Manga Plus : dans les coulisses de la nouvelle plateforme gratuite

Manga Plus : dans les coulisses de la nouvelle plateforme gratuite Le service de lecture en ligne des éditions Shueisha débarque enfin en langue française ! Découvrez tout sur le fonctionnement de la plateforme, les coulisses du lancement de son contenu francophone et les possibles répercussions sur le travail des traducteurs et autres acteurs de la chaîne de publication.

Les lecteurs français n'en pouvaient plus d'attendre. ENFIN ! La plateforme Manga Plus est disponible dans la langue de Molière ce 26 septembre 2021. Le site et les applications proposent pour l'instant 8 séries. Quatre titres bien installés One Piece, My Hero Academia, Jujutsu Kaisen, Black Clover et quatre jeunes pousses déjà super populaires : Kaiju No.8, Mashle, Undead Unluck, Mission Yozakura Family. En quoi consiste cette nouvelle offre? Et pourquoi a-t-il fallu attendre aussi longtemps pour que la France - 3e marché mondial du manga (2e à nouveau en 2020) - y accède ? On vous dit tout...

La naissance de Manga Plus remonte à 2019. Le service consiste alors en un site web et des applications pour smartphones iOS et Android. Son but : permettre la lecture de mangas en ligne, gratuitement, en proposant des chapitres des séries les plus populaires. Et ce, en même temps (ou presque) que leur sortie au Japon. Appartenant à l'éditeur Shueisha, le catalogue regroupe des titres issues des publications Weekly Shonen Jump, Shonen Jump+, Jump Square, V Jump et Young Jump. Si certains volumes sont publiés en intégralité gratuitement, le principe de base est de proposer à la lecture les trois premiers et les trois derniers chapitres d'une série.

La première aventure numérique des éditions Shueisha était pourtant la plateforme Jump +, née en 2012. Mais cette dernière n'est qu'en japonais (des équivalents coréens et chinois existent). Elle propose au lecteur d'acheter des volumes ou des chapitres des séries qu'ils aiment. Un modèle qui n'était pas adaptable à l'international, où les droits sont cédés à différents éditeurs locaux. Shuhei Hosono, le rédacteur en chef des deux univers en ligne, explique dans une interview que la plateforme Manga Plus est une version globale de sa grande sœur Jump+. Imaginée dès 2015, ce portail du manga voit le jour en janvier 2019, en anglais uniquement à l'époque, avec une trentaine de titres disponibles. Dès février 2019, l'espagnol rejoint les langues proposées, et le site web comme les applications n'ont cessé depuis de voir le nombre de lecteurs de tous horizons croître, explosant les records de lectures les uns après les autres. L'objectif de la plateforme: lutter contre le piratage, mais aussi contrer l'essor des webtoons et pérenniser le marché international qui semble de moins en moins anodin dans les revenus des éditeurs nippons...

En octobre 2020, Yuuta Momiyama donne des informations sur certains succès dans une série de tweets :
Avec le temps, la plateforme s'est imposée auprès d'un public international - les lecteurs viennent de plus de 150 pays - et les records de lectures ne cessent de tomber. Des séries comme Spy x Family et Kaiju 8 ont posé des jalons en réunissant plus d'un million de lecteurs en moins d'un mois et ce sans le support d'un dessin animé, et récemment Dandadan a pulvérisé le million de lecteurs en deux chapitres (une semaine) et Look Back, le one-shot du talentueux Tatsuki Fujimoto, auteur de Fire Punch et Chainsaw Man, a franchi les 3 millions de lecteurs en 24 heures (en incluant Jump+). Aujourd'hui, la plateforme web Manga Plus représente 13,16 millions de visiteurs uniques pour le mois d'août 2021, d'après l'analyste Similarweb. Les applications mobiles cumulent pour leur part 6,66 millions d'installations dans le monde entier d'après le site de veille mobile App Annie.
En août 2021 le site web Manga Plus a accueilli plus de 13,16 millions de lecteurs du monde entier d'après Similarweb. © Similarweb

 Des chiffres qui donnent le vertige...

D’après App Annie, le site spécialisé dans le suivi des applications mobile, Manga Plus n’a cessé de grimper dans les classements des stores, soulignant un nombre de téléchargements de plus en plus impressionnant. © App Annie

Alors pourquoi la France, troisième marché du manga, n'est que le 15e pays en termes d'utilisation de Manga Plus ? Et pourquoi a-t-il fallu attendre septembre 2021 pour que le service soit officiellement disponible dans la langue des lecteurs hexagonaux?

