Norifusa Mita : "C'est toujours plaisant d'aller là où personne n'a jamais été"

Norifusa Mita : "C'est toujours plaisant d'aller là où personne n'a jamais été" Ce dessinateur émérite a fait ses débuts avec des mangas de baseball, avant de connaître un succès fracassant avec Dragon Zakura (près de 10 millions de tomes vendus). Depuis, il enchaîne les succès en se renouvelant sans cesse. Il est aussi impliqué dans l'association de mangakas qui a racheté la résidence Ozaki et en a fait un lieu dédié au manga, en plein cœur de Tokyo. Entretien avec un autodidacte pétri de talent.

Norifusa Mita a publié plus de 18 séries au Japon. Plusieurs ont remporté un franc succès, à l'instar de Dragon Zakura, Angel Bank, La Grande Guerre d'Archimède ou Investor Z. Ces mangas ont pour la plupart été adaptés en dramas, en dessins animés et même en jeux vidéo. Il a remporté le grand prix Kodansha avec Dragon Zakura et le prix Excellence de l'agence culturelle du Japon. Pour ce dernier, ses colistiers étaient Naoki Urasawa avec Pluto et Kaoru Mori avec Emma, excusez du peu. Norifusa Mita est, aux côtés des mangakas Nami Sasou et Kazumi Yamashita (autrice du manga Land, publié en France aux éditions Mangetsu), l'un des cofondateurs de l'association de sauvegarde de la résidence Theodora Ozaki.

© Norifusa Mita / Cork

S'il est aujourd'hui publié aussi bien chez Shogakukan que chez Kodansha ou Shueisha, les trois plus grandes maisons d'édition du Japon, sa carrière n'a pas été une ligne droite. Diplômé de la prestigieuse faculté de sciences politiques et d'économie de Meiji, le jeune Mita Norifusa a été embauché par la société Seibu (pensez à l'équivalent des Galeries Lafayette). Mais à peine un an plus tard, il a dû retourner chez ses parents dans la préfecture d'Iwate pour aider à gérer l'entreprise familiale avec son frère…

C'est à Tokyo que le mangaka nous a accordé une longue interview. L'occasion de revenir sur son parcours hors norme, ses aspirations et ses leçons.

L'Internaute : Vous avez un parcours exceptionnel. Vous n'êtes pas devenu mangaka par passion ou rêve mais dans le but de pouvoir rembourser les dettes du magasin familial. Racontez-nous comment vous en êtes arrivé à participer à votre premier concours de manga…

Mita Norifusa : En effet, après avoir débuté dans le monde du travail – dans la grande distribution, au sein de l'entreprise Seibu –, j'ai dû retourner aider l'entreprise familiale dont les finances étaient au plus mal. J'ai eu alors l'idée de créer quelque chose pour obtenir des revenus. Au Japon, la manière la plus rapide et facile d'atteindre cet objectif est de réaliser un manga. C'est le vecteur le plus efficace si l'on souhaite créer une œuvre et la voir publiée. C'est la raison qui m'a poussé à tenter l'aventure de mangaka.

Le Coach Kuroki Ryuji du manga "Kurokan" © Norifusa Mita / Cork

Vous avez échangé, en amont de votre candidature, avec votre ami Motoka Murakami (auteur du manga Jin, publié en France aux éditions Delcourt-Tonkam). Quels conseils vous a-t-il donnés ?

Il faut savoir que maître Murakami et moi sommes amis de longue date, bien en dehors de l'univers du manga. Mais un jour, je lui ai présenté les histoires que j'avais dessinées. Sa première réaction a été une véritable surprise : je n'en avais jamais réalisé jusqu'à présent, ni même évoqué la possibilité d'en faire. Après avoir lu mes premières histoires, il m'a confié être étonné de la maturité de ce que j'avais produit. Il ne s'attendait pas à quelque chose d'aussi complet réalisé par un auteur autodidacte. C'est pourquoi son premier conseil a été de postuler aux concours des différents magazines à la recherche de nouveaux mangakas.

