Vers un nouvel âge d'or du tokusatsu ?
"Moitié homme, moitié robot. Le plus valeureux des héros. Bioman"… A peine le nom de Bioman, San Ku Kai ou X-Or prononcé, les quadras et les quinquas reprennent à tue-tête les génériques de ces séries japonaises iconiques. Toutes appartiennent au genre nippon du " tokusatsu " - un terme signifiant " effets spéciaux " et qui désigne de manière générale les productions vidéo qui ont recours à un certain type d'effets spéciaux, très souvent à l'aide de maquettes et de costumes pour simuler le gigantisme d'acteurs humains, déguisé en héros ou en monstres à l'instar de Godzilla. Avec le lancement de la chaîne YouTube Toei tokusatsu World Official en avril 2020, la société de production Toei a frappé un grand coup: en moins de deux ans, la chaîne a engrangé 38 millions de vues et plus de 340 000 abonnés.

Pour les administrateurs du compte twitter Tokusatsu France Culture Marvin Ringard (aussi fondateur du Discord de la Culture tokusatsu et de la chaîne Toku Hill Zone) et Vincent Marcantognini (traducteur et interprète de japonais) les bases du genre tokusatsu (effets spéciaux, maquettes et monstres géants) ont été posées en 1954 avec le film Godzilla. Ce dernier a par la suite évolué au fur et à mesure des années pour se transformer en plusieurs sous-catégories : henshin (héros costumé comme San Ku Kai), Metal Hero (héros en armure métallique comme X-Or), Super Sentai (équipe de héros, souvent une couleur par héros, comme Bioman). On donne à Eiji Tsuburaya, le roi des effets spéciaux, le surnom de "père du tokusatsu" tant son apport au genre à été marquant aussi bien sur Godzilla, Ultra Q (l'équivalent japonais de la 4e dimension) et surtout Ultraman.
La première saga qui arrive officiellement en France c'est San Ku Kai en 1979. Qui est une série spin-off du film les évadés de l'espace. Le show débarque sur Antenne 2 et a un réel succès, qui va de pair avec Goldorak et la première vague de la pop culture nippone. La porte est ouverte pour importer plus de licences. Mais pour les deux experts, le genre explose réellement en France avec l'arrivée de X-Or et de Bioman, deux séries qui ont marqué toute une génération grâce à leur approche moderne du genre avec pléthore de scènes d'actions, des organisation maléfiques et surtout des enfants toujours impliqués dans les scénarios (pour créer de l'empathie avec les jeunes spectateurs).
" Au Japon, Gavan (X-Or) c'était le renouveau du super héros. C'est la série qui a lancé la catégorie des Metal Hero alors que le genre commençait à perdre de l'élan. C'est aussi le début d'une nouvelle tendance, des séries longues - d'une cinquantaine d'épisodes - avec une trame narrative de fond, et pas juste des épisodes isolés." ajoute Marvin Ringard.
Toei les rois incontestés du tokusatsu

Alors qu'au début des années 80 les productions du genre sont en baisse, le studio Toei continue de miser sur ce format auquel il croit énormément. En effet, dès 1971 avec la création Kamen Rider, il décide de sortir du schéma normé que proposait Ultraman : un héros qui devient géant pour combattre des monstres tout aussi gigantesque, filmés dans un décors rempli de maquettes. Les Metal Hero, les Super Sentai, une structure narrative plus riche et complexe, et surtout des personnages iconiques qui marquent les spectateurs. À l'origine de cette hégémonie, une collaboration avec le mangaka Shotaro Ishinomori (disciple de Tezuka) qui est mandaté par le studio pour imaginer des nouveaux héros. Il est à l'origine de Kamen Rider mais aussi de bien d'autres héros.
Pour Vincent Marcantognini, en France " Toei sont les rois incontestés grâce à leurs ventes de licences en package à AB production, couplant les animations et les tokusatsu". Bioman, diffusé pour la première fois sur Canal+ finit très vite dans le giron du groupe AB et fait les belles heures du Club Dorothée, dès lors tous les ans un nouveau Super Sentai était diffusé en France. Le groupe AB rachètera même les droits de diffusion des séries de Metal Hero que gérait IDDH.