Dès la création de Manga Plus, la Shueisha songeait à la langue française

De manière anonyme, des éditeurs français apportent des éléments de réponse. "La Shueisha a, dès la création de Manga Plus, contacté les principaux éditeurs français pour les prévenir de l'arrivée de la plateforme et de l'intérêt que le marché français revêt à ses yeux", explique un éditeur. "Il faut savoir que les contrats des éditeurs français ne donnent que des droits de licence commerciale. L'éditeur japonais et les auteurs restent propriétaires des droits de l'ensemble des mangas; une mise en ligne à titre gracieux, entrant dans le cadre de matériel de promotion d'un titre, aucune mise à jour de contrat n'est nécessaire pour permettre à Manga Plus de proposer des séries en français", confie un autre éditeur. "Le point le plus sensible est l'exception française du droit d'auteur. Un traducteur reste propriétaire de sa traduction, il n'y a pas de cession complète des droits. Ce qui veut dire que si demain Shueisha souhaite exploiter d'une autre manière une traduction, elle doit demander l'autorisation au traducteur, même si cette exploitation n'est pas d'ordre financier. C'est un sujet qui n'existe pas au Japon alors il a fallu bien expliquer le droit français. Mais l'éditeur est dans une démarche gagnant-gagnant alors il n'y a pas eu de problème", analyse un responsable de maison d'édition.

Potentiellement, Manga Plus aurait pu être disponible en français assez rapidement. Cependant, "les éditeurs français ne se sont pas tous montrés très coopératifs pour adopter ce nouveau paradigme. Voire ont traîné des pieds. L'éditeur nippon n'ayant pas envie d'imposer ex cathedra sa plateforme, l'arrivée de lu français a été mise de côté. De plus, le marché est très éclaté en France avec de nombreuses maisons", raconte un responsable de maison d'édition. "Au-delà de peser le pour et le contre de l'impact d'un tel service - sur les séries en cours de publication, l'impact ne peut être que positif, mais quid des titres de fond ? -, la principale raison de ce manque d'enthousiasme était de voir les problématiques légales au niveau des droits d'auteurs pour les traducteurs et adaptateurs, mais aussi de mettre en place des nouveaux pipelines de production pour s'adapter à une édition en flux tendu. Proposer un chapitre en simultrad, cela implique un changement dans la manière de travailler pour les traducteurs, lettreurs, adaptateurs et correcteurs. Cela laisse aussi moins de temps pour rattraper d'éventuelles erreurs", explique un éditeur. 

" C'est au premier trimestre 2021 que Shueisha a contacté à nouveau les éditeurs francophones pour leur annoncer l'arrivée prochaine de la plateforme Manga Plus dans l'Hexagone. À ce moment les esprits avaient changé et la majorité des éditeurs se sont montrés bien plus coopératifs. Autant éviter de se retrouver avec des traductions et lettrages différents", raconte un éditeur. " La Shueisha n'a pas vocation à se positionner comme éditeur et donc à produire elle-même des versions localisées de leurs mangas,"  renchérit un autre éditeur, laissant par la même entendre que seules des séries licenciées en France devraient être disponibles sur le service, à l'instar des autres versions internationales où Dandadan était disponible en espagnol avant d'être diffusé en anglais.

La partie éditoriale est pilotée par les équipes de Manga Plus. Certains éditeurs ont proposé des titres, d'autres ont reçu des demandes explicites, toutes ne concernant pour l'instant que des séries phares en cours de publication, même si l'éditeur nippon s'est montré ouvert à accueillir des séries de fond de catalogue dans un second temps. " Le poids du travail supplémentaire dépend du nombre de séries à fournir en simultrad, pour l'instant il nous apparaît difficile de viser trop de séries en même temps ", explique un expert. " De même pour les séries de fond de catalogue, il y a un travail d'édition à revoir, découper les tomes en chapitres et préparer les exports aux formats adéquats pour la plateforme ", conclut un autre. " Tout au long des nombreuses discussions autour de ce service, la Shueisha a toujours eu à coeur de mettre en place un système qui satisfasse tous les intervenants. Ils auraient pu imposer leur vision mais ils ont préféré prendre le temps de respecter leurs interlocuteurs, c'est très appréciable ", se remémore un éditeur.

Enfin, l'éditeur nippon partagera avec ses contractants francophones les stats de lectures sur sa plateforme. Accords de confidentialité oblige, aucune information ne filtre sur les éventuelles contreparties financières pour cette mise à disposition gratuite des scans de mangas.

Une nouvelle gymnastique de production

En simultrad le plus difficile c'est l'adaptation [...] nous n'aurons pas la possibilité de vérifier ce qu'il se passe par la suite.

Traducteurs, adaptateurs, lettreurs, correcteurs… Toute la chaîne de production est sollicitée pour s'adapter aux contraintes de la traduction simultanée. Certains éditeurs ont même recruté pour éviter que ces publications en simultané n'impactent le reste de la production. Fédoua Lamodière, traductrice-adaptatrice de mangas, raconte ce qui change pour elle avec ce nouveau paradigme.