À quels magazines avez-vous postulé en premier ?

J'ai postulé en premier chez Shogakukan. Je suis parvenu à me classer parmi les finalistes, mais je n'ai obtenu aucun prix. J'ai ensuite postulé au Morning de Kodansha, où j'ai obtenu un prix et pu faire mes débuts en tant que mangaka.

Vous avez commencé votre carrière sans avoir été assistant, en tant qu'autodidacte. Aviez-vous participé à un club de manga ou de dessin plus jeune ?

J'ai eu des cours d'art plastique à l'école. J'y étais à l'aise, mais je n'étais pas plus assidu que la moyenne ni avais la moindre velléité de devenir artiste. Je n'ai en effet participé à aucun club de manga ni été assistant. Je n'ai même pas étudié le manga étant plus jeune.

C'est une fois que j'ai pris cette décision de devenir mangaka que je me suis mis à étudier plusieurs mangas afin d'en analyser les clés. C'est lors de cette phase d'exploration et d'analyse que je me suis posé la question du style qui me conviendrait le plus. Celui qui me servirait d'inspiration pour trouver mon propre style. J'ai alors copié des dessins, encore et encore, jusqu'à avoir assez d'aise dans l'exercice pour chercher mon propre trait.

[Maître Nami Sasou intervient pour indiquer que c'est un cas rarissime dans le milieu du manga. En général, c'est à l'école primaire ou, au pire, au début du lycée, que les futurs mangakas font cette phase d'apprentissage par la copie.]

Quels étaient ces titres ?

Particulièrement les œuvres de maîtres Tetsuya Chiba, mais aussi Katsuhiro Otomô et Naoki Urasawa. On peut dire que mon œuvre est une fusion de ces trois influences.

© Norifusa Mita / Cork

À vos débuts, vous avez réalisé des mangas de sport et plusieurs sur le baseball, dont Kurokan, publié entre 1996 et 2002. C'est l'un des premiers, voire le premier, manga de baseball à prendre un coach comme protagoniste. Comment avez-vous eu cette idée ?

Il y a une raison très logique. Le baseball lycéen au Japon a un niveau très élevé et marche en mode tournoi à élimination directe. Chaque défaite signifie la fin de l'aventure pour l'année scolaire en cours. Et pour les élèves de troisième année, cela signifie la fin tout court. Alors que si on situe l'histoire autour d'un coach, on peut avoir une approche dans le temps. Construire une équipe pour aller chercher la victoire sur un cycle de plusieurs années. Prendre des décisions dont les fruits ne porteront pas à court terme. Cela me permet d'avoir une gestion de la tension différente et originale.

Quand la digue mentale saute (Suna no Eikan) © Norifusa Mita / Kodansha

Vous avez, encore une fois, réussi à innover fortement en 2010 avec le titre ​​Suna no Eikan ("la couronne de sable")​​. Nanashima, le capitaine de l'équipe du lycée de Kashino, une équipe sur le déclin, se voit confier par Toku, un fan de l'âge d'or du lycée, la somme folle de 10 millions de yens. Mais ce don va très vite devenir un fardeau qui va peser lourd sur les épaules du jeune capitaine… Racontez-nous la genèse de ce titre.

L'étincelle à l'origine de ce manga, c'est l'idée d'avoir un protagoniste d'Ace (le lanceur star, NDLR) qui porte un lourd secret. Qu'il ait à garder ce secret tout au long de sa carrière de lanceur de baseball au lycée. C'est par la suite qu'est venue l'idée que ce secret soit une grosse somme d'argent liquide confiée par un vieil homme. De même, j'ai eu l'idée que Nanashima cache cet argent sur le terrain, plus précisément sous le monticule du lanceur, pour accentuer la conscience qu'il aurait de ce secret. Que ce secret soit présent aussi bien physiquement que mentalement. Je me suis dit que ce serait intéressant comme angle à aborder. En général, dans les mangas sportifs, le héros montre la voie pour devenir champion. Il tire son équipe vers la victoire à travers divers efforts et sacrifices. Je pense qu'en ajoutant une dimension psychologique, à l'aide de ce fardeau, on ajoute une profondeur à l'intrigue qui permet de captiver le lecteur.

