La première page, Mademoiselle Baudelaire par Yslaire

La première page,  Mademoiselle Baudelaire par Yslaire À l'occasion du bicentenaire de la naissance du poète Charles Baudelaire, les éditions Aire Libre publient Mademoiselle Baudelaire d'Yslaire. Cet album, à l'opposé des biographies classiques sur le poète maudit, part du point de vue unique de Jeanne Duval, la " Venus noire", principale muse de l'auteur des Fleurs du mal.

" La première page"  : découvrez le nouveau rendez-vous BD de l'internaute, où des auteurs analysent la première planche de leur album. Si comme le dit Jean Van Hamme " la couverture attire le lecteur et le scénario le garde". Les premières pages, elles, sont un appel à la découverte du livre tout entier. D'entre toutes les pages, la première d'un album de bande dessinée doit en quelques cases, teaser l'atmosphère et l'histoire, séduire, captiver, intriguer, sans trop en dévoiler.

Pour cette première Yslaire, l'auteur de la bd " Mademoiselle Baudelaire" se prête au jeu et décrypte la première page de sa " biographie dramatisée" du poète emblématique du XIXe siècle.

Mademoiselle Baudelaire, d'Yslaire aux éditions Aire Libre, sorti le 9 avril 2021, deux cents ans après la naissance de Charles Baudelaire, " le prince des nuées". Ce projet, porté, habité, par le créateur de la saga " Sambre" donne un point de vue original sur la vie du poète maudit, celui de Jeanne Duval, l'actrice, danseuse, amante et muse de Baudelaire.

Jeanne est écartée de l'histoire de l'immense poète, par la mère de ce dernier comme des historiens.  D'elle, on ignore même le vrai nom ou sa date de naissance. Elle est pourtant plus qu'un témoin clé de la vie de l'auteur des Fleurs du mal. Yslaire invite le lecteur à découvrir ou redécouvrir la vie de Charles Baudelaire à travers ses poèmes sulfureux et le regard de ce témoin extraordinaire. Un voyage presque initiatique qui ne laissera aucun lecteur indifférent.

La première page de Mademoiselle Baudelaire, analysée par son auteur Yslaire.

© Yslaire©Dupuis, 2021

" Commencer l'histoire par la mort de Baudelaire, c'est installer un cadre qui correspond au poète. La mort est omniprésente dans l'univers de Baudelaire. Si on pousse la caricature on peut même dire que sa carrière, celle qui marque l'histoire, commence quand il attrape la syphilis. La majorité des gens ne retiennent que Les Fleurs du mal. Ce mal, pour Charles Baudelaire c'est probablement cette maladie qui le hante, qui le ronge, et il arrive à en tirer des fleurs. Si l'épidémie de covid-19 pouvait nous donner un tel chef-d'œuvre, nous en serions très heureux, ça adoucirait un peu cette triste période.

Je n'ai jamais eu le temps d'écrire le scénario pour cet album.

Avant d'entrer plus en détail sur la composition de cette planche, j'aimerais expliquer que je n'ai jamais eu le temps d'écrire le scénario pour cet album. J'avais présenté le concept de l'histoire en 2014, et elle est restée près d'une décennie dans le purgatoire des idées d'albums, chez divers éditeurs. En 2019, José Louis Bocquet, éditeur chez Air Libre m'a contacté pour me dire que le projet était maintenant possible, mais l'album devait paraître le 9 avril 2021, pour le bicentenaire de la naissance de Charles Baudelaire. Cette date était même un engagement contractuel. S'est engagée alors une course contre la montre pour pouvoir raconter toute la vie de Baudelaire en un album, et surtout en un an.

C'est un délai très court pour n'importe quel auteur de bande dessinée, un an pour réaliser 160 pages : documentation, scénario, illustrations. Je remercie d'ailleurs toutes les équipes de Dupuis qui m'ont soutenu avec ferveur, sans qui cet album ne serait pas ce qu'il est. On oublie souvent de le mentionner, mais un album est le produit d'une rencontre entre un auteur et un éditeur. C'est Didier Comès en éditant Silence qui m'a dit ça : "une bonne BD, un succès, c'est un mariage heureux entre un éditeur et un auteur, quand les deux se rencontrent". J'avais la trame de l'album, sur une page A4, qui listait toutes les grandes séquences de la vie de Baudelaire, et aussi une liste d'événements majeurs. C'est le squelette de l'album que vous avez entre vos mains. Même si le point de vue a changé. Le déclic a été quand j'ai eu l'idée de raconter l'histoire via Jeanne Duval. Comme c'est quelqu'un de prétendument farouche, forte tête mais surtout taiseuse, je devais raconter l'histoire plus par le dessin que par les mots ou les dialogues.