L'an 2000 et le retour en force de Kamen Rider
Contrairement au Super Sentai qui n'a connu aucun hiatus depuis 1975, Kamen Rider a connu plusieurs interruptions de diffusion. " Depuis 2000 la saga est revenue plus forte que jamais" explique Vincent Marcantognini, cette période correspond avec le dernier projet conçu par Ishinomori : Kamen Rider Kuuga. Ceci à l'occasion des 30 ans de la licence, mais malheureusement le mangaka est décédé avant de voir cette nouvelle série voir le jour. Pour les deux experts, Kamen Rider Kuuga est une série résolument adulte, très proche de ce qui se faisait à l'époque en drama et cible un public très large. Elle plaît à tout le monde, d'aucun pour le côté enquête policière, d'aucun pour les super héros, d'aucun pour les thématiques sociétales très matures. On y voit, par exemple, le traumatisme des attentats de la secte Aum avec des méchants qui tuent sans discernement les citoyens. Après 11 ans d'absence, Kamen Rider revient en fanfare et ne quitte plus les petits et grands écrans. Kamen Rider Agito et les séries suivantes surfent sur cette lancée.
Pour Marvin Ringard " ce n'était pas un simple retour. Kamen Rider a su se renouveler aussi bien sur son esthétique que ses thèmes". En effet, depuis 2000 Kamen Rider est un véritable laboratoire pour les producteurs qui varient, avec succès, les formules. Très loin des Super Sentai qui restent incroyablement formatés. Une autre manière de mesurer la popularité de la saga est d'observer les ventes des figurines chez Bandai où la gamme Figuarts de Kamen Rider explosent les ventes d'Ultraman, et même des Super Sentai.
L'arrivée de la chaîne Youtube à rendu les fans extatique :

L'animation japonaise n'a plus rien à prouver mais pour le tokusatsu, il reste du chemin pour populariser le genre auprès du grand public. Et ce premier pas, essentiel pour rendre accessible légalement les oeuvres à ravit les fans. " On était extatiques avec l'arrivée de la chaîne YouTube. Quand on est fan de tokusatsu en France c'est très dur de faire vivre cette passion légalement. Les grandes franchises n'arrivent pas en France. ", explique le fondateur du Discord de la Culture tokusatsu.
" Quand on voit que la France est le second pays où Kamen Rider est disponible sur la chaîne YouTube Toei tokusatsu World Official celà nous remplit d'optimisme pour l'avenir. D'autant plus que les grands médias et les studios se sont rendu compte qu'ils pouvaient capitaliser sur la marque Anno Hideaki grâce à l'impact mondial d'Evangelion: 3.0+1.0 Thrice Upon a Time, ajoute Vincent Marcantognini.
Shinichiro Shirakura, la légende du tokusatsu, producteur en chef et responsable du planning pour les séries Kamen Rider et Super Sentai, a accepté de répondre aux questions de LInternaute.com pour raconter cette nouvelle incursion du tokusatsu dans la pop culture mondiale.
Pourquoi avoir lancé la chaîne Youtube Toei tokusatsu World Official ?
Nous l'avons lancé afin de faire connaître au monde entier les œuvres et la culture tokusatsu. Pour plus d'informations, je vous invite à lire le communiqué de presse de la Toei.
Avez-vous été surpris par le nombre d'abonnés Occidentaux ?
En effet, le nombre est plus élevé que celui de nos prévisions.
I believe theres no fanbase of Kamen Rider in the west practically.
— Shin-ichiro SHIRAKURA (@cron204) October 14, 2018
Sur Twitter vous aviez déclaré qu'il n'y avait pas de base de fans de Kamen Rider en Occident. Pourquoi est-ce maintenant un bon moment pour construire cette base de fans ?
Car nous pouvons maintenant recourir à des services de diffusion respectueux des auteurs, tel que YouTube.
Le tokusatsu cesse d'en être lorsque le niveau de réalisme empêche de discerner les trucages à l'écran
En France, le terme tokusatsu est encore assez vague. Quelle est votre définition ? Et quelle est l'essence du tokusatsu pour vous ?
Je vais m'attarder sur cette question car elle est importante.
Bien que le mot " tokusatsu " puisse être traduit par " effets spéciaux ", ce mot ne désigne pas tant la technique nécessaire à la création de ces derniers que l'état d'esprit qui permet de les réaliser. Le tokusatsu perpétue une vision propre à Tsuburaya Eiji (créateur du héros géant Ultraman), qui voulait créer des œuvres appréciables indépendamment des scènes à effets spéciaux (et ce, alors qu'elles en font partie intégrante).
Le problème de cette vision est qu'elle amène son lot de contradictions. Les artistes du genre, dont Tsuburaya Eiji, ont toujours cherché à créer des images réalistes, qu'on ne pouvait différencier de celles sans effets spéciaux. Cependant, bien que son objectif premier soit de dissimuler le travail de ses créateurs, le tokusatsu cesse d'en être lorsque le niveau de réalisme empêche de discerner les trucages à l'écran, ou lorsque ces derniers sont tellement intégrés à l'œuvre qu'on ne peut plus les en retirer.