Un thriller sportif en quelque sorte ?
(Rires) Oui, on peut dire ça. Et puis jouer sur ce secret permet d'ouvrir des intrigues, avec la manager, avec la famille de Nanashima…

Suna no Eikan © Norifusa Mita / Kodansha

En parlant de mangas de baseball qui vont au-delà du "trope" sportif, impossible de ne pas penser à Mitsuru Adachi. Aimez-vous ses mangas, vous aussi ?

Bien évidemment, je suis un grand fan de Mitsuru Adachi. Ses œuvres sont impressionnantes et ne peuvent pas laisser indifférent. J'adore particulièrement Touch. Avec cette œuvre, maître Adachi a révolutionné le manga.

[Note de la rédaction : sautez la réponse suivante si vous n'avez pas lu l'œuvre de Mitsuru Adachi car elle comporte un spoiler]

Il a amené le thème du deuil. Faire mourir un protagoniste est très risqué dans le monde du manga, presque tabou. C'est prendre le risque de perdre une partie du lectorat qui peut-être fan de ce personnage. Mitsuru Adachi a écrit bien plus que des histoires d'amour, il a écrit la vie avec un réalisme et une sensibilité inégalés.

Tous vos mangas racontent de manière incroyable des drames humains poignants. Quel est le secret pour réussir à susciter autant d'empathie envers vos protagonistes ?

J'ai une règle assez simple que j'essaye d'appliquer : je fais toujours évoluer le genre dominant. Par exemple, je commence par un aspect comique, qui petit à petit va céder sa place au style dramatique. C'est une approche qui marche parfaitement auprès des lecteurs japonais. On voit ce style d'approche aussi bien dans l'industrie du manga que dans l'industrie des drames télévisés.

Investor Z © Norifusa Mita / Cork

Vous avez comparé un magazine de prépublication à un centre commercial et expliqué qu'il fallait que les mangas se démarquent des autres pour exister. Est-ce que pour chacun de vos mangas, vous avez avant tout cherché l'originalité ? Dans l'histoire ou dans l'angle ?

Le plus efficace est de chercher une histoire, un sujet ou une thématique que personne n'a traitée. C'est toujours celui qui innove qui est valorisé. Défricher un genre permet d'attirer l'attention des lecteurs qui sont très curieux et demandeurs de surprises. Et puis, en tant qu'auteur, c'est toujours plaisant d'aller là où personne n'a jamais été.

Par exemple, quand j'ai conçu le manga Dr. Eggs (manga en cours de publication au sein du Grand Jump de Shueisha, NDLR), le genre médical était très exploité dans le manga. Mais il n'y avait pas encore eu de manga qui parle de la période universitaire. C'est pour ça que j'ai choisi de situer l'histoire lors de ces six années d'études.

Comment est né Kenji Sakuragi, le protagoniste de votre œuvre phare Dragon Zakura ?
De manière assez naturelle. Après avoir publié le manga Kurokan, le personnage de ce coach de baseball a généré énormément de retours de lecteurs. Et le coach Ryuji Kuroki était très plaisant à mettre en scène. Je me suis donc servi de ce personnage, en lui enlevant le costume de coach et en lui donnant à la place un rôle de responsable de lycée.

Il suffit de remplacer l'objectif d'"aller au Koshien" par "aller à Todai" (la plus prestigieuse des universités japonaises, pensez à Polytechnique, NDLR).

Kenji Sakuragi est un proviseur qui dénote dans le système éducatif. Est-ce qu'il est le cousin secret d'Eikichi Onizuka ? (rires)

(Rires) Je suis en effet ami avec maître Tôru Fujisawa. On dîne très souvent ensemble.