Pour moi un scénario de bande dessiné s'incarne avec le dessin.

J'ai donc commencé à dessiner, pour moi un scénario de bande dessiné s'incarne avec le dessin. On peut écrire tout ce que l'on veut, un scénario ne prend vie que par le dessin. Si j'avais été metteur en scène, j'espère que j'aurais été un bon metteur en scène qui laisse les acteurs transporter et transformer le scénario. Pas un de ces tyrans qui forcent les acteurs dans des cases. Ironiquement j'ai mis la date de sa mort au lieu de celle de l'enterrement, c'est la seule erreur et j'ouvre l'album dessus.

Si l'on revient à la composition de cette première planche, la vérité indéniable est un enterrement, une mise sous terre. C'est un moment où l'on jette des fleurs. Et là l'évidence apparaît, " des fleurs, les fleurs du mal". Cette évidence dictée par le dessin est un vecteur de la mise en scène. Les fleurs doivent avoir un rôle pivot dans cette page. Le second vecteur est que je n'imaginais pas faire parler Jeanne. J'ai peur de faire parler les personnages sans sonner faux. C'est tout le problème de faire parler des personnages historiques, quand vous voyez Napoléon dans des films, on s'interroge si sa voix, son timbre, son phrasé sont réalistes. Je voulais éviter ce problème en essayant de passer au maximum par l'image. Ce qui faisait écho à la poésie de Baudelaire, elle est concrète, pas narrative. Il fait appel à des sensations, use de symbole que tout le monde connaît ou presque. Je souhaitais procéder de la même manière.

À l'inverse d'une bande dessinée normale, sur cet album je réalise la mise en scène a posteriori.

Afin de ne pas perdre de temps sur la mise en scène, je dessine chaque case indépendamment, puis, à l'instar d'un cinéaste, je réalise un montage sous ordinateur. Je monte la scène à partir de plusieurs images indépendantes. C'est à ce moment que je choisis de zoomer, découper, recadrer une case. C'est un peu l'inverse d'une bande dessinée normale, sur cet album je réalise la mise en scène a posteriori.

© Aire Libre, Yslaire

Dès l'instant où j'ai choisi de raconter l'histoire à travers Jeanne, elle ne pouvait commencer que par la mort de Baudelaire. C'est le moment où elle peut raconter cette histoire, son histoire. Le jeu de lumière accompagne cette transition, Jeanne, tapis dans l'ombre devient le premier plan sur la dernière case. Son corps se fond d'ailleurs dans le bord de la case, c'est un peu inconscient, mais cela permet d'illustrer que l'histoire, dès que l'on va tourner la page, sera racontée de son point de vue. Pour sa tenue vestimentaire je me suis appuyé sur le témoignage d'Emma Calvé, comédienne et courtisane, fan posthume de Baudelaire, elle retrouve Jeanne Duval et décrit cette tenue : un foulard dans les cheveux, ses boucles d'oreilles.

Il n'y a pas de témoignage de la rencontre entre Jeanne et Madame Aupick. On sait qu'elles se sont croisées. On sait que Caroline Aupick rendait visite à son fils, le plus souvent le matin, et que Jeanne n'arrivait qu'après, j'aurais pu faire une séquence où elles se croisent dans l'escalier. Mais le plus évident pour moi c'était le jour de l'enterrement. L'annonce des funérailles de Baudelaire était passée dans les journaux, donc il est possible et plausible que Jeanne ait été là, en dehors, comme une observatrice. Dans l'ombre, comme toujours, aussi bien l'ombre du cimetière que l'ombre de l'Histoire.

