Les jeux de société, rois du financement participatif
On ne les arrête plus, après avoir conquis les séries télévisées à l'instar de The Big Bang Theory, dynamisés les bars ludiques, et in fine nos salons, les jeux de société sont maintenant les rois de Kickstarter, Ulule et autres plateformes de financement participatifs. En 2020 plusieurs milliers de projets ont été financés avec succès pour un montant total de plus de 200 millions d'euros rien que sur la plateforme Kickstarter, 32% de croissance comparé à l'année 2019. En temps de pandémie, les jeux de société sont devenus une valeur refuge. Battant au passage de nombreux records, à commencer par le plus gros montant récolté pour un jeu de plateau avec Frosthaven d'Isaac Childres qui a récolté près de 13 millions de dollars.

D'autres records sont tombés, la table de jeu modulaire du fabricant Wyrmwood Gaming qui a récolté plus de 8,8 millions de dollars. Mais ces records ne sont pas les arbres qui cachent la forêt, Kickstarter sur le segment des jeux de plateau annonce plus de 80% de projet subventionnés avec succès. Comment et pourquoi les jeux de société, jeux de plateau et jeux de rôle ont-ils conquis les plateformes de financements participatifs ?
Pour Thomas Bidaux, analyste spécialisé dans le financement participatif de jeux de société et créateur de Ico Partners société spécialisé dans la communication ludique, cette conquête est le fruit de nombreux facteurs.
"Historiquement, les plateformes de financement participatif comme Kickstarter ou MyMajorCompany sont des projets pensés par des musiciens pour des musiciens. Assez vite elles se sont ouvertes à tous types de projets musicaux : album, clips, films. Mais le premier virage est arrivé en 2012 avec l'explosion du projet Double fine adventure, un jeu vidéo de point & clic, renommé Broken age a sa sortie. Ce projet a levé plus de 3 millions de dollars lors de sa campagne. Un record pour l'époque qui a attiré l'attention de nombreux développeurs et studios indépendants.
De 2012 à 2014 les projets de jeux vidéo financés avec succès se multiplient comme des petits pains, suscitant très vite l'intérêt de gros éditeurs et de l'ensemble de la communauté ludique avec l'arrivée de projets de jeux de plateau. En 2013 les financements de jeux vidéo et de jeux de société sont à peu près équivalents, de l'ordre de 50 millions de dollars pour chaque catégorie. En 2014, le financement de jeux vidéo recule alors que celui des jeux de société reste constant, dépassant d'une courte tête les revenus des jeux vidéo. C'est en 2015 que les jeux de plateau s'envolent, autant en montant qu'en nombre de projets. Parallèlement, le nombre de projets financés avec succès a augmenté et dépasse les 50%. En 2020 : la catégorie "tabletop" représente 33% du volume de financement de Kickstarter, pour 16% des projets. Les jeux captent donc en moyenne de plus gros investissements. En 2020 toutes plateformes confondus les jeux de plateau ont dépassé 250 millions de dollars de soutiens. Une manne incroyable, affirme l'expert".
"2019 a été un tournant historique, explique Thomas Bidaux, la moitié des revenus des jeux de plateau provient alors des plateformes de financements participatifs. Imaginez si une enseigne, un magasin représentait 50% de vos revenus ? Le poids que ça représente dans tout l'écosystème ne peut plus être négligé. Pour les jeux vidéo c'est une goutte d'eau au regard des montants faramineux des jeux modernes. Mais dans le monde du jeu de société c'est un facteur qui touche au-delà de la création des jeux. Par exemple, certains éditeurs asiatiques analysent les comportements sur Kickstarter : investissements, commentaires, etc. pour décider de licencier le jeu chez eux. Pour les magasins, c'est plus compliqué, certains jeux sont exclusifs aux plateformes, mais ils sont dans l'ensemble nombreux à ajuster leurs commandes à l'aune du succès d'un crowdfunding".
Comment expliquer que les jeux de société ont pris les devants face aux films et aux jeux vidéo ?
" C'est fascinant, c'est une combinaison de facteurs. En premier le coût de conception. Un jeu de plateau ne coûte pas cher à concevoir par rapport à un jeu vidéo ou un film. On peut réaliser un prototype avec des bouts de cartons, du papier, des dés ou des pions recyclés. C'est très accessible. Il est plus simple de créer quelque chose à présenter avec un coût d'entrée plus faible. Si je suis un créateur et que j'investis 10 000€ pour lancer mon jeu c'est réaliste, pour un film ou un jeu vidéo ça ne serait pas assez. On a donc un grand volume de projets de jeux de plateau avec des ambitions financières humbles. Des financements de niches qui réussissent avec un soutien de 300 à 500 personnes.
Un autre facteur clé est qu'il s'agit d'un univers de passionné. Si on regarde l'ensemble des comptes sur Kickstarter il n'y a pas 30% d'entre eux qui ont financé un jeu de plateau. Par contre, la majorité de ceux qui ont backé un jeu en a en fait soutenu plusieurs.
Le consommateur est très actif dans cet environnement, il est très engagé avec les créateurs et les licences. Les joueurs peuvent voir les règles et en discuter dès le début d'une campagne. Sans compter l'anticipation du produit physique, souvent bonifié pour les soutiens. Une ristourne, une réception en avance, une qualité accrue. Tous ces facteurs sont en faveur de la participation au financement participatif. Là où du côté du jeu vidéo, la majorité des joueurs attend la sortie du jeu avant de s'y intéresser.
Les consommateurs de jeux de rôle et de jeux de plateau forment une communauté très éduquée sur les financements participatifs. On observe bien plus de commentaires sur les campagnes de jeux de société que sur celles de jeux vidéo. Les questions y sont aussi plus variées, si dans l'univers du jeu vidéo les questions se limitent à " quand sort le jeu ?" dans celui du jeu de plateau les joueurs potentiels demandent des précisions sur les règles, s'il y a un mode deux joueurs, où le jeu est imprimé etc. La sagesse de la foule marche très bien dans ce monde. Ils savent flairer un projet jugé trop risqué. Par exemple, Stellaris, bien qu'adapté d'une célèbre licence de jeu vidéo, n'a levé que 2,5 millions de dollars, de nombreux joueurs ayant critiqué l'absence des règles du jeu. Avec des règles claires en amont, le projet aurait connu un bien plus grand succès.
Enfin, les meilleurs jeux de société sortent sur Kickstarter, ce qui n'est pas le cas pour le jeu vidéo.", analyse le spécialiste.

