Tomoyo Tsuno : "Il me tarde de voir le lectorat français s'épanouir en dehors du shônen"

Tomoyo Tsuno : "Il me tarde de voir le lectorat français s'épanouir en dehors du shônen" Entre les équipes éditoriales japonaises et françaises existe un métier de l'ombre, et pourtant il s'agit de l'un des rouages essentiels à cet écosystème: les chargés de droits internationaux. Tomoyo Tsuno est responsable de la France au sein de la division licensing de Kodansha. Elle a accepté d'expliquer à Linternaute.com son métier mais aussi sa vision du marché français.

"Bonjour. Excusez mon français imparfait, mais je n'ai commencé les cours que récemment." C'est avec une facilité déconcertante et un sourire avenant que Tomoyo Tsuno, la nouvelle responsable pour la France des droits étrangers de l'éditeur Kodansha, nous accueille à Tokyo. On s'imagine que gérer les droits de licences phares telles que L'Attaque des Titans, Fairy Tail, Tokyo Revengers, Sailor Moon et Akira s'accompagne forcément d'une pression incommensurable... Et pourtant, en discutant avec l'experte, aucun stress ne paraît, juste un amour pour son catalogue et une volonté ferme de le défendre à l'étranger.

Tomoyo Tsuno dans l'atrium de Kodansha © Kodansha

Auparavant, Tomoyo Tsuno a travaillé pendant cinq ans au sein du département des ventes domestiques, où elle s'occupait du magazine Weekly Morning ainsi que des publications dédiées au shôjo: Dessert, Bessatsu Friends et Nakayoshi Palcy (une application de lecture de manga). Son travail couvrait aussi bien le suivi de la politique éditoriale que la mise en place d'actions marketing et commerciale pour améliorer les ventes des magazines périodiques ou des tankôbon (volumes reliés).

De la publicité (réseaux sociaux, transports en commun, etc.) à l'organisation d'événements comme des séances de dédicaces en librairies (4 à 5 par an en dehors des périodes de pandémie), elle s'est impliquée à tous les niveaux possibles pour booster les ventes de mangas. Son travail l'a amenée aussi bien à échanger avec les libraires qu'à décider du tirage initial de chaque manga et à ajuster les impressions et la communication à chaque nouveau volume d'une série.

Ces multiples casquettes ont permis à Tomoyo de construire une vision complète non seulement du catalogue de la Kodansha, mais aussi du marché japonais, d'acquérir un savoir et des compétences qui seront un atout indéniable pour son nouveau poste de responsable des droits étranger sur le marché francophone. Par exemple, pour affiner au mieux le niveau du tirage d'un livre, "j'ai mis en place un système où je regarde à la fois la popularité d'une série sur les principaux réseaux sociaux et les historiques de vente de l'auteur, même s'il a été publié ailleurs. Bien entendu, j'en discute aussi avec les équipes éditoriales, particulièrement pour jauger la popularité de la prépublication et ajuster au mieux le premier tirage", explique Tomoyo Tsuno.

Les bureaux des équipes en charge du licensing chez Kodansha © Kodansha

Parfois, une bonne surprise se produit et certains titres dépassent les attentes initiales. Le premier tirage de Nano ni, Chigira-kun ga Amasugiru (And Yet, You Are So Sweet, en anglais), de Kujira Anan, était classique, mais il y a eu un effet boule de neige incroyable grâce au lectorat de ce titre qui n'a pas arrêté d'en parler, faisant de cette oeuvre un réel succès commercial dont le droits ont été acquis pour une adaptation en film au Japon annoncée au printemps 2023. Le même genre de bonne surprise s'est produit avec Chiikawa de Nagano: "C'est une série qui était déjà très populaire sur Twitter, mais le ratio de ventes par rapport au nombre de fans est incroyablement élevé. Il s'agit d'une des séries que je pousse actuellement auprès des éditeurs français. Je suis certaine qu'il y a une place pour ce titre sur le marché français", explique Tomoyo Tsuno.

Pour l'instant, la responsable se concentre sur l'audit du marché français: "Je ne compte plus les heures que j'ai passées durant les cinq derniers mois à analyser le marché français. J'en ai profité pour échanger énormément avec tous les éditeurs qui sont nos partenaires de travail. Certains éditeurs, comme Akata, apprécient énormément les shôjo dramatiques, d'autres préfèrent les seinen et évidemment le shônen est le genre qui plaît le plus à l'ensemble des éditeurs. J'essaye de proposer des listes de recommandations de titres à chaque maison d'édition. Ces sélections, à mon humble avis, sont en phase avec leurs lignes éditoriales et devraient trouver un écho particulier", raconte l'experte.

