Tsubasa Yamaguchi : "j'essaye de créer des cases qui provoqueront des réactions"

Tsubasa Yamaguchi : "j'essaye de créer des cases qui provoqueront des réactions" Dans le manga Blue Period, Tsubasa Yamaguchi explore la problématique de l'art et de la place de l'artiste dans la société contemporaine ainsi que du rapport à la création du point de vue du créateur comme du spectateur. Les doutes, les aspirations et les inspirations n'ont jamais semblé aussi réels. Attrapez vos pinceaux, crayons et partez aux côtés de Yatora à l'assaut de la toile qu'est la vie.

Le manga est un médium qui ne cesse de se réinventer. De manière cyclique, de nouveaux artistes débarquent et bousculent l'ordre qui semblait établi. Tsubasa Yamaguchi est l'une de ces révolutionnaires de l'art. Ses pairs ne s'y sont pas trompé, lui décernant en 2020 le grand prix du Manga (prix Taishô) ainsi que le prix Kodansha pour sa série Blue Period. Un manga où l'autrice, passée par l'Université des arts de Tokyo, met en abîme son expérience avec talent.

Yatora, un jeune lycéen, doué et travailleur s'ennuie dans un quotidien qui lui semble morne et fade. Ses cours d'art plastique sont une pause bienvenue dans ses journées chargées (lycée le jour, amis et devoirs le soir) et un moyen d'avoir une bonne note sans trop d'efforts. Mais son petit monde va être chamboulé, le jour où il fera face à une œuvre peinte par une élève du cours supérieur. Cette toile va l'inviter à redécouvrir le monde de l'art, qu'il avait bien trop rapidement jugé et catalogué… Véritable ode à l'univers de l'art, sous toutes ses formes, ce manga didactique happe le lecteur dans un monde que l'on a trop souvent tendance à qualifier d'élitiste. Que l'on ait ou non la fibre artistique, Tsubasa Yamaguchi nous entraîne à suivre les aventures de Yatora mais aussi de nombreux autres jeunes artistes en devenir, et à suivre leurs premiers pas plus ou moins assurés, dans le monde merveilleux de la création artistique. Un titre qui a déjà laissé son empreinte dans l'histoire du manga.

C'est à Tokyo que nous avons eu l'opportunité grâce aux éditions Kodansha et aux éditions Pika de nous entretenir avec la mangaka. Morceaux choisis.

Linternaute.com : Dès le lycée vous avez fait des études d'art. D'où vous vient cette passion ?

Tsubasa Yamaguchi : J'aime l'art depuis toute petite, je ne peux pas dire exactement d'où vient cette passion, mais j'ai très tôt eu le désir de m'investir dans cette voie. J'ai fait des études d'art appliqué car j'avais envie de progresser, de m'améliorer.

Quand avez-vous décidé de devenir mangaka ?

Là aussi, j'avais cette envie depuis toute petite, mais la réalité s'est imposée à moi. C'est un milieu où il est très dur d'entrer. Donc après les examens de fin du lycée, j'avais mis de côté cette volonté, presque abandonné ce rêve. Mais à l'Université, je me suis penchée à nouveau plus sérieusement sur ce choix de carrière.

La vie de Yatora change suite à une rencontre avec sa professeur d'arts plastiques. Une rencontre a-t-elle changé la vôtre ?

Ce serait vraiment difficile dans mon cas de réduire celà à une seule personne comme dans l'histoire de mon manga. L'artiste et la personne que je suis devenue résultent d'une pléiade de rencontres qui m'ont aidée à progresser, qui m'ont un peu façonnée et fait évoluer, petit à petit.

BLUE PERIOD © Tsubasa Yamaguchi / KODANSHA LTD.

Dans une interview vous avez comparé Picasso à Osamu Tezuka. Est-ce qu'à l'instar de Yatora qui défie Picasso, vous songer à défier Tezuka ?

Je n'ai pas songé une seconde à l'idée de défier Osamu Tezuka. En revanche, il m'a grandement inspiré.

Picasso et Tezuka ont ce point commun d'avoir réussi à briser un premier plafond de verre entre l'art et le grand public. Est-ce important pour vous que l'art soit accessible à tout le monde ?