" La communauté du tabletop est très soudée, il y a eu aussi des abus et des scandales, tous les professionnels se sont ralliés aux clients lésés pour réparer des situations injustes, comme racheter une société avant son dépôt de bilan pour honorer ses engagements. Cette solidarité s'est avérée cruciale plus d'une fois. La société Devil Pig a elle aussi été rachetée par exemple.
Il y a un côté fascinant avec la passion autour de cet univers. Par exemple, l'équipe derrière Critical Role, qui regroupe un cast de passionnés de jeu de rôle, a réussi à construire une communauté fidèle. Peut-être même la plus impressionnante. Le genre de communauté qui fait ressortir le meilleur du financement participatif, des gens qui soutiennent des créateurs autant qu'un projet. Sur un de leurs projets ils avaient un palier à 200$ et un palier à 300$, le second n'offrait que des pin's en plus. Et pourtant la majorité des gens a pris le palier à 300$. 100$ pour des pins, on n'est dans un investissement passion et pas rentabilité, a la croisée parfaite du financement et du soutien. On se fait plaisir quand on investit dans un jeu de société, comme quand on achète une bonne place au théâtre ou au stade de football", poursuit Thomas Bidaux.
Les jeux de plateaux et de rôle qui ont marqué l'histoire du financement participatif :

Zombicide par CoolMiniOrNot alias CMON, c'est le premier gros projet du genre sur Kickstarter. C'est un jeu pour joueurs confirmés avec énormément de matériel. Plus de 110 figurines, des dés, un plateau énorme. Si le montant obtenu - 781 000 dollars - peut sembler faible aujourd'hui en 2015 c'était un record. Surtout pour un jeu de cette échelle. Le studio Guillotine Games, à l'origine du jeu, a été créé Français par Jean-Baptiste Lucien et d'anciens collègues de Rackham, en faisant l'un des premiers succès Français, Cocorico !