Pour étayer mon propos, je voudrais comparer avec ce qui se passe de l'autre côté du Pacifique. Aux États-Unis, on crée des " super héros " alors qu'au Japon, on crée des " héros tokusatsu ".
Cela se remarque particulièrement avec les scènes de transformation, propres aux héros japonais. On explique souvent que cette particularité vient des trucages scéniques du kabuki, et il est vrai qu'on peut voir dans ce théâtre les prémisses du tokusatsu. On pourrait donc qualifier de " héros tokusatsu " tout héros avec lequel il est possible de tracer une ligne claire entre les scènes pré et post-transformations.
Partant de ce constat, prenons la série L'Incroyable Hulk de 1977. Elle ne recourt pas à des trucages visuels pour représenter le colosse, tout simplement incarné par Lou Ferrigno peinturluré de vert sur le corps. De plus, le passage de Bill Bixby à Lou Ferrigno étant représenté clairement à l'écran, on pourrait qualifier cette version de Hulk de " héros tokusatsu ". À l'opposé, des séries japonaises comme Ganbare Robocon (1974), qui ne sont constituées que de scènes avec costumes ou maquettes, sont difficiles à catégoriser comme tokusatsu à proprement parler.
Cette tendance à séparer les scènes à effets spéciaux du reste de l'œuvre est propre à cette culture : elle en est sa marque de fabrique la plus caractéristique mais constitue en même temps sa plus grande limite.
Comment les progrès technologiques surtout dans le domaine des effets spéciaux impact les tokusatsu qui sont basés sur un style d'effets spéciaux comme vous le mentionnez ?
C'est un véritable casse-tête : d'un côté, le numérique évolue alors que de l'autre, les spécialistes des effets analogiques sont de moins en moins nombreux.
Est-ce qu'il y a une technologie avec laquelle vous avez hâte de jouer ?
J'ai hâte de voir ce que nous réservent le développement de l'IA et les technologies de télémétrie appliquées aux effets spéciaux (comme le LIDAR). Je rêve d'un avenir où il serait possible de créer librement, détaché de toutes contraintes physiques.
Quel est le rôle de Kamen Rider au sein du genre tokusatsu ?
Pendant très longtemps, Ultraman et les films de kaijûs étaient les représentants du genre tokusatsu. Cependant, je crois que depuis quelques années, ce rôle revient à Kamen Rider.

Shocker, l'organisation diabolique célèbre cette année son cinquantenaire en fanfare. C'est assez rare de voir une célébration d'anniversaire de " méchants". Pourquoi Shocker est aussi populaire ?
Sûrement car les hommes de main de Shocker sont attachants, avec leurs airs doux et mignons. Bien sûr, il ne s'agit probablement pas des premières intentions des créateurs de l'époque, qui voulaient en faire des personnages anonymes, à l'instar de PNJ dans un jeu vidéo.
Le manga est un ambassadeur privilégié pour la culture japonaise dans le monde entier. Avec l'émergence d'une nouvelle vague de hit comme Kaiju n°8 et Go, Go, Loser Ranger! Pensez- vous que la notoriété du tokusatsu va profiter de cette vague ?
Étant donné que les mangas donnent beaucoup d'importance au texte, à travers les dialogues et la narration, je ne pense pas qu'ils s'accordent bien au tokusatsu (les kaijûs ne parlent pas, par exemple).
Est-ce que vous pensez que la publication du manga Kamen Rider Kuuga aux USA va aider à populariser le tokusatsu ? En France, l'éditeur Isan Manga, a publié le manga original de Monsieur Ishinomori et à annoncé la sortie d'Amazon…
J'espère que cela aidera au tokusatsu d'être plus connu.
En 2023 les Power Ranger reviennent au cinéma avec Mighty Morphin Power Rangers, est-ce que vous pensez que ce film aura un impact sur les performances du film Shin Kamen Rider ?
Je ne pense pas que Kamen Rider et Power Rangers soient assez liés pour que ces derniers aient un impact sur Shin Kamen Rider.
En parlant des Power Ranger, la licence est passée de chez Saban à Hasbro. Que pensez-vous de ce changement de partenaire ?
Avec Transformers, Hasbro a réussi à lier respect de l'œuvre originale à développement international. C'est un partenaire en qui nous avons confiance.
Avez vous un scoop quant à la sortie de Shin Kamen Rider dans les cinémas en France ?
Nous y réfléchissons.