" C'est assurément moins confortable de faire du simultrad que de traduire un tome relié, pour plusieurs raisons. Tout d'abord le rythme de traduction très soutenu, il faut rendre un chapitre en moins de 24h, mais ça n'est pas le plus difficile. En effet, je traduis déjà les UQ Holder! ou les Card Captor Sakura pour les éditions Pika en 24h. Ce qui est le plus difficile, c'est l'adaptation. En japonais, il n'y a par exemple pas la même notion de genre qu'en français, du coup il peut arriver que l'histoire parle d'un personnage sans que l'on sache son genre. Il m'est arrivé, dans certains titres, de feuilleter les chapitres suivants pour vérifier le genre d'un personnage. Bon, au final, c'était une entité asexuée (rires), mais en simultrad nous n'aurons pas la possibilité de vérifier ce qu'il se passe par la suite. On risque de devoir faire un choix à l'aveugle à moins que l'éditeur japonais ne nous fournisse une bible ou un canal d'échange spécifique.

En ce qui concerne les droits d'auteurs, je ne sais pas encore comment je vais être rémunérée par rapport à Manga Plus. J'imagine que ce sera un peu comme ce que j'ai pour les simultrads dont je m'occupe depuis plusieurs années sur des titres Kodansha.  Certains éditeurs payent au chapitre, d'autre au volume relié quand je rends la traduction finale (corrigée ou non) pour la version en volume relié. On ne sait jamais si l'auteur a fait des modifications ou non pour la version en tankobon, alors il faut être très attentifs lors de la relecture. Sur les titres où je réalise une traduction en flux tendu, je touche chez certains éditeurs un bonus pour les contraintes horaires, et un pourcentage de droits d'auteurs selon les ventes. Manga Plus étant gratuit, il est logique que ça n'impacte pas les droits d'auteurs.

Travailler en pur numérique n'est pas vraiment une contrainte en soi, cela fatigue juste un peu plus les yeux par rapport au papier. On met aussi un peu plus de temps à traduire chapitre par chapitre, le temps de se mettre en phase avec le phrasé de l'auteur. Enfin, avec le simultrad il y a une problématique à laquelle on ne pense pas forcément: les mangakas prenant rarement des congés, il faut assurer un suivi lors de nos vacances".

Au niveau des attentes, les éditeurs sont unanimes : " Sur les séries en cours de publication, l'impact sera forcément positif, aussi bien dans la lutte contre les scans illégaux que dans la notoriété des séries. Cela ne mettra pas fin au piratage par magie, mais c'est un premier pas essentiel dans la bonne direction que de proposer une offre légale. Reste à voir si celà suivra ou non sur les ventes. "

Enfin, un professionnel du milieu explique: " Il y a un public très spécifique, hyperconnecté, qui lit les mangas en simultrad. Cela concerne la tranche d'âge lycéen à jeune adulte essentiellement. Ce public a bien compris qu'il y avait de nouvelles publications légales tous les dimanches de leurs séries préférées. Les jeunes lectrices et lecteurs en primaire ou au collège ne sont pas encore hyper connectés, ils ont tendance à lire plus volume par volume. De même pour le public plus adulte de quarantenaire qui n'ont pas forcément le temps de lire le jour de la sortie d'un chapitre. "

David Hernando Serrano, le directeur éditorial de Planeta Cómic, revient sur l'impact de Manga Plus en espagnol avec plusieurs années de recul. " On s'attendait à ce que les scans pirate diminuent un peu, mais aussi à ce que les titres de la Shueisha gagnent en popularité. Comme les mangas explosent dans l'Europe entière pour de nombreuses raisons, il est difficile de quantifier l'impact de Manga Plus sur cet essor. Cependant, il y a clairement eu une conquête de lecteurs qui sont passés des scans illégaux à une offre légale et de qualité. L'effet que l'on n'avait pas anticipé avec l'arrivée de Manga Plus, c'est que la découverte des nouveaux titres de la Shueisha a été facilitée aussi bien auprès des lecteurs que des éditeurs. Les lecteurs réclament ces titres dès qu'ils les découvrent - en conséquence on licencie les mangas plus vite que jamais grâce à Manga Plus", explique l'éditeur espagnol.

Une chose est sûre, l'avenir de Manga Plus semble radieux et les lecteurs français, avides de mangas, seront ravis de contribuer au succès de la plateforme. Les Français anglophones représentent la 15e communauté sur le site web, près de 2,32% des lecteurs - un échantillon de plus de 200.000 lecteurs uniques par mois (source : similarweb.com). Un lectorat qui a connu une croissance de 5% depuis mars 2020 et qui risque d'exploser avec l'arrivée de texte dans sa langue maternelle. " Je prédis que le volume de lecteurs francophone va doubler d'ici la fin de l'année ", anticipe un éditeur.