Exploding Kitten : c'est un projet plus grand public, qui a touché au-delà des fans du genre. Cette aventure a prouvé que l'on peut avoir un jeu léger, rigolo et quand même toucher énormément de gens. C'est aussi un cas d'école car les créateurs du jeu n'ont jamais réussi à reproduire cette success story. Après tout, une grosse partie du succès de ce jeu vient de l'artiste The Oatmeal. La campagne, très originale, a aussi été une grande raison du succès viral. Le message " nous n'avons plus besoin d'argent" après un certain palier et invitant les soutiens financiers à réaliser des actions comiques qui seraient alors portées dans le jeu. C'est ainsi qu'une photo devenue célèbre a vu 12 fans déguisés en Batman dans un sauna.
Et c'est intéressant car les créateurs n'ont jamais réussi à refaire un même success story. Une grosse partie du succès vient de l'artiste " the oatmeal". La campagne disait "on n'a pas besoin d'argent après un palier" faites des trucs marrants et on les mettra dans le jeu.

Le 7e continent : C'est un projet pour tout type de joueur qui a prouvé qu'on pouvait avoir un gros succès sans forcément avoir un matériel compliqué. Ce jeu, composé de cartes et de tuiles, a généré plus de 7 millions de dollars. C'est lui aussi un projet mené par un studio français Serious Poulp. Qui depuis enchaîne les campagnes de financement avec succès.
Lire aussi : le petit lexique moderne des jeux de sociétés.

Kingdom Death : Monster 1.5 : c'est un jeu ultra-hard-core, ultra-compliqué, hyperdur, pour des joueurs aguerris. Les figurines sont magnifiques, à monter et à peindre soi-même. Jusqu'à peu, c'était le record de la plus grosse levée de fonds pour un jeu avec plus de 12 millions de dollars. Ce qui est intéressant avec cette campagne c'est que chaque participant a investi en moyenne 360$, c'est énorme. On retrouve le même phénomène sur d'autres jeux de plateau avec une forte identité rôliste comme Gloomhaven et Frosthaven.
La particularité du jeu de rôle :
Le jeu de rôle, très populaire dans les années 70-80, redevient à la mode depuis quelques années. Bien aidé par une communauté de youtubeur et twitcheurs très actifs. Ce regain de popularité se constate aussi sur les plateformes de financement participatif. Et l'on commence à voir des créateurs qui quittent leur travail pour se concentrer uniquement sur la création de jeu de rôle. Ce n'est plus qu'un simple loisir.

Dans le monde du financement participatif, il n'y a que sept campagnes de jeu de rôle qui ont dépassé le million de dollars, et Matt Colville, l'américain spécialiste de Donjons et Dragons en a signé deux : Stronghold & Streaming et Kingdoms, Warfare & More Minis.
Free League Publishing, une société suédoise a proposé un jeu de rôle adapté de l'univers du Seigneur des anneaux de Tolkien : the one ring. Cette campagne a remporté plus de deux millions de dollars. Les fans suivent des personnes ou des sociétés connues et reconnues dans le domaine.
Il est intéressant de voir que dans le monde du jeu de rôle les accessoires drainent plus d'argent que les jeux eux-mêmes, note Thomas Bidaux. Des sociétés comme Dwarven Forge lève régulièrement plus d'un million de dollars pour leurs plateaux et donjons miniatures. Dungeon Alchemist, un outil de création de donjons assisté par ordinateur a conquis plus de 57 000 joueurs et MJ pour un montant de près de 2,5 millions d'euros.