Avec l'explosion des ventes de mangas en France ces dernières années, le marché a atteint un nouvel âge pour Tomoyo Tsuno: "Les éditeurs français nous partagent leurs analyses et leur vision du marché. Aujourd'hui, les shônen trustent 72 à 75% des ventes, ils dominent le marché. Notre volonté commune avec les éditeurs français est d'agrandir le nombre de lecteurs de mangas et, à mon sens, l'extension du lectorat doit être porté par des œuvres en dehors du shônen. Le marché français du manga est mature et peut accueillir chaleureusement des classiques qui auraient été traités d'œuvres de niche il a une dizaine d'années."

© 2003 KAMIJYO Akimine/ Kodansha Ltd., Tokyo

Cependant, choisir un titre n'est pas aussi facile que de faire un simple produit en croix en partant des ventes au Japon pour prédire son succès en France. Il peut arriver que les marchés divergent grandement et tous les hits au Japon ne deviennent pas des best-sellers en France. Il arrive même parfois que des titres connaissent un plus grand succès au pays de Molière. "Samurai Deeper Kyo a connu un succès en France bien au-delà de nos attentes. Nous nous attendions à de belles ventes mais nous avons été estomaqués par la passion qu'ont montrée les lectrices et lecteurs français pour ce titre", explique la responsable des droits.

Le marché japonais est implacable, c'est presque la loi de la jungle. Si une série ne performe pas au niveau escompté, elle sera annulée, quelle que soit la notoriété de son auteur. Mais il arrive que les marchés étrangers sauvent certains titres: "Quand une série est rentable grâce aux ventes outre-mer, alors nous demandons aux équipes éditoriales s'il est possible de continuer ce titre, au moins en format numérique. Par exemple, le manga Happy no Daibôken (La Grande Aventure de Happy) de Kenshiro Sakamoto, basé sur la licence Fairy Tail créée par Hiro Mashima, était un vrai succès en France. Comme certaines scènes ne convenaient pas à un public enfantin, ce titre était pré-publié au sein du Magazine Pocket au lieu du Comic Bombom. L'éditeur français a demandé à réaliser des ajustements vis-à-vis du contenu (certains passages ont été supprimés ou même redessinés par l'auteur) pour pouvoir s'adresser à une cible plus jeune. Et ça a été un véritable hit. Les ventes en France ont même dépassé celles au Japon, ce qui a permis à la série de durer plus longtemps que si elle n'avait été piloté qu'avec le marché japonais en tête", raconte Tomoyo Tsuno.

Le bureau de Tomoyo Tsuno © Kodansha

La perception d'un titre selon des critères locaux est aussi un facteur à ne pas négliger: "Avec cette nouvelle ère, j'ai bon espoir de pouvoir vendre à des éditeurs français des pépites du magazine Be Love comme Meiji Hiiro Kitan (A Scarlet Romance of the Meiji Era) et Meiji Melancholia de la mangaka Rikachi. Je suis intimement convaincue que ces titres peuvent exploser, tout d'abord car les dessins sont magnifiques mais aussi car les drames d'époque qui y sont dépeints sont palpitants. Le seul point négatif est que l'histoire met en scène une romance entre une très jeune fille et un jeune adulte. Même si cet écart d'âge est correct d'un point de vue historique, c'est un sujet très touchy pour un éditeur francophone. J'ai appris énormément sur les différentes opinions et appréciations locales autour des sujets sociétaux", confie l'experte.

© Meiji Hiiro Kitan © RIKACHI Co., Ltd./ Kodansha Ltd.