Et ça n'est pas la première fois que j'entends cette remarque, mais je peux vous garantir qu'ils n'ont rien en commun. Peut-être que Sakuragi pourrait embaucher Onizuka, ce serait une histoire amusante...

Dragon Zakura 2 © Norifusa Mita / Cork

Ce manga a eu une suite et même un spin-off. Comment trouver l'inspiration pour revenir dans un univers où l'on avait écrit un point final ?

Concernant Angel Bank, le spin-off de Dragon Zakura, il faut savoir qu'il arrive assez fréquemment que des entreprises publiques ou privées contactent les éditeurs de mangas pour leur demander de produire un titre dans leur domaine. Ce qui est logique, car le manga est un vecteur de communication essentiel au Japon : rien de surprenant à ce qu'il soit utilisé pour mettre en avant un domaine particulier. Dans le cas de telle demande, il n'est pas rare que le demandeur sponsorise la publication. Angel Bank est né de la demande de la société Recruit Career Co., Ltd., une agence spécialisée dans les ressources humaines. Cette dernière a contacté l'éditeur avec la demande explicite d'utiliser des protagonistes de l'univers de Dragon Zakura pour mettre en avant leur activité de conseil en recrutement.

Concernant Dragon Zakura 2, cette suite est liée à un changement de la législation au Japon. Le système de concours d'entrée aux universités a connu une réforme de fond en comble qui rendait le scénario de Dragon Zakura obsolète. Cela nous a semblé évident, à mon éditeur et moi-même, de revisiter l'univers de Dragon Zakura en prenant en compte les nouvelles contraintes de ces tests universitaires.

Les personnages de Dragon Zakura, aussi bien professeurs qu'élèves, sont hauts en couleur. Comment naît un personnage dans vos œuvres ? Est-ce que vous pensez à sa personnalité en premier ou bien à son apport en termes de rebondissements scénaristiques ?  

Pour les professeurs, mon critère principal était qu'ils soient réalistes. Il fallait qu'ils soient capables de transmettre quelque chose aux élèves. Par exemple, au moment d'imaginer Mamako Ino, la professeur d'anglais, je me suis intéressé à la manière dont cette matière était perçue et enseignée au Japon. C'est tragique car on n'arrête pas de dire aux élèves que l'anglais est une matière compliquée, alors ils abordent cette dernière avec une certaine appréhension. De plus, l'enseignement de cette langue est très stéréotypé. C'est surtout du bachotage de choses pas forcément utiles, il n'y a pas d'approche pratique, usuelle, de l'enseignement de l'anglais, ce qui rend la matière rébarbative. Pour moi, c'est une langue plutôt joyeuse, active, que l'on se plaît à écouter sur des chansons. C'est avec cette idée que j'ai imaginé Mamako Ino. Puis je lui ai ajouté un caractère pétillant, afin que sa personnalité soit en osmose avec le cours qu'elle va donner.

Pour Dragon Zakura 2, vous vous concentrez sur le scénario et les story-boards et confiez le dessin à un autre mangaka. Après tant d'années à tout faire, comment avez-vous vécu ce changement de paradigme ?

À l'époque, j'avais une autre série sérialisée en même temps dans un magazine différent. Le projet m'intéressait énormément, mais je ne me sentais pas capable de dessiner deux séries en parallèle. J'avais fait la connaissance, peu de temps auparavant, d'une société qui relayait les services de dessinateurs. J'ai dans un premier temps contractualisé avec cette société pour le design des personnages principaux. Et au fil des échanges, le projet a avancé et j'ai eu assez confiance pour lancer la publication avec un dessinateur pour m'épauler. Sous-traiter le dessin d'un de mes mangas était un véritable défi pour moi et je suis content de l'avoir relevé.

Dragon Zakura 2 © Norifusa Mita / Cork

Vous aviez imaginé votre manga La Grande Guerre d'Archimède avant de créer Dragon Zakura. Comment avez-vous eu l'idée de raconter l'histoire de la création du Yamato ?