Ou même des projets de dés qui font souvent des scores qui donnent le tournis comme Pixels, le dé électronique avec des leds qui donnent vie aux lancers et qui a engrangé pas moins de 3,5 millions de dollars.
Si pour le jeu de plateau Kickstarter est incontournable, pour le jeu de rôle francophone la référence est Ulule. Arnaud Burgot, le directeur général France de la plateforme Ulule revient sur la particularité du jeu de rôle francophone.
" Au démarrage d'Ulule, 25% des financements concernaient la production musicale et 25% la production audiovisuelle. Aujourd'hui c'est bien plus diversifié. Par mimétisme les créateurs francophones ont tendance à lancer leurs campagnes de jeu de plateau sur Kickstarter, entretenant par là même le mythe que ce genre ne peut marcher que sur cette plateforme. Fort heureusement le jeu de rôle ne suit pas cette tendance, au contraire. Les créateurs reviennent de manière récurrente sur Ulule et de nombreuses campagnes ont dépassé le cap des 100 000€. On peut dire que la plateforme attire les créateurs de jeu de rôle mais aussi les jeux à portée sociétale : ludo-éducatif promouvant l'égalité des sexes, etc. C'est une plateforme plus orientée société que gaming en un sens.
En 2020, 6,4% des financements sur Ulule sont des jeux de société, jeux de plateau ou jeux de rôle. Soit 2,3 millions d'euros pour un total de 35,8 millions. Si l'on regarde en détail le financement moyen dans ce segment est de 14 285€ par projet, c'est le double de la moyenne de la plateforme. C'est un type de projet qui marche très très bien".
Le responsable décrypte les clés d'une campagne à succès :

" Si l'on prend l'exemple de la campagne qui cartonne en ce moment RPG Book, on voit tout ce qu'il faut faire. Il faut en premier lieu activer son réseau de contributeurs, ce que l'on appelle le premier cercle. L'éditeur Elder Craft arrive avec une communauté établie, ils sont crédibles.
Ensuite il est primordial que le projet soit compréhensible en très peu de mots, souvent j'explique que le pitch doit tenir en un tweet (140 caractères). La baseline de cette campagne respecte cette contrainte "Les RPG Book sont des ouvrages que vous découvrirez en tant que lecteur. Que vous parcourez en tant que joueur & que vous transmettrez en tant que Maître du jeu. "
Il est aussi nécessaire d'avoir un univers graphique qui interpelle, qui soit de très bonne qualité. Les contributeurs ont besoin de pouvoir se projeter, voir concrètement ce dans quoi ils investissent. Dans ce projet l'éditeur exploite à fond les possibilités de la plateforme, un gif en ouverture, des visuels en 3Ds des futurs ouvrages. C'est un exemple à suivre.

Il faut bien évidemment des contreparties attractives et des prix proches des prix du marché (sauf pour des projets à impact sociétal positif). Il faut qu'il y ait un avantage pour cette " précommande du contributeur". Soit une version collector, des adds-on, une réduction par rapport à la version du commerce. C'est le point essentiel à prendre en considération quand on établit les contreparties.
Enfin, il faut gamifier la campagne : surtout pour l'univers ludique. L'être humain, et les gamers encore plus, adore avoir des objectifs et des récompenses associées. Il ne faut pas forcément énormément de paliers mais cela permet de transformer les contributeurs en ambassadeurs. Qu'ils deviennent des porte-drapeaux du projet pour défendre les prochains paliers. C'est dans leur intérêt de partager le projet, car ça va leur donner des bonus supplémentaires pour le même prix. Si 20% des contributeurs relaient alors l'effet boule de neige est enclenché.
Dans le cadre de la campagne RPG Books on a un petit plus non négligeable, c'est l'apport d'une thématique forte et d'une licence connue : les livres dont vous êtes le héros et Cthulhu. Ces deux facteurs contribuent à attirer une communauté".
Les deux campagnes de jeu de rôle qui ont marqué l'histoire d'Ulule :

Les ombres d'Esteren : en 2013 déjà, la troisième campagne a remporté près de 63 000€. C'est un record absolu à l'époque.
Aria : Ce projet de jeu de rôle, basé sur l'actual play très populaire "Game of Rôle" a réussi à conquérir au-delà de sa base de fan. C'est un nouveau record du genre sur Ulule avec 356 231€ récolté.
Enfin, le crowdfunding en jeu de plateau et jeu de rôle marche tellement bien que c'est le seul à voir de nouvelles plateformes dédiées se créer avec succès. Comme Game on Tabletop, la plateforme développée par Black Book Editions, initialement conçue comme une plateforme de précommande mais aujourd'hui utilisée aussi pour du financement participatif, conclut Thomas Bidaux.