Oui, tout à fait, j'ai écrit Blue Period dans l'optique d'inviter le plus de monde possible à s'intéresser à l'art.

Blue Period, le titre, est une référence directe aux débuts de Picasso. Faut-il s'attendre à ce que le titre devienne Rose Period après une évolution majeure de Yatora ?

Pour l'instant ça n'est pas prévu (rires).

En parlant de prévu ou non, connaissez-vous déjà la fin du manga ?

BLUE PERIOD © Tsubasa Yamaguchi / KODANSHA LTD.

J'y ai forcément pensé, mais pour l'instant j'ai plusieurs visions qui ne convergent pas toutes, rien n'est arrêté. On peut dire que la fin est seulement esquissée pour l'instant.

La distinction entre génie et personne qui fait des efforts est très importante dans Blue Period, pourquoi ?

En effet, la différence entre talent et effort sont des thèmes auxquels on est confronté quasi quotidiennement quand on exerce un métier créatif. C'est pour celà que j'en ai fait un thème central de mon histoire.

Yatora, Sae, Ryuji/Ayukawa ont tous des parents qui ont un fort impact sur leurs comportement / motivations. Vos parents vous ont-ils soutenue dans votre envie de devenir artiste ?

Mes parents m'ont soutenue dans ma volonté et mes efforts pour devenir une artiste .

Vous travaillez beaucoup avec les symétries et les asymétries. aussi bien pour les personnages que pour la composition.  Pouvez vous nous expliquer votre processus créatif ?

Je me base avant tout sur l'émotion. J'essaye de créer des cases qui vont provoquer des réactions, qui vont toucher les lecteurs.Je réalise ma mise en forme dans cette optique, afin de guider  le regard du lecteur et son cœur  naturellement possible.

Utilisez-vous les méthodes du monde de l'art ? Par exemple l'équilibre d'un tableau influence t-il l'équilibre d'une planche de manga ?

C'est assez variable. Il m'arrive de me poser et d'analyser l'impact d'une planche, la mise en page de manière très complète et complexe. Mais dans la majorité des cas je travaille à l'instinct.

Aujourd'hui alors que de plus en plus de mangas sont lus sur smartphone, votre façon de composer les planches pour ce médium ?

Je prends un petit peu en compte les deux types de lecture. Ma mise en page est principalement conçue pour le   lectorat papier, mais je garde toujours en tête, qu'une partie du public lit sur smartphone. Par exemple, je fais des bulles assez grandes et assez claires pour que les pages puissent être lues facilement sur un écran de téléphone.

Vous avez comparé votre manga à un manga de sport. L'art comme le sport peut être pratiqué par tout le monde mais peu d'élus peuvent gagner leur vie avec ces activités. Pourquoi est-ce important de rester réaliste sur ce point ?

C'est difficile de trouver un bon équilibre entre une représentation trop sévère de  la réalité, et l'envie d'en faire un monde un peu idéalisé où les gens arrivent à réaliser leurs rêves. Il est vrai qu'il y a des nombreux exemples dans ces domaines où le talent nourrit d'efforts permet d'atteindre son but. C'est important pour ce type de manga, d'être suffisamment réaliste pour que le lectorat puisse se projeter. Mais il faut aussi éviter d'aller trop loin dans l'exagération, dans le fantasme, sinon le lien entre les protagonistes et les lecteurs sera trop ténu.

Pour les tableaux réalisés par des élèves vous avez fait appel à des connaissances. Pouvez-vous nous expliquer comment vous les briefez pour ces réalisations ? Leur indiquez-vous par exemple aux étudiants comment aborder une œuvre en fonction de leur personnalité ?

BLUE PERIOD © Tsubasa Yamaguchi / KODANSHA LTD.

C'est très différent selon les œuvres, celà dépend de l'élève et du moment dans sa carrière où le dessin est réalisé. Par exemple, quand les protagonistes sont encore lycéens, j'ai bien entendu fait en sorte que le rendu final ne soit pas une œuvre d'adulte expérimenté. Quand ils étudiaient pour préparer les concours universitaires, je me suis rendue avec mon éditeur dans des cours de classes préparatoires soit pour  des œuvres qui y étaient réalisées, soit s'en inspirer.