J'ai eu l'idée de ce manga lorsqu'il y a eu le projet de nouveau stade olympique pour les JO de Tokyo 2020. C'était un projet pharaonique, annoncé en 2013 et annulé en 2015. Il y a eu, à cette période, énormément de mouvements contre la construction de ce stade. Aussi bien au niveau du design, du montant, de son emplacement, de sa temporalité, etc. Quand j'ai vu ces débats enflammés, je me suis dit que, quel que soit le chantier, dès lors qu'on lance un projet titanesque, il y aura obligatoirement des opposants à ce dernier. J'ai eu l'idée de transposer cette idée à l'époque de la construction du grand cuirassé Yamato. Et je me suis dit qu'il serait très intéressant d'illustrer les difficultés autour de ce chantier en mettant en scène un protagoniste, porte-étendard de la conception et de la réalisation de ce porte-avions.

Arukimedesu no Taisen © Norifusa Mita / Kodansha

Comment décidez-vous quand prendre une liberté artistique dans le cadre d'un manga historique ?

J'ai tendance à éviter de me frotter aux sujets historiques qui sont en effet des sujets "risqués". Il y a un gros travail de documentation, de validation de ces documentations. Ensuite, il faut écrire une histoire concrète et intéressante, sans tomber dans le piège de finir noyé sous la masse d'informations collectées. La solution qui s'est imposée à moi est de ne pas regarder cette quantité gigantesque d'information comme un tout à forcément utiliser. Mais au contraire de choisir dans cet ensemble un simple vecteur, une information qui sera efficace pour une histoire : "Combien ce projet a-t-il coûté ?". Cette question est mon point de départ et, à partir de là, il était simple de développer une histoire avec un petit h, qui éclaire l'Histoire avec un grand H.

C'est, à mon humble avis, une des particularités des mangakas japonais : arriver à construire une histoire complète à partir d'un élément d'apparence simple. Par exemple, dans La Rose de Versailles, maître Riyoko Ikeda n'aborde pas frontalement l'histoire de la Révolution française, mais elle a choisi de raconter une histoire à partir du point de vue d'un soldat censé protéger la reine. Et c'est à partir de ce simple point, ce personnage secondaire, qu'elle a mis en exergue l'ensemble de la Révolution française au sein d'une histoire cohérente et captivante.

Dragon Zakura, Angel Bank et La Grande Guerre d'Archimède ont été adaptés en dramas ou en films. D'un point de vue d'auteur, comment vit-on ce genre d'adaptations ?

Storyboard Dr Eggs © Norifusa Mita / Cork

Pour moi, le monde du manga et le monde du live-action (aussi bien sur petit que sur grand écran) sont deux univers totalement différents. Même s'il s'agit d'une adaptation, au final, ce sont des œuvres différentes. Le manga est un médium très personnel. C'est l'univers d'un mangaka, son histoire, qu'il a créée de toutes pièces. Quand on passe au format live-action, une multitude de gens sont concernés. Des producteurs aux scénaristes en passant par les acteurs. Chaque interlocuteur va apporter d'une manière ou d'une autre sa patte, son point de vue, à l'œuvre. Qui, in fine, sera fortement différente de celle créée par le mangaka. Je regarde les adaptations de mes mangas comme un simple spectateur qui découvre une œuvre nouvelle.

Vous êtes à l'origine du projet Ozaki avec maîtres Nami Sasou et Kazumi Yamashita. Racontez-nous comment vous êtes tombé sous le charme de ce lieu emblématique ?

Je suis ami de longue date avec maître Yamashita et, quand j'ai vu son message sur Twitter, disant qu'elle cherchait un moyen de préserver ce bâtiment historique, j'ai tout naturellement eu envie d'apporter mon aide. Alors je suis venu voir la bâtisse, et son état de délabrement avancé m'a sauté aux yeux. S'il fallait acheter et réparer le bâtiment, il faudrait aussi lui donner un nouveau but. Pérenniser son existence. Avec nos expériences cumulées de mangakas, il m'est apparu comme une évidence que l'on pourrait transformer ce lieu historique en un lieu dédié au manga. En discutant tous les trois, nous avons réfléchi à un modèle qui permettrait de sauver cette demeure dans le temps. J'ai proposé mon aide pour toute la partie de gestion du business model et de la trésorerie à maîtres Sasou et Yamashita.