Il est assez commun de dire que les Super Sentai ciblent les enfants de la maternelle au primaire alors que Kamen Rider lui est pour un public plus âgé et plus large du collégiens aux jeunes adultes. Quel public ciblez-vous à l'international avec Kamen Rider ?
Il est vrai que nous ciblons un public un peu plus âgé pour Kamen Rider. Il semblerait qu'aux États-Unis, le nombre d'adultes pouvant apprécier ces œuvres soit limité. Je ne sais pas ce qu'il en des autres pays, mais les Français sont réputés pour être assez matures culturellement peu importe l'âge. Ceci permettrait à la licence de viser tous les publics.
Chaque semaine, vous publiez deux nouveaux épisodes de Kamen Rider avec des sous-titres français sur votre chaîne YouTube. Comment choisissez-vous ces épisodes ?
Nous mettrons en ligne deux épisodes de chaque série Shôwa et Heisei, dans l'ordre chronologique afin de présenter aux spectateurs l'évolution de la licence. C'est un univers qui s'est construit grâce à tous ses épisodes.
Est-ce que vous comptez ouvrir le service de SVOD https://tokusatsu-fc.jp/ à l'international ? Ou de diffuser Kamen Rider sur Netflix ou autre plateforme ?
Nous y réfléchissons.
Vous souhaitez développer un Kamen Rider Cinematic Universe aussi connu à travers le monde que le MCU. Combien d'étapes avez-vous prévu pour conquérir le monde ?
La première étape consiste à faire de Shin Kamen Rider un succès.

Le Spider-Man de Toei fait dorénavant parti du Spiderverse. Est-ce que vous pensez que Spider-Man pourrait revenir dans l'univers des tokusatsu de Toei ?
Depuis la première série jusqu'à Shin Kamen Rider, le héros sauterelle a toujours combattu un homme-araignée. Dans la série actuelle, Kamen Rider Revice, Kamen Rider Demons possède une forme appelée Spider Genome. D'une certaine façon, le " Man of Spider " a toujours fait partie intégrante de l'univers tokusatsu de la Toei. (rires)
Kamen Rider Black Sun, sous la réalisation de Shiraishi Kazuya est annoncé comme une série très sombre. Comme le Dark Knight de Nolan. Est-ce que vous souhaitez faire un old man Kamen Rider ?
Black Sun est notre Old Man Logan.
Hidetoshi Nishijima, l'acteur principal de Black Sun a explosé à l'international grâce à Drive my car. Pensez-vous sortir le film à l'international du coup ?
Nous y réfléchissons.
Les tokusatsu ont des budgets inférieurs aux productions Marvel, c'est l'une des raisons pour embaucher des acteurs débutants. Sans contraintes de budget quel rôle donneriez-vous à Robert Downey Junior ?
Concernant Robert Downey Junior, j'aimerais lui donner le rôle d'un PDG d'une grande entreprise revêtant une armure de combat. (rires)
Est-ce que vous ferez appel à Hiroshi Abe un jour ?
Hiroshi Abe s'est déjà transformé en habitant de la Rome antique. Je le vois mal se transformer à nouveau.
Quelle série de Kamen Rider conseillez- vous à un novice ?
Toutes, mais pourquoi ne pas commencer par Kamen Rider Decade ? Elle donne un bon aperçu de la franchise.
Est-ce que vous pensez qu'il serait pertinent d'ouvrir la création de séries Kamen Riders à l'étranger ?
Je ne cache pas que je serais intéressé de voir comment les créateurs non-japonais aborderaient cette question de la " transformation ", car il s'agit d'un débat éternel. Quand Kamen Rider se transforme, s'agit-il d'une métamorphose ou d'un changement de tenue ?
En 2002, la première femme Rider apparaissait dans Kamen Rider Ryuki. Depuis 2019 et Shin Kamen Rider 01, il y a une héroïne dans chaque nouvelle série de Rider. Mais à quand un premier rôle féminin en série ou en film ?
C'est en projet, mais rien n'est concrétisé.
Pour toucher une cible internationale, vous privilégiez les séries ou les films ?
Les séries sont plus importantes. La force des productions Toei tient dans le fait qu'elles sont réalisées toutes les semaines, sans interruption.
Le succès de Kamen Rider (mais aussi des Super Sentai) s'appuie énormément sur le merchandising et les ventes de jouets. Si la franchise perce en France, peut-on s'attendre à l'arrivée de jouets sur le territoire ?
Nous serions heureux de voir les jouets appréciés en tant que tels, évidemment, mais nous espérons surtout un merchandising prospère grâce à l'amour porté aux œuvres.
Interview traduite par Vincent Marcantognini.