Concernant le découpage, c'est difficile d'organiser à l'avance la mise en page si on ne sait pas exactement quelle forme aura le scénario complet. J'ai donc essayé de trouver une grille répétitive et respectueuse. J'ai pensé à la poésie, qui a elle-même un nombre de pieds, des rimes. J'ai donc défini plusieurs gaufriers, dont l'architecture même respecte cette poésie si chère à Baudelaire. La taille et le nombre des cases d'une planche donnent un rythme, que je vais utiliser au gré des pages, pas en la reproduisant à l'identique bien sûr. Des fois en miroir, des fois en jouant sur l'ordre, comme les rimes suivies, embrassées, etc. C'est une base simple, qui facilite le rythme de la narration. Au bout d'un temps, à l'instar de Baudelaire qui sort de la construction académique des poèmes et sonnet, je me suis adapté et je suis sorti de cette règle avec des gravures pleines pages, des changements de traits, de couleurs… Baudelaire commence de manière très classique, mais finit par s'émanciper et même faire de la prose, il fait aussi des expériences hallucinatoires. Je construis la mise en page comm un poème puis j'ajoute le texte comme une musique. Dans cet album, le texte est comme la bande-son d'un film.

Je construis la mise en page comme un poème puis j'ajoute le texte comme une musique. Dans cet album, le texte est comme la bande-son d'un film.

C'est une raison pour laquelle j'ai commencé l'histoire par une planche muette. Bien sûr j'aurais pu citer l'apologie de Baudelaire par Nadar, mais ça aurait été verbeux pour rien. Je le suggère dans la première case quand on voit qu'il tient en ses mains son discours. J'ai été à l'essentiel, là encore cette course contre la montre a été une vraie boussole.

J'ai un seul regret, ne pas avoir dessiné de tresses à Jeanne, pourtant cité dans les poèmes de Baudelaire.

Que ce soit dans les couleurs, la lumière ou même le cadrage, Jeanne est exclue. Même dans la mort le poète et elle sont séparés, c'est un véritable amour maudit. Je dessine tout en noir et blanc et en lumière. J'ai ajouté les couleurs sur le tard, pour faciliter les changements de scènes, guider un peu l'œil du lecteur. Je ne voulais pas quitter ce côté presque monochrome. Là encore pour rester le plus proche possible de la poésie de Baudelaire, ça m'intéressait d'avoir quelque chose de sobre sur lequel on peut mettre en valeur certains éléments.

Sur cette page, nous avons une forte lumière qui irradie les deux plus grandes cases. Cette couleur est là pour rappeler au lecteur que c'est l'été et qu'il fait chaud. C'est presque choquant ce décalage, ce paradoxe, on enterre Baudelaire, début septembre, un jour où il fait très chaud, très lumineux, très joyeux comme journée. Je n'ai pas joué sur les couleurs des fleurs. Leur importance est induite. Je ne suis pas dans la construction abstraite, je construis des séquences. J'ai une formation de théâtre, pas de cinéma. À 8 ans, j'ai découvert Othello, Cyrano. C'est un langage particulier, très codé, plus proche de la BD que le cinéma à mon sens. 

Il faut dessiner non pas pour faire beau, mais pour montrer, pour exprimer des ambiances.

Dans le pied de la page, j'ai deux cases en gros plan sur Caroline Aupick, dont le regard passe subrepticement du cercueil à Jeanne.  Cela permet de mettre en avant les acteurs plus que les décors. Il faut dessiner non pas pour faire beau, mais pour montrer, pour exprimer des ambiances. Tout en restant cohérent, il faut que ça soit simple. Jeanne arrive dans le dos de l'assemblée, elle est dans l'ombre, personne à part Madame Aupick n'est conscient de sa présence. En la voyant de dos, on s'appuie sur l'effet dramatique. Quand quelqu'un arrive dans le dos, on peut imaginer un danger. Jeanne n'est pas un danger, mais la mère de Baudelaire le croit fermement. Elle a toujours imaginé que Jeanne était un danger pour son fils, alors que la réalité est sûrement l'inverse.

On entre dans l'histoire par Caroline Aupick, qui par son jeu de regard, transmet le relais de la narration à Jeanne. Ma seule incertitude sur cette page c'était de savoir si je commençais par la case avec les fleurs ou non. Mais pour la lisibilité il valait mieux commencer par un plan plus large, c'est insupportable quand au cinéma les réalisateurs multiplient les zooms en permanence. On essaye d'avoir le mouvement le plus pur pour passer d'une case à l'autre. Grâce à l'informatique j'ai pu réaliser de nombreuses variantes de cette page".

Mademoiselle Baudelaire, d'Yslaire aux éditions Aire Libre, 160 pages, 26€