On imagine que l'achat de la maison a été un sacré défi ?

Nami Sasou : Une autre particularité, c'est que nous n'avons pas juste acheté la maison, mais aussi le terrain. La ville a accepté que nous nous portions acquéreurs de la maison et du terrain. Les mangakas sont donc propriétaires de l'ensemble. C'était donc très onéreux. Une fois l'achat finalisé, nous n'avions plus assez de fonds pour rénover la demeure. Nous avons contacté nos amis mangakas pour leur demander de participer à la rénovation de ce lieu. Les premiers qui ont répondu positivement et ont participé financièrement sont Rumiko Takahashi, Noboru Takahashi et Nobuyuki Fukumoto. Ils ont même donné une somme suffisante pour couvrir les premiers travaux de rénovation. Le tout, sans avoir à faire appel au moindre système de prêt bancaire. Nous leur en sommes extrêmement reconnaissants.

© Valentin Paquot

Est-ce dès la conception que vous avez eu l'idée d'y organiser tous les mois une exposition de mangaka ?

Norifusa Mita : Dans le premier modèle, nous n'avions pas pensé à faire des expositions. On avait probablement mis cette idée de côté car il y a déjà de nombreux musées et galeries d'art qui organisent des expositions de mangakas. Mais, en général, ce sont ces lieux qui font office de commissaire d'exposition. Aucun mangaka ne me semblait être en charge de ses expositions, n'avait de liberté totale quant au choix des thématiques ou œuvres exposées. Je me suis alors demandé s'il était possible de faire de la résidence Ozaki un lieu géré par les mangakas eux-mêmes. Après tout, qui est le mieux placé qu'un mangaka pour mettre en avant les mangakas et les mangas ?

© Kazuhiro Fujita photo par Valentin Paquot

Comment organisez-vous les expositions ?

Norifusa Mita : Étant propriétaires des lieux, et sans contraintes éditoriales, nous avons une liberté totale de choix. En général, ce sont maîtres Yamashita et Sasou qui soumettent l'envie de voir une exposition autour de tel mangaka. Parfois, il m'arrive aussi de faire des suggestions. Si les mangakas donnent leur accord, alors on travaille à leur côté pour la sélection de planches et d'éventuels goodies. La première liste que nous avons conçue a été réalisée avec la volonté de bien coller avec l'atmosphère de la résidence Ozaki, cette incroyable bâtisse victorienne. Aujourd'hui, la résidence Ozaki est le seul lieu au monde géré par des mangakas pour des mangakas.

Nami Sasou : La dernière exposition de l'année, mettant en scène Hideko Mizuno, me tenait à cœur. Cette incroyable mangaka a plus de 70 ans de carrière. Elle a fait ses débuts à 15 ans, c'est une pionnière du manga shôjo. C'est la seule femme à avoir fait partie de la résidence Tokiwa. Elle est le meilleur symbole des années 60 mais les lecteurs et lectrices d'aujourd'hui n'avaient pas eu la chance de voir ses dessins. Ce sont de belles histoires, accessibles à tout âge. Il m'apparaît important d'avoir, à la résidence Ozaki, un rôle de passeur d'histoire. Avec ces expositions, nous souhaitons que des enfants viennent observer ces planches originales. Qu'ils s'imprègnent de la richesse et de la générosité des mangas de toutes époques. Je suis donc rentré en contact avec maître Hideko Mizuno, qui a accepté, à 85 ans, de réaliser une exposition et même de participer à une séance de dédicaces.

L'auteur de ces lignes tient à remercier maître Mita pour sa disponibilité, maître Sasou pour son hospitalité et Emmanuel Bochew pour l'interprétariat.