décors. On dessine tout en analogique, puis on scanne et on réalise l'encrage et la finalisation - dont le tramage - en numérique. Il n'y a pas d'échange direct avec maître Monma à part la vérification des documents. Quand il y a de nouveaux personnages majeurs, alors je demande une validation de mon concept visuel. Comme je ne connais pas la suite de l'histoire, j'ai vraiment du plaisir de pouvoir lire la suite avant le reste des lecteurs.

Une fois le dessin scanné, les trames et les ajustements mineurs sont réalisés numériquement. © Tsukasa Monma, Shikako / Kodansha Ltd.

Est-ce que pour la scène d'entraînement militaire vous avez été chercher des références dans le cinéma hollywoodien ? Par exemple Full Metal Jacket ?
 
L'entraînement militaire dans Full Metal Jacket est impressionnant et marquant, en effet. Au lycée, il y avait un club de supporter, un Ōendan appelé "Bankara" qui avait une atmosphère très spartiate, quasi militaire. Tous les élèves du lycée étaient encadrés par ce club pour soutenir les équipes sportives lors des compétitions. On avait vraiment vraiment l'impression d'être sous les ordres du sergent Hartman (rires). Je me suis inspiré de ces souvenirs.

Racontez-nous une semaine type de travail.

Quand la série a démarré, je dessinais seul, un chapitre sur 7 jours, maintenant j'ai trois assistants, ce qui nous permet de travailler 5 jours sur 7. Nous sommes passés à cette formule pour préserver la productivité quand le titre est passé d'une publication en ligne à une publication en magazine.

 

J'apporte beaucoup d'attention et d'ardeur pour transposer la puissance qui émane du script de Monsieur Monma. Pour les scènes d'extase sous opiacé je les illustre comme si je réalisais un manga culinaire. © Tsukasa Monma, Shikako / Kodansha Ltd.


Shiraki, éditeur : " c'est difficile quand on ne travaille que sur des œuvres sérieuses voire sombres"
 

Est-ce vous qui avez mis en relation Tsukasa & Shikako ?

C'est en effet moi qui ai effectué la mise en relation. Un ancien collègue m'a présenté monsieur Tsukasa Monma. Je travaille avec lui depuis son œuvre précédente Kubi wo Kiraneba Wakarumai. Après avoir terminé ce manga, je lui ai proposé de travailler sur un manga dans le genre historique autour de l'opium. Puis une fois qu'il a finalisé le synopsis des trois premiers chapitres de Manchuria Opium Squad, j'ai été débaucher Shikako dont j'appréciais le trait et j'étais convaincu qu'il sublimerait ce manga.

Vous encadrez beaucoup de séries, comment passez-vous d'un état d'esprit à l'autre ?
 

© Tsukasa Monma, Shikako / Kodansha Ltd.

J'organise mes ateliers de travail sur différents jours selon les œuvres. Par exemple, le lundi je supervise Unsung Hero et le mercredi je m'occupe de Manchuria Opium Squad. Ce qui me permet de me préparer pour chaque série et d'être dans le bon état d'esprit. Il arrive cependant que deux réunions se retrouvent le même jour à cause de contraintes calendaires. Dans ces cas-là, je m'isole une à deux heures avant chaque atelier pour bien revoir mes questions et remarques ("je veux sortir cette idée, je veux aborder ce sujet") et ainsi je retombe dans l'état d'esprit associé à la série en question.

 

Entre plusieurs oeuvres très très sombres, vous supervisez aussi Unsung Hero, est-ce un échappatoire pour éviter de voir la vie en noir ?

 

Au niveau de l'équilibre, c'est vrai que c'est difficile quand on ne travaille que sur des œuvres sérieuses voire sombres. De temps en temps, c'est reposant d'avoir des œuvres avec des sujets plus légers. Ça apporte une bouffée d'air frais qui permet de se stabiliser un peu mentalement.

 

Est-ce que vous changez de style de management selon vos auteurs ? Si oui comment sont Monma & Shikako ? Sont-ils de "bons élèves" ou au contraire toujours en retard ? (s'ils sont en retard, merci de ne pas les torturer à la faux chauffée à blanc)

Non non, jamais, je suis toujours gentil (rire) avec tous les auteurs. Monma & Shikako sont des génies, je n'ai jamais eu la moindre réclamation, ni sur le storyboard ni sur les textes. Ils sont tous les deux souples et ont une exigence de qualité incroyable. Je les remercie de leur professionnalisme et d'avoir toujours respecté les délais.

Votre management dépend des auteurs que vous encadrez ?

Je m'adapte en effet à chaque auteur ou duo d'auteurs, mais plus sur la manière de piloter un atelier que sur la manière de manager. Parfois on parle de thèmes que l'on souhaite aborder de manière large, et parfois on descend très bas dans les discussions. Sur Manchuria Opium Squad, avec monsieur Monma et mes subalternes, on se creuse la tête chaque semaine pour fournir l'histoire la plus palpitante et intéressante possible.

En ce moment, on assiste après la mode des isekai à un retour des "chevaliers". En tant que responsable éditorial, que pensez-vous de cette mode ?

Bien entendu, je suis attentif à toutes les modes éditoriales. Comme la base est créée aujourd'hui pour tout ce qui concerne la littérature du fantastique, il est temps, pour moi, qu'il y ait des œuvres de références, des grands classiques adaptés en isekai. 

Et a contrario, les isekai sont des œuvres souvent très simples à lire, très légères. La porte est ouverte pour qu'éclose à nouveau des œuvres de dark fantasy, comme Berserk.

Pour finir, avez-vous un message à l'intention de vos lecteurs français ?

© Tsukasa Monma, Shikako / Kodansha Ltd.

Tsuraka Monma : "Bonjour je serais très content si vous pouviez lire Manchuria Opium Squad. Cette série aborde des sujets profonds et durs comme l'opium et l'après-guerre en Mandchourie, mais j'ai envie que vous l'appréciez et que vous en deveniez addict. Merci d'avance"

Shikako:  "La BD franco-belge m'intéresse, notamment Les Cités obscures de François Schuiten. J'ai une admiration sans fin envers ses planches qui fourmillent de détails. Je suis très heureux de voir la publication en France de Manchuria Opium Squad. Et j'espère que ce titre plaira aux fans français"

Hidemi Shiraki:  "C'est une fierté en tant qu'éditeur que nos œuvres soient lues par des lecteurs français. Je suis venu plusieurs fois en France et à chaque fois je découvre et redécouvre l'amour et la connaissance que les Français portent à l'art du mangas. J'espère que Manchuria Opium Squad plaira au plus grand nombre de lecteurs possible"

Manchuria Opium Squad, édition Vega Dupuis, 8€