La thématique " une œuvre vit selon l'interprétation de la personne qui la regarde" est très présente dans Blue Period. Quelle analyse de vos œuvres vous a le plus surprise ?

Je suis assez souvent agréablement  surprise, par les remarques de mes amis comme par les lettres de fans. Je trouve toujours intéressant de découvrir ces regards, ces lectures de Blue Period, que je n'avais pas imaginés alors que je suis l'auteure de  ce manga. Avoir l'avis des autres est toujours enrichissant, et l'art est vivant et s'écrit aussi dans l'interprétation que chacun en fait.

Quel est le regard qui est le plus proche du vôtre dans votre manga ? Celui de Hashida ? de Mori ?

(rires) Je me demande bien qui a le regard le plus proche du mien. J'ai envie de vous répondre que tous me ressemblent en partie sans qu'aucun ne soit vraiment 100% moi. Tous mes personnages possèdent une petite dose de moi, et aussi beaucoup de choses différentes.

En tout cas, il n'y a pas un personnage qui soit plus proche de moi qu'un autre.

C'est via l'art que Yatora prend enfin assez de recul pour connaître ses parents. Il y a notamment une scène très émouvante avec sa mère. Comment vous est venue l'idée de cette scène ?

C'est une scène trop ancienne, j'ai oublié son inspiration, désolée.

Avez-vous réussi à comprendre ou exprimer grâce à l'art une chose qui vous échappait auparavant ?

BLUE PERIOD © Tsubasa Yamaguchi / KODANSHA LTD.

Oui bien sûr, énormément de choses ont changé depuis que je suis devenue artiste. Ca concerne tous les artistes à mon avis. Par exemple, une personne qui dessine au crayon finit par développer une nouvelle sensibilité aux couleurs. Quand on est mangaka, on apprend à discuter davantage  une œuvre avant d'en attaquer le dessin, à échanger par exemple avec notre éditeur. Tout ceci change notre vision. Le recul qu'exige le processus créatif finit par déteindre aussi sur nous. Je ne peux pas vous donner d'exemple précis, mais je sais que la pratique de l'art a changé ma manière de percevoir et d'apprécier la réalité. C' est certain.

Trouver sa place dans le capharnaüm de la société, trouver sa passion, est un message universel, pourquoi en avoir fait l'un des thèmes principaux de votre manga ?

Cela peut sembler facile à dire à postériori, mais c'est un thème qui me semblait naturel, qui s'est presque imposé à  moi de lui-même.

Dans Blue Period et même dans vos échanges par exemple avec Kenta Nakajima, la question de la valeur de l'art, de la difficulté de gagner sa vie en tant qu'artiste est prépondérante. Pourquoi cette question vous tient-elle à cœur ?

On a une image, des artistes, des peintres qui vivent dans leur propre bulle, concentrés sur leur " art" et qui ne se rendent pas compte des aspects financiers de la vie et encore moins de leur art. Ce cliché des artistes frugaux dont les œuvres ne prennent de la valeur qu'après leur mort est un cliché très répandu et tenace. Même au Japon il est très fort. J'avais très envie d'aborder cette problématique : un artiste peut-il vivre, aujourd'hui, décemment de son art ? Cela peut paraître terre à terre mais ça me semblait une question pertinente.

Vendre un manga est une sorte de concurrence sans fin avec les autres mangas. Aviez vous cette compétition en tête quand vous avez décidé du thème de Blue Period ? Visiez-vous un succès commercial ou bien aviez-vous absolument envie de parler d'art ?

Il y a un peu des deux. Choisir un thème original, qui sorte des sentiers battus, était peut-être un calcul éditorial de ma part. Celà pouvait me permettre de me démarquer et d'attirer les lecteurs, mais c'est aussi un sujet dont je me sens très proche, avec lequel je suis très à l'aise et que j'avais envie d'explorer. Ce choix résulte à la fois d'un calcul pragmatique, réfléchi et aussi d'une envie sincère de parler de cet univers.

Blue Period, Tsubasa Yamaguchi, éditions Pika, 7,70€