Grâce ou à cause de l'explosion des ventes, le manga est le nouvel eldorado éditorial et de nombreux éditeurs (nouveaux ou anciens) lancent des catalogues de manga. Ce qui entraîne une hausse des sollicitations du département licence de Kodansha. "Nous sommes déjà très occupés avec nos partenaires actuels, alors nous ne recherchons pas de nouveaux contrats. Cependant nous prêtons un œil attentif à chaque nouvelle offre commerciale", explique l'agent. Habituellement, pour obtenir une licence, un éditeur déclare son intérêt pour un titre en proposant une offre commerciale et marketing et en s'engageant sur un minimum de vente, le fameux "MG" (minimum garanti). Mais "pour des nouveautés à très fort potentiel, nous procédons à un système d'enchères ouvertes à tous nos partenaires. C'est une très bonne dynamique aussi bien pour le marché que pour nous-mêmes", ajoute Tomoyo Tsuno. Ces dernières arrivent plus souvent pour des nouvelles séries d'un auteur déjà établi. Mais quand une série se termine, il n'y a aucune garantie que l'auteur enchaîne sur une nouvelle saga. "Nous avons toujours cette peur irréfléchie et indicible que nous ne pourrions pas trouver de successeur à un super hit. Cependant, nous nous refusons à forcer un auteur à continuer une série ou à revenir sur un univers dont il estime avoir fait le tour. Nous nous considérons déjà chanceux d'avoir pu le publier", ajoute l'experte.

De nos jours, en plus des métriques classiques précités (réseaux sociaux, ventes du premier tome), l'une des clés pour vendre une licence est son adaptation animée: "Pour être complètement transparente, les plannings des principaux éditeurs sont déjà pleins. On ne peut pousser que quelques titres par an en plus de ceux qui sont déjà signés. Alors nous concentrons nos efforts sur les séries dont l'adaptation animée sortira en 2024, et pas sur des évènements extérieurs comme les Jeux olympiques. Aujourd'hui, les adaptations en dessins animés ne représentent pas seulement un boost vis-à-vis de la popularité du manga chez les lecteurs mais sont aussi devenues un argument de vente majeur pour le licensing d'un titre."

Au Japon, la vie d'un manga est rythmée par de nombreuses éditions. La prépublication (en magazine ou en ligne), la première édition en tankôbon, puis des rééditions double ou triple à différentes tailles et parfois des versions Perfect ou Ultimate. "Depuis 2017, nous avons constaté une forte tendance au Japon autour de la réédition des classiques, aussi bien en format aizoban (édition deluxe) ou en bunko (petit format) en version intégrale dans des coffrets. D'un point de vue commercial, c'est une très bonne opération. Et nous avons constaté la même tendance en France. Par exemple, l'éditeur Pika a créé une collection Masterpiece pour publier des classiques multigénérationnels en édition deluxe", explique la responsable des licences en France. Parfois, l'auteur est lui-même impliqué dans ces rééditions deluxe.

Pour les experts, cette tendance aux éditions deluxe n'en est qu'à ses débuts. Récemment, l'équipe éditoriale de L'Atelier des sorciers a été surprise par l'incroyable succès d'un artbook en très haute qualité de la série. Cette édition limitée, disponible seulement sur précommande et vendue à environ 30.000 yens (~206€), a dépassé les attentes et a demandé plus de temps de production au vu des volumes commandés. "Comme ce succès a été au-delà de nos attentes, nous songeons à réitérer cette offre avec un manga qui s'y prête. Par exemple, nous préparons quelque chose autour du titre Hozuki no Reitetsu (Hōzuki le stoïque) et peut-être que ce type d'édition sera disponible un jour à l'étranger", confie Tomoyo Tsuno.

"Nous suivons les tendances de très près, poursuit l'experte. Le rédacteur en chef du Shônen Magazine,Tokyo Revengers est publié, avait anticipé le succès de ce manga et il avait enjoint ses éditeurs à soumettre plus de projets autour de manga furyô. L'histoire lui a donné raison. Wind Breaker a été soutenu car nous avions la certitude que le genre du furyô pouvait s'imposer sur une tendance long terme, et aujourd'hui le titre est déjà licencié par Pika pour la France."

"Le marché français est devenu mature, ce qui permet de donner sa chance à des titres qui manquaient de popularité auparavant. Je pense qu'on peut s'attendre dans un avenir proche à voir plus de classiques publiés en France. Nous explorons nos archives pour sélectionner les titres les plus adaptés. Mon but à court terme est de proposer plus de titres anciens aux éditeurs français. Pour les titres très anciens, nous devons à chaque fois nous assurer que nous possédons bien tout le matériel sous forme numérique, sinon il faut prévoir de scanner à nouveau les originaux. Même si cela représente un surcoût à l'acquisition, pour moi cela reste intéressant. Idem pour les pages couleurs, que nous essayons en permanence de fournir. Il me tarde de voir le lectorat français s'épanouir en dehors du shônen", conclut Tomoyo Tsuno.